4 0123 Vendredi 3 novembre 2006 « ÔTE-MOI D’UN DOUTE… » L’énigme Corneille-Moli

4 0123 Vendredi 3 novembre 2006 « ÔTE-MOI D’UN DOUTE… » L’énigme Corneille-Molière, de Jean-Paul Goujoun et Jean-Jacques Lefrère Quel doute, quelle énigme ? Toujours le même soupçon, bien connu des spécialistes du XVII esiècle, lesquels, en général, l’écartent : Corneille aurait écrit tout ou partie des grandes comédies de Molière. Soupçon alimenté par deux faits : Corneille et Molière ont effectivement collaboré sur une pièce, Psyché ; la disparité esthétique et qualitative est extrême entre les pièces farcesques de Molière, telle Le Cocu imaginaire, et une comédie savante comme Les Précieuses ridicules, dont la première eut lieu quelques mois plus tôt. Pierre Louÿs soutient que « toutes les grandes comédies de Molière sont écrites en deux langages par deux hommes que rien ne rapproche », sa thèse est donc celle d’une collaboration entre les deux hommes de théâtre. Comme il n’existe aucun manuscrit qui permette d’étayer cette thèse, elle fait l’objet d’un conflit, qui ressurgit périodiquement : c’est une des particularités françaises. Le mérite de l’ouvrage de Jean-Paul Goujoun et Jean-Jacques Lefrère (deux biographes qui n’ont pas d’attaches spécialisées avec le XVII e) est de présenter toutes les pièces du dossier, notamment celui, en partie inédit, de Pierre Louÿs, et de ne conclure que par l’expression d’un doute raisonnable. Le public que ce livre vise, celui des curieux de la chose littéraire, suivra-t-il ? La tentation est grande de lever les épaules comme dans le cas de Shakespeare, cette particularité anglaise. M. Ct. Fayard, 512 p., 26 ¤. LETTRES À SA FEMME 1914-1917, d’Henri Barbusse Henri Barbusse (1873-1935) est l’un des plus importants témoins littéraires de la Grande Guerre. Le Feu, qui est une pièce maîtresse de cette littérature de guerre, paraît en 1916, d’abord en feuilleton puis en volume et obtient le prix Goncourt. Barbusse est au front : âgé de 41 ans, il s’est engagé ; il sera réformé en 1917, mais ne cessera de militer au sein du mouvement pacifiste puis (à partir de 1923) au Parti communiste. D’abord publiée en 1937, cette correspondance tendre et émouvante adressée à sa femme – Hélyonne, fille cadette du poète Catulle Mendès – forme un utile contrepoint à l’œuvre romanesque et constitue surtout un témoignage important sur la guerre et ses alentours. Auprès des poilus, Barbusse est avec « ces êtres qui, comme ceux du Feu, ont fait la Grande Guerre avec leurs mains et sont les prolétaires des batailles ». P. K. Buchet-Chastel, Préface de Frédéric Rousseau, 374 p., 19 ¤ Ce volume inaugure une nouvelle collection, « Domaine public », dirigée par Xavier Houssin. Paraissent en même temps des nouvelles de Paul Bourget, préfacées par Thomas Loué, Voyageuses. Bourget (1852-1935) y manifeste un bel art de la chose vue, de l’esquisse et de l’impression de voyage (312 p., 16 ¤). LE GRAND LARGE DU SOIR. Journal 1997-1998, de Julien Green Cet ultime volume du Journal de Julien Green devrait intéresser et émouvoir ses lecteurs les plus fidèles, ceux qui ont lu les quelque vingt volumes de cette œuvre, dispersée chez plusieurs éditeurs. Au « soir » de sa vie (il meurt en août 1998), le vieil homme se montre apaisé, serein, moins vindicatif en politique – mais pas non plus converti au gauchisme ! – qu’il le fut dans les décennies précédentes, plein de souvenirs anciens… « Un jour (…) en 1915, comme mon père et moi allions au Ritz où deux de mes sœurs soignaient les blessés… » P. K. Flammarion, postface de Jean-Eric Jourdan, 298 p., 19 ¤. Signalons également l’ouvrage collectif récent dirigé par Marie-France Canérot et Michèle Raclot, Julien Green, visages de l’altérité (éd. L’Harmattan, 330 p., 28 ¤). ACTEUR ET TÉMOIN, d’Henri Calet Henri Calet (1904-1956) éleva très haut l’art supposé mineur de la chronique, à la fois intimiste, vagabonde et ouverte avec générosité sur le monde et sur les gens. Les articles de ce recueil, publié posthumement en 1959, sont contemporains des grands livres de Calet, Le Tout sur le tout (1948) et Les Grandes Largeurs (1951). C’est un vrai et grand bonheur de lecture. P. K. Mercure de France, 232 p., 16,50 ¤ Les « Cahiers de la guerre », inestimable témoignage d’une œuvre en germe Duras, insoumise de grand style ZOOM Pierre Assouline, glaneur d’« éclats de biographies » Ces riens qui disent tout CAHIERS DE LA GUERRE ET AUTRES TEXTES de Marguerite Duras. Edition établie