Al‑Saraḫsī versus al‑Kaskarī – plus qu’une dispute religieuse, un événement phi

Al‑Saraḫsī versus al‑Kaskarī – plus qu’une dispute religieuse, un événement philosophique Réédition, traduction et commentaire du Maǧlis ḏikr Īliyā à la lumière des Rasāʾil Iḫwān al‑ṣafā Guillaume de Vaulx d’Arcy Résumé : La rencontre entre Aḥmad b. al‑Ṭayyib al‑Saraḫsī et Isrāʾīl al‑Kaskarī apparaît sous la forme d’une dispute interreligieuse classique légèrement caricaturale. Pourtant, la description des personnages en présence et la mise en rapport nouvelle des textes la manifeste comme un événement intellectuel de prime importance : derrière ces deux philosophes, ce sont les deux courants dominants de la pensée arabe, à savoir le pythagorisme vieillissant d’une part, et l’aristotélisme montant d’autre part, qui s’affrontent. Notre compréhension de ce texte repose sur notre hypothèse récente : al‑Saraḫsī serait l’auteur des Rasāʾil Iḫwān al‑Ṣafā. L’analyse de la controverse est l’occasion de mettre à l’épreuve et d’exploiter cette hypothèse historique décisive, et constitue ainsi une des premières étapes dans la réécriture de l’histoire philosophique du ixe siècle. Mots-clés : Aḥmad b. al‑Ṭayyib al‑Saraḫsī, Isrāʾīl al‑Kaskarī, al‑Kindī, controverse interreligieuse, Rasāʾil Iḫwān al‑Ṣafā, Épîtres des Frères en Pureté, Pythagorisme arabe, Aristotélisme arabe. Abstract: The meeting between Aḥmad b. al‑Ṭayyib al‑Saraḫsī and Isrāʾīl al‑Kaskarī seems to be nothing more than the umpteenth Christian Muslim dispute with its classical and exaggerated features. However, both the characters’ description and new intertextual operations reveal the scene to be a decisive intellectual event: behind both philosophers, we find the fight between the two main streams in Arabic history, precisely the aging Pythagoreanism and the rising Aristotelianism. Our interpretation of this text is based on our recent hypothesis of al‑Saraḫsī’s authorship on the Rasāʾil Iḫwān al‑Ṣafā. Then, the dispute’s analysis is an opportunity for testing and developing this very historical hypothesis and become one of the first steps in rewriting the philosophical history in the ninth century. Keywords: Aḥmad b. al‑Ṭayyib al‑Saraḫsī, Isrāʾīl al‑Kaskarī, al‑Kindī, Christian Muslim dispute, Rasāʾil Iḫwān al‑Ṣafā, Epistle of Brethren in Purity, Arabic Pythagoreanism, Arabic Aristotelianism. 276 Guillaume de Vaulx d’Arcy ملخص : إن لقاء أحمد بن الطيب السرخسي بإسرائيل الكسكري رغم أخذه شكل المجادلة الدينية ّ أنه قد يُعدّ حدثًا فكريًّا ذا أهمية قصوى إذا ما قُرِئ في ضوء ذات اإلطار النمطي الكالسيكي، إل سيرة الشخصيتين األساسيتين والدراسات المقارنة المصاحبة. حيث إن الفيلسوفين يمثالن تيارين غالبين في الفكر اإلسالمي وهما : المذهب الفيثاغورسي في أنفاسه األخيرة، وبدايات المذهب األرسطوطاليسي، وعليه فإن المجادلة تأخذ شكل صراعٍ فلسفي. يتأسس فهمنا لذاك النص على فرضيتنا التاريخية التي تقول بتأليف أحمد بن الطيب السرخسي لرسائل إخوان الصفا. وينبني على ذلك تفسير المجادلة وتحليلها، لكونها تمثل فرصة سانحة الختبار هذه الفرضية ولرؤية ثمارها التأويلية. فيعد هذا التفسير خطوة البدء في سبيل إعادة كتابة تاريخ فلسفة القرن الثالث الهجري/ التاسع الميالدي. الكلمات المحوريّة : أحمد بن الطيب السرخسي، إسرائيل الكسكري، الكندي، مجادلة دينية، رسائل إخوان الصفا، فيثاغورس، أرسطوطاليس. Al‑Saraḫsī versus al‑Kaskarī – plus qu’une