Enfance et l'écriture autobiographique • L'incipit d'Enfance s'ouvre, de façon

Enfance et l'écriture autobiographique • L'incipit d'Enfance s'ouvre, de façon originale, par une conversation entre deux voix narratives. Le jeu des questions et des réponses révèle le sujet de l'œuvre, « Évoquer tes souvenirs d'enfance », sur les difficultés de les écrire, de trouver les mots, « Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas », sans pour autant tomber dans le conformisme du genre autobiographique. Le sujet est précisé quelques lignes plus loin en mettant l'accent sur le flou des souvenirs et des sensations, sur leur importance comme point central de l'œuvre : « Tu n'as vraiment pas oublié comment c'était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s'échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? » Le lien identitaire entre Nathalie Sarraute, les deux voix narratrices et celle de l'héroïne Natacha (Natalia ou Natacha Ilinitchna Tcherniak est le nom russe de Nathalie Sarraute avant son mariage avec Raymond Sarraute) ne fait pas de doute. Le « je » se dédouble donc en deux voix qui conversent. L'auteur souhaite ainsi donner une forme de vitalité dans la reconstruction de ses souvenirs et de leurs sensations. C'est également pour cette raison que le présent de l'énonciation est utilisé, car il mêle à lui tout seul le temps du souvenir et le temps de la narration. Enfance aborde une partie seulement de l'enfance de Nathalie Sarraute, ses onze premières années. L'auteur interroge ses souvenirs, l'émergence de ces derniers et la scène même des souvenirs, de son enfance partagée entre ses parents divorcés, entre la France, la Suisse et la Russie, entre Paris et Saint-Pétersbourg. L'émergence du souvenir est parfois teintée d'une violence émotionnelle comme le geste qui déchire le fauteuil. Un montage de voix • L'incipit renseigne le lecteur sur les trois voix en présence : deux voix discutent du projet autobiographique dont l'une est la voix narratrice qui décide d'évoquer ses souvenirs d'enfance et l'autre qui incarne l'interlocuteur critique. La troisième voix correspond à Natacha qui est l'enfant narrateur. La voix critique exerce une grande vigilance à l'égard de la voix narratrice : elle l'interrompt pour l'aider dans sa résurgence progressive des souvenirs, elle l'invite à analyser les souvenirs retracés et les sensations ressenties, « Tu sentais vraiment cela à ce moment ? », elle porte sur elle un regard bienveillant afin de l'aider dans l'émergence des souvenirs, « Et c'est tout ? Tu n'as rien senti d'autre ? Mais regarde… maman et Kolia discutent, s'animent, ils font semblant de se battre, ils rient et tu t'approches, tu enserres de tes bras la jupe de ta mère et elle se dégage… » La voix narratrice écoute bien souvent la voix de l'enfant, elle l'analyse au point d'établir une véritable conversation avec l'enfant, par exemple à propos de ses lectures. Cette conversation se remarque grâce à l'enchaînement cohérent des paroles, à l'utilisation typographique des tirets. Elle peut tout au contraire prendre de la distance avec la voix de l'enfant pour commenter son passé comme le lien qui unit l'enfant à son père. La voix de l'enfant est celle par qui les souvenirs remontent. Elle est celle qui observe les adultes, qui les écoute, qui donne à voir leurs faits et gestes tout en les commentant. La voix de l'enfant fait part aussi de ses lectures, comme David Copperfield, Sans Famille, La Case de l'oncle Tom, Rocambole tout en donnant son jugement critique, ses émotions. Cette réactivité témoigne de la précocité et de l'intelligence de cette jeune enfant qui est une lectrice avertie. Est-ce aussi une façon d'inscrire son destin d'écrivain ? L'entrelacement de ces trois voix est nécessaire à l'émergence et à l'analyse émotionnelle, aux tropismes des souvenirs, il assure également l'originalité de ce récit autobiographique en dévoilant clairement ce qui appartient à la réalité et à la fiction. Le récit de l'enfance • Mais Enfance ne se réduit pas à un simple dialogue à trois voix. L'œuvre contient les caractéristiques du récit bien que ce dernier ait des contours quelque peu sinueux et ne vise en rien la linéarité des souvenirs racontés. Le dialogue n'est pas coupé de son objectif premier, à savoir retrouver les souvenirs enfouis et en saisir les émotions et sensations. Le dialogue sert directement la structure narrative et est une marque de l'auteur. Nathalie Sarraute délaisse volontairement intrigue, personnages, narration linéaire