21 Esthétique scripto – picturale de Boudjedra ou la Phrase qui de l’Image se s

21 Esthétique scripto – picturale de Boudjedra ou la Phrase qui de l’Image se souvient Ali KHERBACHE* Introduction Considéré comme l’un des auteurs des plus prolifiques et des plus féconds de sa génération, Rachid Boudjedra produit régulièrement, en moyenne un roman par an. Son écriture s’inscrit dans la productivité qualitative et est considérée comme une valeur littéraire à l’échelle internationale. Il y a une esthétique boudjédréenne, comme il y a un univers, une vision du monde, une réécriture de l’histoire personnelle en relation avec l’histoire collective et officielle chez l’auteur algérien. Il n’est pas simple de lire une œuvre de Boudjedra sans avoir à y revenir constamment, à la relire et relire : le texte boudjédréen est générateur de la multiplication des sens en les ramifiant en de multiples lectures. Aborder L’Insolation, La Répudiation ou Les Mille et une années de la nostalgie n’est pas une récréation de lecture-loisir mais une lecture réflexive qui implique le lecteur exhorté à réécrire le roman dans son intégralité, ou presque. Les lieux dans les romans boudjédréens ne sont pas de simples espaces imaginaires, tels qu’on les connaît dans les œuvres littéraires en général, mais des topoï de la mémoire en plein travail de restructurations mnémoniques qui prennent pour assises une restitution-relégitimation de l’« histoire personnelle » supportée par des avatars : Rachid, Tarik, Mohamed SNP, Selma… L’espace mémoriel ne cesse d’amplifier et de s’élargir dans un continuum qui traverse toute l’œuvre de Boudjedra depuis L’Insolation jusqu’à L’Enterrement. Le fil d’Ariane fictionnel emprunte la trame du labyrinthe de la mémoire qui, elle, tend à épouser des formes associées à une spatialisation des sentiments et des émotions fortes, des blessures indélébiles, inoubliables. Une introversion, ou un voyage périlleux, dans la mémoire dont l’objectif est l’exploration intra- muros de la « souvenance » et de la « réminiscence » qui tiennent lieu du dire de la souffrance indicible. Le roman boudjédréen, ancré dans l’écriture hautement littéraire, n’entre-t-il pas, en empruntant une voie royale, dans cette catégorie romanesque qu’on accoutre de l’appellation de «roman phénoménologique » et dont les dignes représentants se nomment Laurence Durrell, Marcel Proust, James Joyce, Franz Kafka, Robert Musil et Samuel Beckett ? * Chargé de cours, département de français, université de Souk-Ahras Ali KHERBACHE 22 Boudjedra pourrait être l’homme d’un « seul livre », selon l’expression consacrée. De L’Insolation, en passant par Le Démantèlement, Le Désordre des choses, Timimoun, jusqu’à Fascination et L’Enterrement, la diégèsis semble unifiée mais chaque fois brisée, rompue par des points de vue différents, reconsidérée selon des angles opposés ou contrastés. A la manière d’un Van Gogh, ce sont les mêmes objets qui sont peints mais qui ne sont jamais les mêmes objets. Tout converge dans un travail élaboré et selon une constance voulue de la perfectibilité : la langue, les mots, les structures phrastiques et textuelles, l’esthétique et la stylistique qui s’apparentent de plus en plus à un work in progress éminemment plastique, visuel, spectaculaire et, même, phantasmatique. L’écrivain cherche à donner à regarder non seulement des couleurs et faire sentir des odeurs mais à faire voir les espaces infinis de la mémoire. 1. L’auto-pastiche générateur Le texte boudjedréen, une fois installé du point de vue de la réception, se met au travail. Le sens, éclaté, devient disparate. Les mots, dans leur contexte, désertent leur signification pour atteindre à de nouvelles imbrications hyper signifiantes lesquelles, sans échapper aux trames diégétiques, renforcent la thématique par des jeux en prismes d’interprétations profondes. Pendant longtemps, l’on a bien aimé à cerner le roman boudjédréen dans le cadre du roman familial en y appliquant des lectures psychanalytiques selon le postulat paradigmatique œdipien. L’intrusion du père castrateur dans l’imaginaire du fils est pourtant explicite et assumée au niveau des discours de fiction depuis, notamment le diptyque La Répudiation-L’Insolation. Les personnages identiques reprennent du service d’une œuvre à l’autre. Souvent sous le même nom. Nous postulons le pastiche de son propre texte par l’auteur. Les sources, les références et les trames sont inscrites dans une logique de retour, elles gravitent autour du noyau diégétique originel comme pour signifier l’attraction et la satellisation de tous les éléments du monde du texte mus par une dynamique plutôt caractérisée par le goût de l’inachevé. Les cercles concentriques, en l’occurrence les romans où changent les situations, les optiques et les points de vue gardant identiques les personnages, le cadre spatio-temporel et les référents psychologiques, sociaux, culturels et historiques forcent l’auteur à concevoir un autopastiche créatif inscrit dans une dynamique d’écriture romanesque originale. Boudjedra fait œuvre d’historiographe dans la fiction littéraire. Les velléités d’auto-analyse et d’auto interprétations sont loin de suffire au discernement significatif de l’œuvre laquelle œuvre de fiction est bien supérieure à l’instanciation psychanalytique. 1.1 Le texte mnémonique Faute de place et de temps, je ne m’étalerai pas et donc me contenterai de quelques illustrations limitées à l’étude de cas, j’ai choisi le plus représentatif : La Prise de Gibraltar, Denoël, 1987. Esthétique scripto – picturale de Boudjedra… 23 Les souvenirs d’enfance de Tarik se scindent en deux directions ; la première contient, dans le désordre, les événements du 20 août 1955 à Constantine, la mort de sa mère, les persécutions de son père et ses fugues avec ses deux amis Chemseddine et Kamel. Seconde direction, la prosopopée de Tarik ibn Ziad, apprise par cœur, leitmotive et élevée au rang de mythe fondateur : la prise du Djebel qui portera le nom du conquérant tourne dans le récit de fiction comme un satellite, en cercles concentriques obsessionnels sans cesse restitués par le moyen de la prosopopée, laquelle tirade célèbre est décomposée, détaillée en fragments enchâssés comme pour consolider la trame diégétique. La miniature d’El-Wacity (XIII° Siècle) est superposée à la prosopopée, elle représente les guerriers prêts pour l’assaut. Tarik, narrateur, s’identifie peu à peu à Ibn Ziad jusqu’à faire siennes ses propres interrogations lesquelles à la longue deviennent les « mots d’ordre » d’un questionnement phénoménologique : Où donc fuir ? – Où donc est l’issue ? Quand débute le récit, Tarik est adulte, il évoque ses souvenirs d’enfance. Ce sont les grues qu’il voit depuis les fenêtres de son bureau au 10ème étage qui éveillent sa mémoire. De la description des grues, il enchaîne sur celle de la célèbre miniature. Nous aurons remarqué ici un contraste : fresque des grues, miniature du tableau (de l’infiniment grand à l’infiniment petit de Pascal). Les épisodes, progressivement, se confondent, s’entremêlent et sont crûment remémorés dans leur hétérogénéité, anarchiquement évoqués sans aucun souci de la chronologie. Ils prennent plutôt l’aspect d’un délire verbal cafouillé. Tarik narre une véritable introspection mémorielle; le récit évolue et régresse en des crescendo decrescendo dynamisés en allers-retours rotatifs, itératifs auxquels sont adjoints épisodiquement des détails ajoutés à d’autres détails précédemment évoqués mais rompus, suspendus pour reprendre ultérieurement. Il y apparaît même des annulations, des rectifications et des alternatives (Cf., l’emploi de plutôt, donc, ou…), des additifs, le tout accompagné d’interprétations, de commentaires internes aux phrases elles-mêmes. J’ajouterai que ces « interprétations » caractérisent excellemment l’écriture palimpseste boudjédréenne. En fait, tout le récit totalise la métaphorisation de la fonction mnésique. Le récit imite le fonctionnement de la mémoire, faculté cognitive grâce à laquelle l’homme se maintient tout en luttant sans lendemain contre l’envahissement de l’oubli. Si Boudjedra contribue à la philosophie ou à la pensée humaine, c’est bien par la mémorisation du monde qui s’apparente de plus en plus à la tèchnè avec l’avènement des supports mnémotechnologiques : les logiciels, les cédéroms, les programmes matriciels, etc. Dans ce domaine précis, l’écriture de Boudjedra est éminemment moderne et donne son sens réel à la notion de modernité décriée, çà et là, à tord et à travers. Au sein du couplage « histoire personnelle / histoire officielle », la mémoire de La Prise de Gibraltar fait entrer en fonction d’autres mémoires qui interagissent dans un processus mnésique dynamisant le texte lui-même. Je m’explique : dans l’histoire officielle nous avons une concaténation dichotomique mémoire cursive / mémoire visuelle, la mémoire cursive est chargée Ali KHERBACHE 24 d’éléments textuels (prosopopée, écrits d’Ibn Khaldûn, de Saint-John Perse, etc.), des traductions, des bribes issues des manuels scolaires ; tandis que la mémoire visuelle, elle, est chargée d’éléments plastiques et panoramiques (miniature d’El Wacity, les grues, le Rhummel, etc.). L’histoire personnelle, mettant en relation les deux mémoires sus-citées, avec la mémoire auditive et la mémoire olfactive : dans la première on y décèle des bruits, le charriage des cadavres dans l’oued, les chevauchées et les tambours des fantassins dans la miniature ; dans la seconde on y odore de la végétation et surtout les parfums de la mère défunte. Le processus mnésique qui relie et ordonne toutes ces mémoires devient nécessairement le processus même du texte de Boudjedra. 1.1. La phrase en activité mnésique La phrase dans l’écriture de Boudjedra se caractérise par une incroyable instabilité. Cela signifie qu’elle peut se composer d’un deux mots jusqu’à s’étendre sur plusieurs pages. Il y va de la brièveté à la longévité. Un mot peut se transformer en générateur d’un certain nombre de phrases qui uploads/Litterature/ 2006-rachid-boudjedra-fr-kherbache-ali.pdf

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