Gilles Philippe Parce qu’un nouvel auteur survient ? Quelques réflexions sur le

Gilles Philippe Parce qu’un nouvel auteur survient ? Quelques réflexions sur le changement stylistique « De temps en temps, il survient un nouvel écrivain original 1 », et cette explication suffirait, selon Proust, à rendre compte du changement stylistique. Tel Flaubert qui avait, en touchant aux temps verbaux, aux pronoms ou aux prépositions, déplacé la lampe dans la pièce et révélé le monde à neuf 2, le style de Paul Morand aurait « un[i] les choses par des rapports nouveaux 3 ». Ainsi procède l’histoire stylistique selon l’auteur de la Recherche : comme une série de coups de force aussi peu prévisibles que ne le sont les sensibilités individuelles, puisque d’elles seules dépend le style. Car, disait-il, « il est certain que le style de Paul Morand est singulier 4 ». Mais cela est-il si certain ? Si l’on ouvre Tendres Stocks (1921), le recueil auquel ces réflexions de Proust servirent de préface, on est d’abord frappé par l’absence d’unité voire de singularité de l’écriture. L’ouverture de « Delphine » rappelle un peu Cocteau ; celle, bien différente, d’« Aurore » rappelle plutôt Larbaud. Toutes partagent un même soin de la phrase brève, un même « mouvement qui consiste à sauter les idées avec les images pour point d’appui 5 », qui font époque et caractérisent bien des réalisa­ tions stylistiques du modernisme français. On le sait, la Recherche dramatise cette conception individualisante du changement stylistique, lorsqu’un « nouvel écrivain », dont Morand serait la clé principale, vient détrôner Bergotte. Détrôner, le mot n’est pas trop fort, puisqu’une telle vision de l’histoire stylistique est l’exact équivalent d’une historiographie politique qui ferait du changement à la tête de l’Etat l’unique moteur de l’histoire des peuples. Or, il n’est pas assuré que les pratiques rédactionnelles romanesques auraient évolué 1. Marcel Proust, « Pour un ami (remarques sur le style) » (1920 ; texte repris en préface à Paul Morand, Tendres Stocks, 1921), Contre Sainte-Beuve [et autres textes], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 615. 2. Voir Marcel Proust, « A propos du “style” de Flaubert » (1920), ibid., p. 586-600. 3. Marcel Proust, « Pour un ami (remarques sur le style) », art. cité, p. 615. 4. Ibidem. 5. Albert Thibaudet, « Paysages » (1927), Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007, p. 1179. Poetique 181_01.indd 5 15/03/2017 15:43 6 Gilles Philippe bien différemment si Flaubert et Morand – ce sont les héros des deux grands textes de Proust sur le style – n’avaient jamais rien écrit. Chacune à sa façon et avec son importance propre, leurs deux proses apparaissent comme des symptômes ou des manifestations, autant voire plus que comme des causes proprement dites, d’un changement plus large et en partie déjà accompli au moment où ces écrivains prirent la plume. Proust considérait que les styles sont nécessairement divers, « puisque les sensibilités sont singulières 1 ». Mais les sensibilités sont-elles vraiment si singulières et ne peut-on envisager le changement stylistique sur une base autre que la simple succession des auteurs ? La critique cinématographique recourt volontiers à un adjectif qu’elle a importé de l’anglais : auteuriste. Dans une langue qui est désormais moins celle de Shakespeare que d’Hollywood, auteur s’oppose parfois à film maker pour désigner un cinéaste qui refuse de se soumettre aux lois du marché et n’admet d’autres exigences que celles de son projet esthétique personnel. Auteuriste connaît pourtant des accep­ tions négatives. L’adjectif peut qualifier des productions filmiques fermées sur elles-mêmes : l’absence de trame narrative n’y sollicite guère le spectateur, l’esthé­ tisation y est souvent gratuite. Quant à la critique « auteuriste », elle est accusée de survaloriser la part proprement individuelle du cinéaste en négligeant non seulement les contraintes qui pèsent nécessairement sur les productions artistiques, mais surtout sa situation dans le contexte, l’inévitable négociation des places dans le champ, la réponse que chaque créateur apporte à des questions collectives qui s’imposent à lui comme aux autres. Une telle démarche cumule les handicaps que l’on associe à une certaine critique formaliste qui prétend n’étudier l’œuvre que pour elle-même et n’en considérer que les formes, et à une certaine critique antiformaliste qui valorise dans l’œuvre l’évidence d’un trajet singulier et en rapporte tous les choix et toute l’interprétation à un projet forcément et uniquement personnel. Bien que les études littéraires n’utilisent guère l’adjectif auteuriste, ce type de débat leur est familier depuis longtemps. Selon la