59 DOSSIER THÉM ATIQUE Bauchau, Reverchon, Jouve : la Suisse intérieure entre m

59 DOSSIER THÉM ATIQUE Bauchau, Reverchon, Jouve : la Suisse intérieure entre mémoire et divination C’est ainsi quand le nerf optique se déchire, que dans l’atmosphère immobile tout devient blanc, comme la neige sur les Alpes.97 N’est-ce pas retirer à l’univers de la mémoire une part de puissance que de la déchiffrer ?98 Travailler sur Pierre Jean Jouve (1887-1976) implique de rencontrer Henry Bauchau tout d’abord comme témoin. L’auteur de La Grande Muraille. Journal de La Déchirure donne des renseignements sur deux aspects de l’œuvre de Jouve iné- galement documentés : le premier est l’influence sur son œuvre de son épouse, la psychanalyste d’origine genevoise, Blanche Reverchon (1879-1974), dont Bauchau fut le patient entre 1947 et 1951. Comme on ne sait que très peu de choses de Blanche, ce témoignage est infiniment précieux. Le second aspect relève de la fas- cination profonde de Jouve pour les paysages de la Suisse, en particulier le Tessin et l’Engadine. Bauchau partagea ce plaisir des Alpes à partir de 1953, alors qu’il s’est lui-même installé en Suisse et que des liens d’amitié l’unissent désormais au couple. Mais si Bauchau insiste sur le rôle que jouent la Suisse et Blanche dans l’écriture de Jouve, il le fait en affirmant simultanément dans son œuvre, donc comme écri- vain cette fois, le rôle qu’ils jouent aussi dans sa propre écriture. 97 W.G. Sebald, D’après nature, traduit par Patrick Charbonneau et Sybille Muller, Arles, Actes Sud, 2007, p. 32. 98 « Il m’a semblé que tout ce qui est, dans ce livre, récit proprement dit, c’est-à-dire tout ce qui décrit, avec simplicité, l’événement présent, la mort de la mère, a beaucoup de force, et un pathétique sans emphase ; alors que le traitement imposé aux souvenirs par la psychanalyse qui, nécessairement, les classe, les interprète, nuit un peu à leur efficacité affective. […] N’est-ce pas retirer à l’univers de la mémoire une part de puissance que de la déchiffrer ? L’art n’a-t-il pas d’autres exigences, peut-être, que l’hygiène spirituelle ? » Philippe Jaccottet, « La Déchirure, d’Henry Bauchau », dans Nouvelle Revue de Lausanne, 28 juillet 1966 ; repris dans Écriture 61, printemps 2003, p. 89. Sur ce texte qui critique l’influence de la psychanalyse et de Jouve sur l’œuvre de Bauchau, voir dans le présent volume Daniel Maggetti : « Une réception discrète et attentive : Henry Bauchau dans les journaux romands (1958-1975) ». 60 Rev ue internationale Henr y Bauchau. L’écrit ure à l’écoute – n° 3 – 2010 Odile Bombarde a montré de manière convaincante, à l’aide d’exemples pro- bants, comment Jouve et Bauchau ont hérité des « conceptions psychanalytiques de Blanche », ces dernières étant probablement « le résultat composite de sa lecture de Freud, de son expérience clinique, et d’une élaboration personnelle, […] mais avec une inventivité et une liberté qui n’étaient possibles qu’à une époque où la psychanalyse était en voie de constitution »99. Dans les années 1920-1930, lorsque Blanche découvre la psychanalyse, c’est en Suisse que cette dernière est en train de se constituer comme référence institutionnelle et médicale. La Suisse est le premier pays informé de la méthode freudienne et le premier site de sa réception hors de son berceau d’origine, la Vienne du début du siècle. La question linguistique est bien entendu déterminante, mais à cela s’ajoute le fait que les institutions psychia- triques suisses ne sont pas alors sous la domination d’une figure dont la postérité est aussi influente que celle de Charcot. C’est donc en Suisse, dans les années 1920, alors qu’elle y enseigne la psychiatrie, que Blanche, dont le père genevois est médecin psychiatre, découvre la psychanalyse. Ce paysage historique n’est pas sans incidence sur sa conception du paysage intérieur qu’arpente avec son patient l’analyste. Blanche appartient à une école suisse100 qui transmet en premier lieu, par ses traductions, ses théories et ses pra- tiques, l’un des points fondamentaux de la méthodologie freudienne : le récit de cas. Le récit de cas, ou « histoire d’un sujet »101 pour reprendre l’expression de Régis Lefort à propos de Bauchau, fondamental chez ce dernier comme chez Jouve, désigne tout autant la narration d’une aventure intérieure que la description d’un paysage intérieur : c’est un récit de signes et de symptômes, traces qui donnent à lire le passé. Or, les paysages de la Suisse offrent à ces auteurs des espaces privilégiés de projection de leur paysage intérieur. Autrement dit, la Suisse, paysage par excel- lence du sublime, de l’élévation dans la profondeur, favorise la sublimation, c’est- à-dire la transposition d’une pulsion en un sentiment