dispute religieuse, un événement philosophique 277 Cet article propose la réédition de la polémique entre al‑Saraḫsī et al‑Kaskarī, travail précédemment effectué par Matti Moosa dont seule la traduction anglaise est encore disponible, ainsi que son éclairage par un commentaire linéaire 1. Nous avons repris le travail depuis le début, motivés par l’importance renouvelée du texte. En effet, nous avons proposé ailleurs l’hypothèse d’une rédaction des Épîtres des Frères en Pureté de la main d’Aḥmad b. al‑Ṭayyib al‑Saraḫsī 2. La réédition de sa polémique avec l’évêque al‑Kaskarī est l’occasion de mettre cette attribution à l’épreuve : l’association des deux textes éclaire‑t‑elle le sens de la polémique dont la facture est très elliptique, ainsi que la genèse des Épîtres dont on ne connaît jusqu’alors pas l’histoire ? Nous affirmons que le texte ne peut être compris qu’à la lumière des Épîtres des Frères en Pureté dont il éclaire certaines prises de positions, et constitue une rencontre philosophique de première importance, bien au‑delà de la simple polémique interreligieuse. Présentation et édition du texte Le manuscrit du texte se trouve dans la Bibliotheca Medicea Laurenziana sous la référence Arabic 299, folios 149b‑156a 3. Il appartient à un recueil intitulé Kitāb fī‑hi l‑šuḏūr al‑ḏahabiyya fī maḏhab al‑naṣrāniyya, faussement attribué à Yaḥyā b. ʿAdī. L’authenticité de la controverse a été établie non seulement par M. Moosa, mais aussi B. Roggema et surtout B. Holmberg qui consacre une part importante de son introduction dans l’édition de la Risāla fī taṯbīt waḥdāniyyat al‑Bārīʾ à l’identité d’al‑Kaskarī, entre celui de la polémique et celui de la Risāla 4. Il montre la cohérence tant lexicale que doctrinale entre les deux écrits. Ce qu’il a fait du côté d’al‑Kaskarī, nous le ferons du côté d’al‑Saraḫsī, en manifestant dans notre commentaire la cohérence de ses interventions et des attaques de l’évêque tant avec le kindisme qu’avec les Rasāʾil Iḫwān al‑ṣafā. En deçà de la cohérence doctrinale chez les personnages de la polémique, la question historique de la rédaction doit être posée. Le titre indique un maǧlis rapporté par Elia, archevêque de Niṣībīn, et auquel participa Isrāʾīl al‑Kaskarī. Or, B. Roggema voit dans une telle référence à Elijah de Niṣībīn un anachronisme : celui‑ci vécut un siècle plus tard (975‑1046) 1. Thomas, Roggema, et Monferrer Sala 2009, xi, p. 757‑761, indiquent une édition du texte, Moosa 2009. Nous n’avons pu la retrouver, son existence même est douteuse, étant donné le retard de trente ans de l’édition sur la traduction anglaise. Pour cette dernière, voir Moosa 1972. 2. De Vaulx d’Arcy 2018 (b). Ce travail se base sur notre thèse de doctorat, de Vaulx d’Arcy 2016. On peut en trouver une première exploitation philosophique dans de Vaulx d’Arcy 2018 (a). 3. Il s’agit d’un unicum, car le manuscrit Vat. ar. 38 de la bibliothèque vaticane, s’il porte bien le même titre que Laurenziana ar. 299, se limite à 132 folios et ne contient pas le texte de la controverse situé aux folios 149‑156. 