loi d’alternance qui s’observe avec une constance étonnante dans les sciences humaines, le balancier se dirige tantôt d’un côté ou de l’autre, avant qu’une solution transitoire n’en vienne, un temps, arrêter le mouvement. Il faut alors saisir la chance qui nous est momentanément donnée, avant que les problématiques ne s’usent ou ne s’épuisent, avant que la page ne se tourne. Car notre époque est peu favorable aux analyses auteuristes. Elle ne leur reproche pas seulement leur simplisme, elle en dénonce aussi l’illusion qui, depuis la première moitié du xixe siècle, fait de l’« originalité » et de la « nouveauté » le critère premier et parfois dernier du jugement esthétique. Que ces catégories aient vocation ou non à fonder l’attribution de la valeur et à sanctionner le talent, il n’appartient pas à la critique savante d’en décider : chaque époque, voire chaque personne, en jugera pour elle-même. Il lui appartient en revanche de les interroger d’un point de vue historique et collectif. C’est un des mérites de la sociologie de l’art et de l’analyse du discours que d’avoir fourni aux études littéraires des perspectives ou des notions qui permettent de penser les œuvres comme des productions ne se limitant pas à un complexe formel et mettant en jeu 1. Marcel Proust, « Pour un ami (remarques sur le style) », art. cité, p. 607. Poetique 181_01.indd 6 15/03/2017 15:43 Parce qu’un nouvel auteur survient ? 7 bien plus qu’un geste individuel. Dans le champ critique, il est pourtant une disci­ pline qui se maintient dans une démarche largement auteuriste, c’est la stylistique ; et c’est aux conditions de possibilité d’une stylistique non auteuriste que la présente réflexion est consacrée. La stylistique doit-elle être auteuriste ? Penser l’histoire des faits langagiers littéraires est assurément le premier enjeu d’une stylistique non auteuriste. Or, l’histoire et la stylistique n’ont jamais fait bon ménage, et l’idée même d’une stylistique historique peut encore sembler une contra­ diction dans les termes, dès lors que la stylistique se définit comme une science de la singularité 1. Ainsi a-t-on parfois l’impression de vivre encore sur la conception du style qui s’est imposée à la fin du xixe siècle et a trouvé chez Remy de Gourmont son expression la plus militante : « Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d’un seul 2. » Proust aurait pu écrire une telle phrase : si – comme Gourmont – il était singulier, tous deux l’étaient moins qu’ils ne le pensaient ; ils étaient d’abord de leur temps. Limiter le fait stylistique à la seule signature d’auteur délégitime ou du moins limite drastiquement toute démarche historique, en ce que celle-ci veut établir l’évolution générale des pratiques rédactionnelles et tente d’en stabiliser les mécanismes. Le physiologisme de Gourmont interdit de fait toute appréhension collective des observables langagiers : « S’il est impossible d’établir le rapport exact, nécessaire, de tel style à telle sensibilité, on peut cependant affirmer une étroite dépendance. Nous écrivons, comme nous sentons, comme nous pensons, avec notre corps tout entier 3. » Si la stylistique s’en tient là et ne considère les protocoles rédactionnels qu’en tant qu’ils sont « singuliers », elle est alors libérée du souci historique. Elle s’intéressera au discours indirect libre ou au récit au présent chez tel auteur, mais sans se demander pourquoi, par exemple, l’évolution du premier a été synchrone dans toute l’Europe, celle du second asynchrone dans l’ensemble des traditions occidentales. L’erreur de raisonnement est patente : je ne puis juger du discours indirect libre chez Emile Zola ou Virginia Woolf, du récit au présent chez John Updike ou Marguerite Duras, que si j’ai d’abord mesuré l’impact et l’histoire de changements formels qui ne se laissent que très partiellement réduire à des options individuelles. 1. Voir Gilles Philippe, « Mind the gap : stylistics, linguistics and literary history », dans Jan Baetens et Dirk de Geest (dir.), Writing Literary History, Leuven, Peeters (à paraître). 2. Remy de Gourmont, La Culture des idées (1900), Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2008, p. 21-22. 3. Remy de Gourmont, Le Problème du style (1902), Paris, Mercure de France, 1916, p. 9. Poetique 181_01.indd 7 15/03/2017 15:43 8 Gilles Philippe Le psychologisme de Leo Spitzer, qui voit dans le « trait de style » la réalisation d’une personnalité, s’accommode ainsi fort mal d’une réflexion sur le changement stylistique, et l’exhibition même de son ambition historique peut laisser perplexe. Le philologue autrichien a en effet voulu trouver un uploads/Litterature/ 2017-gphilippe-poetique.pdf

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