supérieur. L’Engadine, avec 99 Odile Bombarde, « La voix de Blanche », dans Yves Bonnefoy (textes réunis par), Jouve poète, roman- cier, critique, Colloque de la Fondation Hugot du Collège de France, Paris, Lachenal et Ritter, 1995, coll. « Pleine Marge », p. 184. Voir aussi Myriam Watthee-Delmotte, « Henry Bauchau dans la postérité jouvienne : la trace blanche », dans Relectures de Pierre Jean Jouve, Nu(e), n° 30 (2), 2004, pp. 139-145 ; Myriam Watthee-Delmotte et Jacques Poirier (dir.), Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau. Les Voix de l’altérité, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2006 ; Béatrice Bonhomme, « La présence mythique de Blanche dans la création d’Henry Bauchau », dans Henry Bauchau, Nu(e), n° 35, 2007, pp. 187-197. On trouvera aussi des points de synthèse réalisés par Régis Lefort, Laurianne Sable et Jean-Paul Louis- Lambert sur le site Jouve : http://www.pierrejeanjouve.org/Jouve-Notes_eparses/Jouve-Notes_eparses- Regis_Lefort-Blanche_chez_Bauchau.html 100 Sur la différence entre la réception littéraire de la psychanalyse chez Jouve et André Breton, cette influence de Blanche et la Suisse est déterminante. Jouve, qui ne se lasse pas de critiquer le surréa- lisme, publie son roman Vagadu, inspiré d’un récit de cas, en 1931. C’est l’ouvrage le plus explicite- ment influencé par Freud et son Interprétation des rêves, traduit en français en 1925 seulement. En 1932 paraît l’ouvrage de Breton sur les rêves, Les Vases communicants. Sur ces questions, voir Muriel Pic, Le Désir monstre. Poétique de Pierre Jean Jouve, Paris, Le Félin, 2006, pp. 161-217. 101 Régis Lefort, L’Originel dans l’œuvre d’Henry Bauchau, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 27. 61 DOSSIER THÉM ATIQUE ses frontières linguistiques alliant le Nord et le Sud, ses espaces de sommets et de gouffres, exalte la perception et l’élan spirituel. Ses neiges se font pages, ses glaciers miroirs, « tout est machiné »102 à la perfection et stimule l’inspiration. Dans l’écriture, le génie du lieu devient puissance oraculaire de la littérature. À travers les paysages de la Suisse, l’intériorité n’est plus seulement l’espace de déchiffre- ment d’un passé mais également celui d’un avenir. Ce paradoxe temporel noue, chez ces deux auteurs, psychanalyse, littérature et divination, et interroge le rap- port archaïque de l’écriture à la trace. Paysage intérieur et paysage historique de la psychanalyse : Freud en Suisse. C’est Blanche qui va ancrer dans la vie de Jouve la Suisse, pays où se déroule deux de ses principaux récits : Le Monde désert (1927) et Dans les années profondes (1935). C’est le pays qui accueille les Jouve pendant la Seconde Guerre mondiale, séjour durant lequel le poète participe à la fondation de la revue Lettres et ren- contre Jean Starobinski, qui sera par la suite exécuteur testamentaire de son œuvre dont il réalise en 1987, au Mercure de France, une partie des œuvres complètes. Cet ancrage suisse des Jouve est continu, car ils s’y rendent chaque été dès leur mariage en 1924. En 1926, ils voyagent dans le Tessin, ce « pays presque trop aimé »103, et séjournent à Carona entre les bras du lac de Lugano. Dans la même région, le village frontalier d’Indemini donne son patronyme au personnage mas- culin du premier volet d’Aventure de Catherine Crachat de 1928. Puis, les Jouve se rendent très fréquemment en Engadine, lieu où, après la guerre, ils rencontre- ront régulièrement Bauchau, lui-même domicilié à Gstaad dans l’Oberland bernois depuis 1951. Si Blanche ancre la Suisse dans la vie et l’œuvre de Jouve, elle est également à l’origine de ce que Jouve nomme sa « conversion », qui l’entraînera à renier toute son œuvre antérieure à 1924. Il la situe au cœur de « la crise de 1922-1925 » provoquée par sa rencontre avec Blanche en Italie et entraînant son divorce d’avec Andrée Charpentier. Il s’en explique dans En miroir. Journal sans date publié en 1954 : « C’est à Florence, où j’étais de retour en 1921, que je sentis pour la première fois le sol trembler sous moi. […] Je rencontrais à ce moment précis celle qui intervenait, semblait-il, pour m’appeler et me nommer, B. et moi nous fîmes ensemble le signe d’une entente passionnée. »104 Jouve réfère sa conversion au sacré – il s’agit d’une 102 Henry Bauchau, Sur Pierre Jean Jouve. Sur Blanche Jouve [en ligne], Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1993. Disponible sur : www.arllfb.be, p. 4. Bauchau rapporte là les propos de Jouve. 103 Pierre Jean Jouve, Lettres à Jean Paulhan 1925-1961, éd. Muriel Pic, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2006, p. 81. 104 uploads/Litterature/ 17123-texte-de-l-x27-article-30833-1-10-20190116.pdf

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