À COUPS DE POINTS DU MÊME AUTEUR ÉCOUTE. Une histoire de nos oreilles, 2001. ME
À COUPS DE POINTS DU MÊME AUTEUR ÉCOUTE. Une histoire de nos oreilles, 2001. MEMBRES FANTÔMES. Des corps musiciens, 2002. LES PROPHÉTIES DU TEXTE-LÉVIATHAN. Lire selon Melville, 2004. SUR ÉCOUTE. Esthétique de l’espionnage, 2007. TUBES. La philosophie dans le juke-box, 2008. KANT CHEZ LES EXTRATERRESTRES. Philosofictions cosmopoliti- ques, 2011. Chez d’autres éditeurs : MUSICA PRACTICA. Arrangements et phonographies de Monte- verdi à James Brown, L’Harmattan, 1999. WONDERLAND. La musique, recto verso (avec Georges Aperghis), Éd. Bayard, 2004. ÉCRITS, de Béla Bartók (présentation et traduction), Éd. Contre- champs, 2006. « This is it (The King of Pop) », dans Pop filosofia, textes réunis par Simone Regazzoni, Il Melangolo, 2010. L’APOCALYPSE-CINÉMA. 2012 et autres fins du monde, Capricci, 2012. PETER SZENDY À COUPS DE POINTS LA PONCTUATION COMME EXPÉRIENCE LES ÉDITIONS DE MINUIT r 2013 by LES ÉDITIONS DE MINUIT www.leseditionsdeminuit.fr ... in the Atom’s Tomb... (Emily Dickinson) in memoriam Kató Bäck LA STIGMATOLOGIE Je n’ai jamais été un grand amateur de films de boxe, même si j’ai toujours admiré, par exemple, Robert De Niro incarnant le boxeur Jake LaMotta dans Raging Bull de Martin Scorsese (1980). Le cinéaste a placé la caméra dans le ring et rien ne nous est épargné, on voit les coups et leurs répercussions immédiates, les éclaboussures des gouttes de sueur, les jets de sang qui fusent depuis les arcades sourcillères brisées... La boxe en général m’ennuie, mais je peux revoir en boucle les images hypnotiques de Scorsese, elles qui font magistralement coïncider l’impact d’un poing sur un visage avec l’éblouissement des éclairs déclenchés par les photographes couvrant le match, qui aussitôt sai- sissent et enregistrent chaque geste. C’est notam- ment le cas lors du dernier combat de Jake, contre Sugar Ray Robinson en 1951. La scène est presque insoutenable, le visage de Jake n’est plus qu’une sanglante fontaine d’où ne cessent de jaillir des gerbes nouvelles tandis que d’innombrables ampoules-flashes explosent autour du ring, illuminent, mitrail- lent de partout le boxeur qui tient à peine debout, décompo- sant son lent affaissement en une série discrète d’images stro- boscopiques. Qu’est-ce donc qui, dans ces séquences, me fascine ? Et pourquoi les évoquer ainsi en exergue, comme si elles pou- vaient nous mettre sur la voie de ce qu’il s’agira d’ébaucher, à savoir un traité de ponctuation générale ? Certes, il y a la violence des impacts filmés de si près qu’on croirait les voir au travers d’un microscope grossissant qui, paradoxalement, transfigure parfois la cruauté du combat en une chorégraphie presque abstraite. Nommer ici, sur le seuil, cette violence ; la convoquer d’entrée de jeu, c’est une façon de dire d’emblée l’horizon vers lequel les pages qui suivent se porteront : vers l’exercice du pouvoir qui, toujours, est inhé- rent à chaque geste ponctuant. Car la ponctuation n’est jamais qu’une affaire de style ou de rhétorique au sens courant : elle est force, elle est puissance, elle est décision politique. Mais au-delà de l’éventuel plaisir ou dégoût éprouvé au spectacle magnifié des frappes à répétition, il y a quelque chose, dans l’écho instantané entre les coups de poings et leur saisie flash-photographique, qui semble aussi pointer vers la structure même du sentir – du voir, de l’entendre, du percevoir en général. Les matchs mis en scène par Scorsese dans le film sont en effet comme une figure de l’expérience. Non seulement et banalement parce que, comme le dit le cinéaste, « le ring devient une allégorie de tout ce que vous faites dans la vie 1 » (on le voit venir : vivre est un combat, le vécu est une lutte de chaque instant...). Mais aussi et surtout parce que ce qui me percute, les heurts, les chocs qui m’affectent et me sollicitent, bref, tout ce qui survient ne m’arrive vraiment que dans l’après- coup, aussi immédiat soit-il, du flashage. Les sensations, les événements qui me poignent ou me poin- tillent doivent être marqués, ponctués à leur tour pour que je puisse les avoir vécus. Et ce redoublement est la condition même pour que je – un soi quel qu’il soit – puisse être le théâtre (je n’ose pas dire le ring) d’une expérience. Bien sûr, d’ordinaire on n’y pense pas, on n’en a pas conscience. L’écho de la flash-photographie qui accompagne comme son ombre tout ce qui nous arrive, cet écho est géné- ralement si infime ou si fugace qu’on pourrait à juste titre le comparer à une image subliminale, à un insert entre deux photogrammes qui n’aurait pas le temps de se faire remarquer. Imaginez : à chaque seconde, à chaque instant, une sorte de double vient se fourrer entre vous et ce qui vous advient, qu’il redouble de sa ponctuation pour que ça vous arrive. Un peu comme dans Fight Club, le film réalisé par David Fincher en 1999, où le narrateur (Edward Norton) ne cesse de croiser 1. ... the ring becomes an allegory of whatever you do in life, déclare Scorsese dans un entretien de 1991 (« What the Streets Mean », Martin Scorsese. Interviews, textes réunis par Peter Brunette, University Press of Mississippi, 1999, p. 167), avant de suggérer que « les gens qui vivent leur vie quotidienne » (people just living daily life) sont pour ainsi dire struc- turellement « dans le ring » (they’re in the ring). 