4. Thomas, Roggema & Monferrer Sala 2009, p. 840‑843. Al‑Kaskarī, A Treatise on the Unity and Trinity of God by Israel of Kaskar, p. 57‑84 (désormais Waḥdāniyyat al‑Bārīʾ ou L’unicité du créateur). L’édition de Holmberg contient quelques erreurs. Ainsi, § 43 p. 14, il convient de lire « al‑manzila al‑ṯāliṯa » au lieu de « al‑manzila al‑ṯāniya » (redondant avec § 21 p. 8). Nous en indiquons deux autres plus bas. 278 Guillaume de Vaulx d’Arcy et eut des débats avec le ministre musulman Ibn ʿAlī al‑Maġribī 5. Il y a donc fortement à douter d’une telle identification d’Elia avec l’évêque du xie siècle. C’est pourquoi, contre Roggema, Holmberg l’identifie à celui qui fut évêque de Jérusalem et devint métropolitain de Damas en 893 6, contexte plus raisonnable pour le récit d’une telle polémique. Surtout que c’est cette même année qu’al‑Saraḫsī, devenu entre-temps commensal du calife al‑Muʿtaḍid, tombe en disgrâce. L’échec d’al‑Saraḫsī dans le texte manifeste‑t‑il sa situation à l’époque de la controverse ou à celle de la parution du texte après sa déchéance politique ? Elia ne profite‑t‑il pas à ce moment de la chute du philosophe-courtisan pour enterrer le kindisme ? Il est difficile de le savoir. Et d’ailleurs, le rôle d’Elia n’est peut‑être pas à penser ici au niveau historique, mais dramatique et énonciatif. Prénommé encore Ali, il n’est pas devenu l’évêque Elia. Sa position est à la fois celle d’entremetteur entre les deux apologètes et de témoin de la controverse. La médiation d’Elia n’importe donc pas tant comme une indication temporelle que pour accéder à l’autre camp, permettant par sa présence de connaître les attentes puis réactions du camp musulman, et d’indiquer par sa conversion le triomphe apologétique de l’évêque. La figure du narrateur n’est donc pas tant celle du rapporteur de la polémique qu’un artifice stylistique donnant un point de vue omniscient d’une part, et qu’un effet réel de la polémique qui a changé la carrière d’Elia qui s’est mis au service de l’Église. Le récit est par ailleurs doublement inséré : un narrateur rapporte le récit d’Elia une génération plus tard. Le témoignage est recueilli auprès d’Elia une fois devenu métropolitain tandis que les faits éventuels se passent alors qu’il n’est pas encore entré dans la vie monastique (149b). Il y a donc de grandes chances que le débat soit une reconstruction produite à l’intérieure de l’église nestorienne, mais à destination extérieure comme l’indique l’usage de la langue arabe et non syriaque. Si la rencontre entre al‑Saraḫsī et al‑Kaskarī a réellement eu lieu, on l’ignore. En l’absence de point de vue complémentaire ou plus objectif que celui d’Elia, nous ne sommes pas en droit d’accorder quelque crédit à la fidélité historique du texte 7. Cependant, la mise en scène ne peut être totalement gratuite, sa crédibilité doit s’appuyer sur des relations bien plus longues et intenses entre les deux penseurs. Même s’il n’est pas nécessaire de poser une confrontation directe, il est difficile de croire que chacun n’ait pas porté une grande attention aux productions de son contemporain. D’autant plus qu’ils étaient tous deux engagés dans la cause apologétique 5. Thomas, Roggema et Monferrer Sala 2009, p. 842. Cabrol 2012, p. 69‑70, 203, 269, situe, elle, le catholicos Isrāʾīl de Kaškar en 961, en se basant sur Mārī b. Sulaymān. 6. Al‑Kaskarī, uploads/Litterature/ 18-ifpo-presses-beo-66-zouache-16devaulx.pdf

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