À la recherche d’un homme égal à Spinoza. G. W. Leibniz et la Demonstratio evan
À la recherche d’un homme égal à Spinoza. G. W. Leibniz et la Demonstratio evangelica de Pierre-Daniel Huet INTRODUCTION Nous proposons ici une analyse de la réception leibnizienne de la Demonstratio evangelica de Pierre-Daniel Huet, particulièrement par rapport à la réfutation de Spi- noza que Huet propose dans son grand ouvrage de 16791. Quand Spinoza, en 1670, publie son Tractatus theologico-politicus, le livre produit un scandale sans précédent dans la République des lettres, surtout à cause de son exé- gèse biblique, vivement critiquée pour nier l’authenticité et la divinité de l’Écriture. Malgré deux lectures soutenues du traité scandaleux, fin 1670 et fin 1675, Leibniz ne rédige jamais lui-même une critique élaborée de l’exégèse spinozienne, probable- ment, nous le verrons, parce qu’il estime ne pas avoir les connaissances philo- logiques et linguistiques requises. Il s’engage, par contre, dans la recherche d’un « homme égal à Spinoza » capable de mener à bien une réfutation efficace de l’ouvrage périlleux. XVII e siècle, no 232, 58e année, no 3-2006 1. Ce texte fait partie d’un projet post-doctoral soutenu par la Fondation Carlsberg en 2004-2007. Nous utilisons les sigles suivants : 1 / Pierre-Daniel Huet : DE = Demonstratio evangelica. Nous indiquons d’abord la page d’après l’édition latine de 1690 (Demonstratio evangelica, Parisiis, Apud Danielem Hortemels, 1690), ensuite d’après la traduction française de l’abbé Migne (Démonstrations évangéliques, trad. M. L. Migne, dans Démonstrations évangéliques, vol. V, Paris, Petit-Montrouge, 1843). 2 / Gottfried Wilhelm Leibniz : A = Gottfried Wilhelm Leibniz. Sämtliche Schriften und Briefe, Aka- demie-Verlag, Berlin 1923-[?] ; GP = Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. C. I. Gerhardt, Hildesheim/New York, Georg Olms Verlag, 1978 ; EM = Pensées de Leibniz sur la religion et la morale, nouvelle édition, corrigée et augmentée, éd. M. Emery, Bruxelles, Société nationale pour la propagation des bons livres, 1838 ; Dutens = Opera omnia, éd. Ludovico Dutens, Genève, Fratres de Tournes, 1768 ; FDC = Œuvres, éd. L. A. Foucher de Careil, Hildesheim/New York, Georg Olms Verlag, 1969 ; C = Opuscules et fragments inédits, éd. Louis Couturat, Hildesheim/Zürich/New York, Georg Olms Verlag, 1988 ; Grua = G. W. Leibniz. Textes inédits, éd. Gaston Grua, Paris, PUF, 1948 ; NE = Nouveaux essais sur l’entendement humain (nous citons d’après l’édition de Gerhardt). Nous argumentons que la lecture leibnizienne de la Demonstratio evangelica (1679) de Pierre-Daniel Huet est inséparable de cette recherche. C’est de cette perspective que Leibniz évalue le travail de Huet et qu’il faut comprendre son admiration aussi bien que ses réserves vis-à-vis de la Demonstratio evangelica. Nous espérons montrer ici que Leibniz considère la réfutation huétienne de Spinoza comme réussie, malgré quelques vices de procédure, mais qu’il en rejette la théorie sous-jacente, jugée trop proche d’un scepticisme fidéiste pour s’accorder avec les fondements rationalistes de sa propre pensée. LEIBNIZ, HUET ET LE TRACTATUS THEOLOGICO-POLITICUS DE SPINOZA La première fois que Leibniz a vent du Tractatus theologico-politicus de Spinoza, c’est par son professeur à Leipzig, Jacob Thomasius, quand il lit son Adversus anonymum, de libertate philosophandi ; un texte paru suite à un séminaire tenu le 8 mai 1670 (et d’ailleurs la première réfutation publique de Spinoza)2. D’après la critique de Tho- masius, Leibniz estime qu’il s’agit d’un « livre intolérablement licencieux » écrit par un « arrogant individu »3. Spinoza exerce une « critique merveilleuse contre l’Écriture sainte »4. Leibniz se procure le livre de Spinoza fin 1670 ou début 1671, c’est-à-dire probablement avant de connaître l’identité de son auteur5. En mai 1671, il annonce à Johann Georg Graevius l’avoir lu6. Fin 1675, Leibniz relit le TTP sous l’influence d’un ami de Spinoza, l’Allemand Ehrenfried Walther von Tschirnhaus qu’il rencontre à Paris vers la fin de son séjour, fin septembre ou début octobre 16757. C’est une lecture encore plus soutenue que la première, faite la plume à la main. Leibniz en fait de longs extraits8. Dès la première lecture, Leibniz reconnaît en Spinoza un adversaire très habile. Déjà en 1671, il accorde au juif hollandais une « culture manifeste »9. Dans une lettre 388 Mogens Lærke 2. Cf. Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF, 1954, p. 38, 99 ; Jona- than Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford/New York, Oxford University Press, 2001, p. 282, 628. 3. Cf. Gottfried Wilhelm Leibniz, Leibniz-Thomasius. Correspondance 1663-1672, éd. Richard Bodéüs, Paris, Vrin, 1993, p. 261. 4. Ibid., p. 261. Voir aussi Edwin Curley, « Homo Audax. Leibniz, Oldenburg and the TTP », dans Leibniz’ Auseinandersetzung mit Vorgängern und Zeitgenossen, Studia Leibnitiana, Supplementa XXVII, Stutt- gart, Franz Steiner Verlag, 1990, p. 277-312. 5. Cf. Ursula Goldenbaum, « Leibniz et Spinoza, le Traité théologico-politique », dans DATA, Fontenay/Saint-Cloud, ENS, février 1997, p. 14. 6. Cf. A I-1, p. 148. 7. Tschirnhaus arrive à Paris fin septembre 1675. Il y reste pendant neuf mois. Le premier témoi- gnage de la relation amicale entre les deux savants date d’octobre 1675. Cf. Joseph Ehrenfried Hoff- mann, « Tschirnhaus und Leibniz in Paris », dans Akten des II. Internationaler Leibniz-Kongress, 17.-22. juli 1972, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1974, vol. II, p. 50. 8. Cf. A VI-3, p. 248-274. Friedmann date à tort ces extraits de 1671-1672, c’est-à-dire au moment de la première lecture (cf. Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza, Paris, Gallimard, 1975, p. 92, 366-367). Pour un chercheur, les extraits du TTP sont cause de déception, puisqu’il ne s’agit justement que d’extraits : il n’y a pas de prise de position – sauf une petite remarque, intéressante en soi, mais qui ne concerne pas notre présent propos : en marge des extraits du chapitre XIV, Leibniz note : « Deum non esse animum, sed esse naturam rerum, etc., quod non probo » (A VI-3, p. 269-270). 9. A-1, p. 148. de recommandation qu’Hermann Schuller envoie à Spinoza le 14 novembre 1675, il insiste sur le fait que, selon Tschirnhaus, « Leibniz fait grand cas du Traité théolo- gico-politique [...] »10. Aucune raison de douter de la sincérité de Leibniz sur ce point : s’il abhorre le travail de Spinoza du point de vue moral et théologique, il ne peut que l’estimer du point de vue de la rigueur de ses analyses et de la profondeur de ses conclusions. Leibniz écrit ainsi à Johann Friedrich à propos du Tractatus que « pour l’examiner il faudroit entrer dans un détail [...] qui demande une application toute particulière »11. Pour cette raison même, Leibniz n’accepte pas n’importe quelle réfutation de Spi- noza : elle doit être « plus savante et solide que véhémente et acerbe (car ce genre de style rend les meilleures causes suspectes) »12. Et, surtout, elle doit être menée à bien par « un homme égal à Spinoza par l’érudition mais l’emportant sur lui par son res- pect du christianisme »13. Réfuter Spinoza sans habileté serait plus nuisible que de ne pas le faire. Il est tout à fait d’accord avec ce que Henri Justel fait remarquer (d’ailleurs à propos de la Demonstratio evangelica de Pierre-Daniel Huet) : « Il est inutile d’entreprendre l’apologie de la religion Chretienne qui doit estre deffendue forte- ment ou point du tout »14. Or Leibniz ne se propose pas lui-même pour ce travail. Pourquoi ? Dans le Trac- tatus theologico-politicus, Spinoza insiste sur le fait que sa méthode d’exégèse biblique exige une connaissance supérieure de la langue hébraïque et de son histoire15. C’est une exigence également valable pour une réfutation de cette méthode. Leibniz lui-même est de toute façon trop attaché à la tradition humaniste pour ne pas juger importantes les connaissances philologiques pour l’interprétation de l’Écriture. À suivre une lettre que Leibniz écrit avant même d’avoir lu le Tractatus theologico-politicus, il est fort conscient de l’érudition nécessaire pour entreprendre la défense de la reli- gion contre les libertins et les naturalistes : C’est un ouvrage presque immense qu’une réfutation solide et complète de tout ce qu’on peut objecter contre la religion chrétienne, parce qu’une sem- blable réfutation enveloppe toutes les grandes difficultés de la théologie exégétique, historique, scolastique et polémique [...]. Afin que la victoire fût parfaitement com- plète, et que la bouche fût à jamais fermée aux impies, je ne me lasse pas de désirer qu’un jour il s’élève quelque homme savant dans l’histoire, les langues, la philo- sophie, en un mot dans tous les genres d’érudition, qui montre avec évidence toute l’harmonie et la beauté de la religion chrétienne, et qui dissipe sans retour les objec- tions innombrables qu’on peut proposer contre ses dogmes, son texte et son histoire.16 À la recherche d’un homme égal à Spinoza 389 10. Lettre LXXI, dans Spinoza, Œuvres complètes, vol. IV, éd. Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1964-1966, p. 332. 11. A II-1, p. 303. 12. A II-1, p. 208. 13. A I-1, p. 148. 14. A I-2, p. 247 ; GP III, p. 187. 15. Cf. B. de Spinoza, Traité théologico-politique, Œuvres, t. III, éd. F. Akkerman, J. Lagrée et P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999, p. 296-299. 16. A I-1, p. 85 ; trad. in EM I, uploads/Litterature/ a-la-recherche-d-un-homme-egal-a-spinoza.pdf
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- Publié le Nov 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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