et longue description au profit d'un dialogue qui fait surgir la conscience même de chaque personnage et qui n'empêche en rien de structurer le récit. Malgré l'impression d'un enchaînement hasardeux entre chaque chapitre, un ordre sous- jacent existe. D'un point de vue temporel, le lecteur sait que les souvenirs racontés couvrent les années 1902 à 1914. Il apprend au début du livre que Natacha doit « avoir entre cinq ou six ans », qu'elle a ensuite à peine « neuf ans » et qu'à la fin du livre, elle a eu onze ans le 18 juillet. La déclaration de la Première Guerre mondiale est mentionnée : « Et puis au mois d'août, le tambour a annoncé la mobilisation générale. ». Le lecteur parvient à retracer la vie sinueuse de l'enfant, suit avec une certaine aisance les différents déplacements de Natacha et les lieux côtoyés en raison du divorce de ses parents : les vacances en Suisse avec son père au début du livre, sa vie à Paris avec sa mère et Kolia « dans ce petit appartement de la rue Flatters à peine meublé et assez sombre », son retour en Russie à l'âge de trois ans, ses vacances dans la maison de l'oncle Gricha, son retour à Paris quand elle a neuf ans pour vivre avec son père près du parc Montsouris, le temps passé avec sa mère à Saint-Georges- de-Didonne, « dans une jolie maison » (259), son installation à Vanves où son « père s'efforce de reconstituer en bien plus petit sa "fabrique de matières colorantes" d'Ivanovo », le retour final à Paris, « avenue d'Orléans ». Cette forme de discontinuité n'empêche en rien au récit de conserver logique, sens et unité dans cette remontée des souvenirs et permet au lecteur de bien comprendre le travail effectué par Nathalie Sarraute. II. Les différents thèmes Les rapports complexes et paradoxaux avec la mère • Au début du livre, la mère est absente physiquement, mais très présente dans l'esprit de l'enfant qui ne cesse de se répéter les conseils de sa mère notamment sur la façon de bien « mâcher les aliments ». Toujours absente, la mère est liée à la lumière dans l'imaginaire de Natacha. L'enfant la rapproche de la « lumière gris argenté » de Saint-Pétersbourg. Pourtant, les marques affectives, les effusions de tendresse entre la mère et l'enfant sont difficiles, rares et sombrent souvent dans une forme d'indifférence (255-256). Le contact physique est souvent évité : « J'entre dans une grande pièce claire où maman et Kolia m'embrassent, m'écartent d'eux pour mieux me voir… » La mère ne console pas l'enfant qui pleure lors de leur séparation. La mère n'appelle presque jamais Natacha par son prénom lui préférant divers diminutifs, « mon lapin blanc », « mon petit chaton ». La mère est aussi celle qui trahit Natacha : cette dernière lui confie qu'elle n'est pas très heureuse avec son père, elle lui manque. La mère s'empresse de le rapporter à son ex-mari. La confiance entre la mère et l'enfant est définitivement rompue. La mère est aussi celle qui fait s'interroger, non sans tourments, l'enfant sur l'amour maternel : « Un vrai enfant empli de sentiments qu'ont tous les vrais enfants, un enfant qui aime sa mère… » À la mère naturelle, se substitue la seconde épouse de son père, Véra. Là aussi, les rapports avec Natacha sont ambivalents : Natacha est tour à tour acceptée, ignorée, elle subit les humeurs de sa belle-mère, elle est victime d'injustices et d'abandon à la naissance de sa demi-sœur, Lili. Des liens différents et complices avec le père • Le père remplace la mère dans son absence de tendresse et d'affection. C'est le père qui apprend à l'enfant à compter, à connaître les jours de la semaine, à la rassurer, à la consoler lors des départs de sa mère, à la soigner lors de sa mauvaise réaction à un vaccin. Malgré l'empreinte d'une immense pudeur, c'est le père qui confère à Natacha des gestes affectueux et des surnoms remplis d'amour : « Tachok ou le diminutif de ce diminutif ; Tachotchek… et aussi ce nom comique qu'il me donne : Pigalitza… quand je lui demande ce que c'est, il me dit que c'est le nom d'un petit oiseau. » Avec tous ces éléments, le père devient vite une figure idéale aux yeux de l'enfant, une figure fondatrice pour la construction de sa propre personnalité, pour ses relations avec les autres (sa mère, Véra). III. L'écriture et la mémoire Mots, langage et écriture • Pour Natacha, les mots sont d'abord liés à la mère et à ses paroles. L'enfant intériorise les recommandations de sa mère concernant les aliments, uploads/Litterature/ en-effet.pdf

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