10 À COUPS DE POINTS sans s’en rendre compte cet étrange personnage nommé Tyler (Brad Pitt), qui bientôt le hantera jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il s’agit sans doute d’une projection de lui-même. Si, dans un premier temps, il ne l’aperçoit même pas – et nous non plus –, c’est pour la simple et bonne raison que Tyler apparaît sous des formes furtives et intercalaires, dans ce que les théo- riciens de la bande dessinée appelleraient l’entr’images 2. Il faut ainsi repasser le film au ralenti pour voir clairement la première irruption flash-fantomale de Tyler, pendant que le narrateur, souffrant de graves troubles du sommeil, est en train de faire des photocopies au bureau où il travaille, dans un état de fatigue qui semble proche de l’hypnose. La caméra est derrière le couvercle levé de la machine et l’on entend la voix off qui raconte : « Avec l’insomnie, rien n’est réel, tout est lointain, tout n’est qu’une copie d’une copie d’une copie... » La phrase est comme scandée par les lueurs mécaniques de la photoco- pieuse. En même temps que le mot « copie » surgit également – pour aussitôt disparaître en un éclair – Tyler-le-double, comme s’il était le calque de cet instant qui passe, ou plutôt la réplique, le fac-similé du narrateur se dédoublant en cet autre qui ponctue tout ce qu’il vit 3. Fight Club est peut-être avant tout un film sur la sensation en général, comme le suggère explicitement la séquence du générique, sorte d’exergue au récit qui traque dans le cerveau du narrateur la lente remontée, le frayage d’un affect – la peur – 2. Cf. Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Presses uni- versitaires de France, 1999, p. 54 : « c’est [...] d’abord au blanc interstitiel (appelé notamment, selon les auteurs, “espace intericonique”, “intercases”, “entr’images” – ou encore “gouttière”, transposition de l’anglais gutter) que le lecteur reconnaît une vertu séparatrice. » Quelques lignes plus haut, l’auteur introduisait cette comparaison qui mériterait d’être analysée de près : « Le cadre vignettal joue à cet égard un rôle analogue à celui des signes de ponctuation dans la langue (y compris ce signe élémentaire qu’est le blanc séparant deux mots), ces signes qui découpent, à l’intérieur d’un continuum, les unités pertinentes [...]. » Cf. aussi Claude-Françoise Bru- non, « L’entr’images », dans le no 720 d’Europe consacré à La bande des- sinée, avril 1989. 3. Merci à Laura Odello de m’avoir ouvert les yeux sur cette irruption instantanée de Tyler, qui se répète plusieurs fois dans la première partie du film. David Fincher, au cours d’un entretien réalisé par Gavin Smith (« Inside Out », dans Film Comment, vol. 35 no 5, septembre-octobre 1999, p. 58-66), explique qu’il y a ainsi « cinq ou six plans » dans lesquels Tyler « apparaît le temps d’un photogramme » (in one frame). 11 LA STIGMATOLOGIE à travers les neurones et leurs synapses jusqu’à la sécrétion des gouttes de sueur ruisselant sur son front (Tyler lui a fourré un revolver dans la bouche). Puis, après cette saisissante ouverture qui suit l’émergence microscopique du sentir, l’enjeu devient très vite l’intensité de la sensation, c’est-à-dire l’exigence d’être pleinement présent à ce que l’on sent – de se sentir sentir, en somme. Ainsi, lorsque le narrateur s’inflige – c’est-à-dire se laisse ou se fait infliger par Tyler – une brûlure chimique sur la main droite, il tente d’abord d’échapper à la douleur en se concentrant sur certaines images plutôt que d’autres (on entre littéralement dans son imagination pour le voir écarter de son esprit des photogrammes d’incendie). Mais son double est pré- cisément là pour tenter de le recentrer sur la plénitude de la sensation pure. Tyler gifle, il frappe le narrateur au uploads/Litterature/ paradoxe-szendy-peter-a-coups-de-points-la-ponctuation-comme-experience-les-e-ditions-de-minuit-2013 1 .pdf
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- Publié le Fev 08, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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