Revue des Études Augustiniennes, 44 (1998), 3-11 Tertullien joue de la distance
Revue des Études Augustiniennes, 44 (1998), 3-11 Tertullien joue de la distance Le jeu des personnes verbales dans le De cultu feminarum Les deux livres de Tertullien réunis sous le titre De cultu feminarum (éd. M. Turcan, Paris, Le Cerf, 1971 ; Sources chrétiennes, n° 173) s'ouvrent par deux interpellations semblables sórores dilectissimae (I,1,1) et ancillae Dei uiui, conseruae et sórores meae (II, 1, 1). Ces interpellations instaurent une relation du sujet qui parle avec le groupe des allocutaires ; le locuteur est ensuite marqué au livre I par les premières personnes dicam et dico, avec plus de poids au livre II par le possessif meae et les verbes deputor et audeo ; les lectrices le sont par le pronom de la deuxième personne du pluriel, nulla uestrum (I), uobiscum, ad uos (II). Le rapport est pourtant modulé dans le premier cas par une prise de distance délicate à l'égard d'une attitude coupable, exprimée à la troisième personne du singulier, nulla ... appetisset (1, 1) et par là regardée comme celle d'un tiers éventuel dont l'exclusion renforce la soli- darité des interlocuteurs. L'abondance verbale du livre II est le support d'une insistance explicite sur cette solidarité, puisque le locuteur souligne qu'il inter- vient au double titre de la communauté dans le service du Christ et de la fraternité, iure conseruitii et fraternitatis, qui l'intègre au groupe à qui il s'adresse, deputor uobiscum, au point qu'il peut poursuivre à la première personne du pluriel, parlant au nom des hommes aussi bien que des femmes, cum omnes templum Dei simus (1, 1). La délicatesse (I) ou la chaleur (II) de la relation ego-uos sont pourtant aus- sitôt transformées. La prudence du livre I est suivie d'une agression indivi- duelle stricte, la malédiction par laquelle, dans le récit de la Genèse (3,16), Dieu annonce à Ève son destin futur, paries, est reprise au présent sans aucune indication de parole rapportée, in doloribus ... paris, mulier, et chaque lectrice doit se reconnaître personnellement dans la coupable ainsi désignée par son châtiment : et Euam te esse nescis ? (1, 1). Après une sorte de parenthèse très 4 JEAA ROUSSELET brève super istum sexum et le glissement à la troisième personne du singulier qu'elle entraîne, la violence de la mise en cause individuelle accumule les griefs sous la forme qui a été donnée plus tard, à l'inverse, à la glorification litanique de Marie : tu es diaboli ianua, tu es ... en six accusations dont la dernière évoque très crûment le thème de la parure : «et ton intention est de couvrir d'ornements tes tuniques de peau ?», et adornan tibi in mente est super pelliceas tuas tunicas ? (1, 2). L'association forte du livre II fait place à la relation solennelle du maître qui s'arroge le pluriel nos pour annoncer à ses sœurs qu'il va leur enseigner les règles pratiques d'une démarche chaste, mais qui fait assaut de modestie au singulier mihi et modère l'implication de ses auditrices dans ses reproches en recourant pour elles à la troisième personne du pluriel, pleraeque ... ingrediuntur (1,2). La même instabilité dans la relation, la même diversité peuvent être relevées dans la totalité du De cultu feminarum. Plutôt que de continuer à la suivre fastidieusement phrase par phrase, en multipliant les redites, il est utile d'en regrouper les diverses formes dans une analyse de renonciation mise en œuvre par Tertullien, sous les principes de clarification que donne C. Kerbrat- Orecchioni dans Uénonciation de la subjectivité dans le langage, 2e éd., Paris, A.Colin, 1984, p. 40 et suiv., pour décrire le jeu, ou l'art de la variété dans les relations que Tertullien impose à sa ou ses lectrices. * * Une précaution préliminaire conduit à exclure de cette revue deux développements érudits, ou plus exactement à y reconnaître la distance la plus grande du locuteur à son public et à son propre discours. Le premier, en I, 3, soutient l'authenticité du Livre d'Enoch, avec deux interventions qui justifient la mise au point, scio, opinor (3, 1) et la référence à l'intérêt des chrétiens, a nobis, ad nos, legimus (3, 3). Le second présente, en I, 5-8, des données techniques sur les bijoux et les tissus ; l'auditoire y intervient par une objection anonyme caractéristique de la diatribe, avec le terme le plus faible de l'argumentation, ceterum (8, 3), et un sarcasme se scandalise que «la chré- tienne» puisse emprunter la parure qu'on prétend trouver au front des dra- gons, hoc quoque deerat christianae ! (6, 3). Une seule fois la relation ego-uos est restaurée pour stigmatiser