par Olivier Corpet et Sophie Bogaert, POL/Imec, 448 p., 22 ¤. L es Cahiers de la guerre de Mar- guerite Duras ont longtemps dor- mi dans le fouillis des armoires bleues de la chambre de l’écri- vain, à Neauphle-le-Château. Il y en avait quatre, tous remplis entre 1943 et 1949. Un trésor, et une merveille. Cahiers de guerre, cahiers d’enfance. Pour Duras, c’était tout un : « La guerre fait partie des souvenirs d’enfance, disait- elle, elle n’est pas à sa place dans le temps de ma vie, de ma mémoire, l’enfance débor- de sur la guerre, la guerre est un événe- ment qu’il faut subir pendant toute sa durée, de même l’enfance qui subit son état. Je vois la guerre sous les mêmes cou- leurs que mon enfance, note-t-elle. Voir, c’est le début d’écrire. » La guerre et l’enfance sont les objets premiers de tous les clichés. Il faut tou- te la puissance de rébellion, toute la vio- lence et la colère de Marguerite Duras pour leur faire rendre leur son véritable. A cinq cent mille lieues de l’esthétique politiquement correcte qui prévaut aujourd’hui. Quatre cahiers, donc, comme dans un conte. Car il y a beaucoup du conte ici, ne serait-ce que la manière dont les his- toires essentielles, le cœur de l’œuvre, sont maniées et remaniées, versions superposées d’une mélodie originelle. Le premier cahier est un cahier rose mar- bré. C’est le plus gros, 123 feuillets. Il s’ouvre sur un extraordinaire récit d’en- fance, où l’on trouve, mêlés inextricable- ment, les mots et les images d’Un barra- ge contre le Pacifique et ceux de L’Amant, les figures du Chinois, du petit frère, de la mère, et des crabes, de tout petits cra- bes noirs, couleur de la rizière. « On avait des barrages, les crabes nous les ont percés, dit Joseph. » Elle, la petite sœur, elle est injuriée et battue plus souvent qu’à son tour. Quand elle se demande pourquoi, les raisons la fuient. « J’étais antipathique et arrogante », conclut-elle. « Indifférente. Méchante. » Méchante, ce mot enfantin est sûrement celui qui revient le plus souvent. Avec une convic- tion bouleversante. Au début, Marguerite Duras se défend de tout projet littéraire. « Aucune autre raison ne me fait écrire sinon cet ins- tinct de déterrement. C’est très simple, si je ne les écris pas, je les oublierai peu à peu. » Mais dès la première phrase, la musique est là, pure, inoubliable. « Ce fut sur le bac qui se trouve entre Sadec et Saï que je rencontrai Léo pour la première fois. » La voix précise et le questionne- ment inlassable sont là. On écrit avec ce que l’on ne comprend pas. Duras interro- ge son enfance. Impitoyablement. C’est une enfance où l’on crie, où l’on rit. A l’occasion de la sortie des Cahiers, on a beaucoup parlé des coups, et de la pauvreté. Mais il faut aussi parler du rire. Les dernières pages du cahier rose marbré contiennent une première fic- tion tirée du récit de l’enfance : Margue- rite s’y appelle dorénavant Suzanne, sa mère exige qu’elle mange de l’échassier, elle est devenue un personnage de roman. Le petit frère se nomme Joseph, et l’amant Monsieur Jo. Mais les mots- clés sont constants. Monsieur Jo, qui s’appelait jusqu’ici Léo, a toujours son air d’espèce de fœtus. Suzanne est tou- jours aussi méchante. Son frère et sa mère la traitent comme d’habitude de grue. Elle est convaincue que l’argent fait le bonheur et décidée à le prouver. Son carrosse est la célèbre Morris Léon- Bollée de Monsieur Jo. Mais surtout, tout le monde se tient les côtes de rire en évoquant le barrage, la misère, le déses- poir de la mère. « C’est vrai qu’on est fous, dit Suzanne extatiquement. » Contre la foule Dans le cahier beige, le quatrième, qui vient après les deux cahiers de guerre où se trouve à l’état pur La Dou- leur, on trouve une scène de rire du même genre. Un jour, dit Duras, « ma mère vénérable, vénérée et terrible, dégrin- gola sous mes yeux toutes les marches de l’escalier du métro. Et je ris tout à coup d’un rire inextinguible. Et les gens de s’in- digner qu’un fille rie ainsi de sa mère. Et finalement ma mère qui avait du rire la même vertu que moi, rit à son tour avec moi, contre la foule. » Rire, contre la foule. Dire, contre la foule. Dire la méchanceté, la drôlerie, dire l’insoumission de M me Dodin, la concierge rebelle de la rue Saint-Benoît. Les cahiers font ressurgir une Margueri- te Duras insoumise radicale, en colère à tout jamais, et comme uploads/Litterature/ le-monde-03-11-2006 1 .pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager