L’éducation pour les aveugles dans le monde arabo-musulman d’Al-Azhar à Taha Hu

L’éducation pour les aveugles dans le monde arabo-musulman d’Al-Azhar à Taha Hussein : éléments d’une histoire à écrire Résumé Le point de départ de cette communication est la conférence prononcée par Ahmed Zéki au Ve Congrès international pour l’amélioration du sort des aveugles au Caire en 1911. Au-delà de l’analyse du Dictionnaire biographique des Aveugles illustres de l’Orient de Safadi (1363) qui contient plus de 300 notices biographiques d’aveugles, cette conférence montre comment les aveugles ont eu accès au fil des siècles à une éducation intellectuelle et professionnelle dans le monde arabo-musulman. Après avoir situé rapidement la place des aveugles dans le monde arabo-musulman, nous nous concentrerons sur les possibilités d’éducation offertes aux aveugles en Égypte à travers l’exemple de l’Université d’Al-Azhar, fondé en 970, et celui d’un de ses étudiants les plus célèbres : Taha Hussein (1890-1973). Auteur Bruno Ronfard est l’auteur de Taha Hussein – Les cultures en dialogue (DDB, 1995). Il a coédité avec Zina Weygand l’édition critique d’Avec toi – De la France à l‘Égypte : « Un extraordinaire amour » Suzanne et Taha Hussein (1915-1973) (Cerf, 2011). Il est actuellement Directeur de la formation à distance à la Faculté de l’éducation permanente de l’Université de Montréal (Québec, Canada). Bruno Ronfard - L’éducation pour les aveugles dans le monde … Juin 2013 1 Introduction De Didyme l’Aveugle, élève d’Origène et lui-même enseignant à Alexandrie, à Taha Hussein, auteur d’une autobiographie exceptionnelle dans laquelle il raconte son éveil au monde - de l’épisode de sa cécité provoquée par un barbier ignorant à ses études à Al-Azhar, à l’Université Égyptienne, puis à la Sorbonne. De Maarri, un des plus grands poètes arabes qui n’a eu de cesse de se battre avec les ténèbres de l’ignorance et qui choisit l’enfermement dans son pessimisme et dans l’ascétisme, à Safadi, auteur d’une étonnante encyclopédie de 313 biographies d’aveugles, le Proche-Orient, le monde arabo-musulman, avec ses composantes mésopotamienne, pharaonique, grecque, chrétienne a été un terreau fertile de réflexion, de recherche, de création autour de la cécité et des aveugles. Nous pouvons, au moins en partie, attribuer cet impressionnant corpus à l’importance tout aussi impressionnante et tragique des maladies des yeux dans la région. Par exemple longtemps, et encore aujourd’hui à une moindre échelle, le trachome, conjonctivite folliculaire endémique pouvant aboutir à la cécité, a été un véritable fléau. Cette maladie contagieuse, qui reste l'infection oculaire la plus répandue dans le monde, a « pour première origine, comme le dit Anne-Marie Moulin dans un article sur la Lutte contre le trachome , une maladie primaire hélas communément répandue, la pauvreté1. » Ainsi, d’un triple point de vue culturel, médical et social, l’histoire du handicap, et plus particulièrement encore l’histoire de la cécité et des aveugles, dans le monde arabo-musulman mérite de nombreuses études. Cette histoire est riche en récits, en biographies, en personnages qui, même s’ils vivaient sans voir, ont changé le visage 1 Moulin, Anne-Marie (2005) « La lutte contre le trachome, de l’arrière-garde à l’avant-garde ». M/S : médecine sciences, vol. 21, n° 12, 2005, p. 1101-1105. Bruno Ronfard - L’éducation pour les aveugles dans le monde … Juin 2013 2 du monde arabo-musulman, et plus spécifiquement de l’Égypte. Pourtant, nous ne disposons encore que de recherches, certes nombreuses, souvent éloquentes et savantes, parfois plus circonstanciées, mais toujours éparses, qui ne constituent pas, pas encore, une histoire de la cécité et des aveugles. À titre d’exemple, les femmes sont particulièrement absentes de cette histoire. Cette communication ne fera pas exception. Elle s’attardera sur un sujet peu étudié, celui de l’éducation des aveugles. Elle voudrait ainsi apporter la modeste contribution d’un ami plus que d’un savant à l’écriture de cette histoire. Pour ce faire, nous évoquerons successivement : 1. La place des aveugles dans le monde arabo-musulman 2. L’histoire particulière de l’Égypte 3. Les possibilités d’éducation offertes aux aveugles en Égypte 4. L’exemple de Taha Hussein Dans cette communication, notre préoccupation sera historique. Les textes sont donc lus comme des sources sans égard au débat sur la traduction ou les différentes traditions d’interprétation. 