une opération de dénaturation au reste difficile à identifier : uelis, quae ... transfiguratis (8, 1 ; cf. M. Turcan, note ad loc, p. 77-78). Le maître n'intervient à la première personne que pour introduire une prétention, taceo (5, 3) ou pour opposer le goût de l'huître à celui de la palourde, non dico (6, 2). Dans un exposé de ce type, la stabilité dans la distance la plus grande est caractéristique du ton didactique. Ces excursus peuvent être opportuns mais ils sont dans un contraste très fort avec les critiques, les invectives, les recommandations dont est fait l'essentiel de l'ouvrage, avec la diversité ou flexibilité sur laquelle M. Turcan attire TERTULLIEN JOUE DE LA DISTANCE 5 l'attention dans son introduction (p.33, 34, 38) et que nous allons observer sous le point de vue particulier de la distance en dénombrant les segments ou sections caractérisés par la personne et le nombre qui réfèrent soit aux lectrices, soit à l'auteur, soit à l'ensemble lectrices-auteur, et situés entre deux sections où ces partenaires sont désignés autrement. 1 - Les allocutaires de Tertullien, à qui l'auteur pouvait lire personnellement ses monitions, ou qui elles-mêmes les lisaient ou les lisent en groupe ou individuellement, interviennent sous six désignations. 1.1.1 - Nous avons vu que la deuxième personne du pluriel, uos, définit la relation inaugurale dans les deux livres. Cest ce qui dédie l'ouvrage aux lectrices chrétiennes, non pas à une correspondante particulière. C'est le rapport de base auquel Tertullien revient le plus souvent lorsqu'il se distingue lui-même de son public, puisqu'il marque 20 sections (trois au livre I, dix-sept au livre II) et que les autres désignations des femmes peuvent être interprétées comme des refus de ce rapport simple et dominant, par lequel le maître conclut ses recommandations comme il les avait introduites, en promettant à ses disciples dociles le bonheur en ces termes Deum habebitis amatorem (II, 13, 7). 1.1.2 - Le passage à la deuxième personne du singulier, tu, est violemment agressif ; c'est par lui qu'est exprimée la responsabilité de la femme qui enrichit ses moyens de séduction et expose l'homme à la chute, comme Ève avait entraîné Adam (I, 1, 1, cf. supra) ; même si elle ne succombe pas elle- même, elle risque de blesser celui dont elle a éveillé le désir : facta es tu gladius Uli, «cela a fait de toi un glaive qui le frappe» (II, 2, 4) ; ambino et prostitutio sont les deux fautes que la chrétienne doit savoir éviter et sur lesquelles l'auteur veut éclairer sa lectrice en l'interpellant ut prospicias, Dei ancilla - sous le titre qui l'oppose à Eve et que Marie s'est donné en répondant à l'archange (I, 4, 2). Le tu a ces implications fortes, dans des interventions brèves, sous forme interrogative, en II, 2, 1; 4, 2; 11, 3. Au total 6 occurrences. 1.2.1 - Comme pour apaiser la relation, Tertullien utilise une fois au livre I, onze fois au livre II, la troisième personne du pluriel en parlant des femmes. La prise de distance s'effectue par le passage à la généralité de la collectivité féminine, vouée par exemple à la vanité des outils de séduction par les anges dont la Genèse (6, 1-2) raconte l'amour pour les femmes, en I, 2, 1-3 et II, 7, 2. Dans la première de ces sections, le choix de l'apaisement par la distance est d'autant plus manifeste qu'il succède de très peu à la violente assimilation de chaque lectrice à la personne d'Eve par le recours à tu, dans le même type d'exploitation de l'histoire biblique du sexe féminin. Le même effet peut être obtenu (II, 1, 2) par un glissement subtil de uos - invitant l'auditoire à un examen de conscience, repris par pleraeque enim, après le délai d'une longue 6 JEAA ROUSSELET incise d'excuse et de deux appositions - à ingrediuntur, là où on attendait spontanément ingredimini. Le jeu est exactement inversé plus loin : aliae gesaunt..., affigitis praeterea... (7, 1) où la surenchère s'accompagne d'âpreté. Les femmes, Mae, ainsi désignées et comme exclues du groupe locuteur- allocutaires, sont maudites ou coupables : in illum (Deum) delinquunt (II, 5, 2) ; elles semblent aller jusqu'à renier leur patrie humaine pour des usages barbares : pudet eas etiam nationis suae (II, 6, 1) ; certaines pourraient accuser Tertullien de misogynie videlicet nunc ut uir et sexu aemulus feminas a suis depello (II, 8, 1). Une seule fois ce sont les chrétiennes en uploads/Litterature/ 44-reaug-1998-nr-1-2.pdf
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- Publié le Fev 15, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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