1. La place des aveugles dans le monde arabo-musulman Le Coran et la tradition des hadiths (les dits du Prophète) abordent peu la question du handicap. Comme dans la Bible, le plus souvent la cécité ou la surdité sont prises au sens figuré (ex. l'aveuglement du cœur ou la surdité aux enseignements de Dieu). Selon Sheikh Isse A. Mussa du Conseil islamique de Victoria, «L'Islam a un point de vue moral neutre à l'égard des handicaps qu'il ne considère ni comme une bénédiction, ni comme une malédiction. Manifestement, il accepte les handicaps comme faisant inévitablement partie de la condition Bruno Ronfard - L’éducation pour les aveugles dans le monde … Juin 2013 3 humaine. C'est simplement une réalité à laquelle la société du moment doit faire face fournir la réponse qui convient. » L’importance de la question de la cécité dans le monde arabe est notée de façon révélatrice par plusieurs auteurs dont Goldziher2. Ce dernier rappelle un débat dans les Hadiths pour savoir si un aveugle pouvait être considéré comme un des Compagnons du prophète Mohammed et pouvait donc être réputé capable d’authentifier les dires attribués au prophète. La question finit par être la suivante : un compagnon est-il un croyant qui a suivi Mohammed et (wa en arabe) qui l’a vu ou est-il un croyant qui a suivi Mohammed ou (aw en arabe) qui l’a vu ? La communauté est restée divisée sur la question. Dans cette même période, au cours des VIIe et VIIIe siècles, les califes tels que ‘Omar Ibn Al-Khattab (634–644) ou ‘Omar Ibn Abdoul ‘Aziz (717-720) fournissaient des services particuliers pour les personnes qui avaient un handicap. Fahmi3 (1998) indique que ce dernier calife fournissait une assistance pour toutes les personnes aveugles. Assez tôt, également la cécité ne paraissait pas un obstacle pour devenir théologien, poètes, lexicographes ou leader d’une communauté. La question de pouvoir être juge a souvent été discutée, mais il y a de nombreux exemples de juristes. Cela signifie évidemment que ces personnes recevaient l’instruction pour être jugées dignes d’occuper ces postes ou d’enseigner ces disciplines. Plus significatif encore est le livre de Khalil ibn Aybak Al-Safadi, Nakt al-Himyan fi Noukat al-`Oumyan. Ce livre d’Al-Safadi, qui mourut en 1363, recense les biographies de 313 aveugles illustres. Il a fait l’objet d’une importante conférence d’Ahmed Zaki au Ve Congrès 2 Goldziher, I (1971) Muslim Studies (Muhammedanische Studien). Londres, George Allen & Unwin, vol. 2, p. 222. 3 Fahmi, M. S (1998) Al-Solouk Al-Igtimaï Lil Al-Moaqine [Le comportement social envers les personnes handicapées]. Le Caire, Al-Maktab Al-Gamaai, cité par Almusa, Abdulelah et Dr. Ferrell (2004) Blindness in Islam. Communication présentée à la Conférence CEC 2004 – Nouvelle-Orléans, Louisianne. Bruno Ronfard - L’éducation pour les aveugles dans le monde … Juin 2013 4 international pour l’amélioration du sort des aveugles qui s’est tenu au Caire en 19114. La conférence a été prononcée le 25 février. C’est une source importante à propos de l’éducation des aveugles. Avant d’aborder les biographies, Al-Safadi évoque la philologie, la morphologie et la grammaire, puis il donne une définition de la cécité et de la surdité. Il indique comment, dans une société orale, l’ouïe est privilégiée par rapport à la vue. Puis, il relate un épisode coranique qui implique le prophète avec un aveugle. Dans un cinquième chapitre, il reproduit les morales, traditions et paraboles édifiantes avec de nombreuses histoires extraordinaires. Dans le sixième chapitre, il pose la question de savoir « si les prophètes peuvent être frappés de cécité et si le Seigneur peut les élire parmi les aveugles5. » Ahmed Zéki Pacha commente ainsi ce chapitre : « Nous ne suivrons pas l’auteur dans cette discussion où l’opinion négative a fini par prévaloir, conformément à la doctrine chaféite6. » Dans le septième chapitre, il est question des affaires juridiques. On apprend que les aveugles ont le droit de diriger les prières publiques. Ils sont, cependant, dispensés du service militaire. Al-Safadi revient sur la question de savoir si un aveugle peut-être juge, la réponse est négative, même si le jurisconsulte Ibn Abou ‘Assroun a soutenu l’idée contraire en continuant ses fonctions de qadi après avoir perdu la vue. On trouve, d’ailleurs, au cours des siècles, d’autres magistrats et jurisconsultes aveugles. Enfin, un aveugle ne peut exercer le pouvoir politique suprême. Ceci est confirmé dans les Mouqaddimah d’Ibn Khaldoun (1332-1406) qui indique que parmi les conditions pour être Calife, il y a le fait de ne pas être aveugle7. Dans le huitième chapitre, Al-Safadi 4 Zéki, Ahmed (1911) Dictionnaire biographique des aveugles illustres de l'Orient: notice bibliographique et analytique. Le Caire, Imprimerie Les Pyramides. 87 p. 5 Id., p.28. 6 Id. 7 I, 395-396. Bruno Ronfard - L’éducation pour les aveugles dans le monde … Juin 2013 5 réfute les théories astrologiques qui soutiennent que les astres seraient une explication de la naissance des aveugles-nés. Dans le neuvième chapitre, l’auteur rapporte des anecdotes qui montrent l’esprit de finesse des aveugles dont il est question dans ces biographies. Voici une uploads/Litterature/ bruno-ronfard-fr-l-x27-education-pour-les-aveugles-dans-le-monde-arabo-musulman-d-x27-al-azhar-a-taha-hussein-elements-d-x27-une-histoire-a-ecrire.pdf

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