Moshe Idel A la recherche de la langue originelle : le témoignage du nourrisson
Moshe Idel A la recherche de la langue originelle : le témoignage du nourrisson In: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°4, 1996. pp. 415-442. Abstract In search of the Original Language : the Infant Ordeal This study discusses the emergence of the mediaeval view of Hebrew as the first and perfect language. The most articulated versions of this theory emerged in the context of a polemic with the Muslim claim of superiority of the Arabic language. One of the "loci probantes" for this claim is a story stemming from Herodot on an experiment done with an infant in order to discover the original language. While most of the Kabbalists believed that the infant spoke Hebrew, Abraham Abulafia rejected this view. Most of the discussions on this experiment come from Italian authors or from authors who have written in Italy. The Jewish authors were more interested in the superiority of Hebrew, while the Christian thinkers were more concerned with the concept of the perfect language. Résumé Cet article traite de l'émergence de la conception médiévale qui voit dans l'hébreu la langue primordiale et parfaite. Elle vit le jour dans le cadre de la polémique dirigée contre les Musulmans qui proclamaient la supériorité de la langue arabe. Les uns et les autres se référaient à Hérodote qui raconte une expérience menée sur de jeunes enfants pour retrouver la langue originelle. Contrairement à la plupart des kabbalistes, Abulafia ne pensait pas que ces enfants aient parlé hébreu. La majeure partie des discussions consacrées à cette expérience émane d'auteurs italiens ou ayant écrit en Italie. Les auteurs juifs s'intéressaient davantage à la supériorité de l'hébreu, alors que les penseurs chrétiens étaient plus préoccupés par le concept de langue parfaite. Citer ce document / Cite this document : Idel Moshe. A la recherche de la langue originelle : le témoignage du nourrisson. In: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°4, 1996. pp. 415-442. doi : 10.3406/rhr.1996.1198 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1996_num_213_4_1198 MOSHE IDEL Université Hébraïque de Jérusalem A la recherche de la langue originelle le témoignage du nourrisson Cet article traite de l'émergence de la conception médiévale qui voit dans l'hébreu la langue primordiale et parfaite. Elle vit le jour dans le cadre de la polémique dirigée contre les Musulmans qui proclamaient la supériorité de la langue arabe. Les uns et les autres se référaient à Hérodote qui raconte une expérience menée sur de jeunes enfants pour retrouver la langue originelle. Contrairement à la plupart des kabba- listes, Abulafia ne pensait pas que ces enfants aient parlé hébreu. La majeure partie des discussions consacrées à cette expérience émane d'auteurs italiens ou ayant écrit en Italie. Les auteurs juifs s 'intéres saient davantage à la supériorité de l'hébreu, alors que les penseurs chrétiens étaient plus préoccupés par le concept de langue parfaite. In search of the Original Language : the Infant Ordeal This study discusses the emergence of the mediaeval view of Hebrew as the first and perfect language. The most articulated versions of this theory emerged in the context of a polemic with the Muslim claim of superiority of the Arabic language. One of the loci probantes for this claim is a story stemming from Herodot on an experiment done with an infant in order to discover the original language. While most of the Kab- balists believed that the infant spoke Hebrew, Abraham Abulafia rejec ted this view. Most of the discussions on this experiment come from Ita lian authors or from authors who have written in Italy. The Jewish authors were more interested in the superiority of Hebrew, while the Christian thinkers were more concerned with the concept of the perfect language. Revue de l'Histoire des Religions, 213-4/1996, p. 415 à 442 La quête d'une langue réputée primordiale n'a jamais cessé de hanter les esprits : nombreux furent les kabbalistes qui se lan cèrent dans cette recherche, comme nous allons le voir dans le présent article. Même certains linguistes modernes se sont essayés à reconstituer une prétendue Urspraché. Depuis le Moyen Age, des millions de Juifs ont tenu pour évident que cette langue originelle n'était autre que l'hébreu. A la lecture de la Bible où l'on apprend que Dieu recourut à la langue hébraïque pour créer le monde et pour se révéler à lui, nombre de Juifs de l'Antiquité ou du Moyen Age en conclurent que les premiers dia logues de l'histoire humaine se tinrent en hébreu. Cette opinion a d'ailleurs été explicitée dans une discussion midrashique2. C'est le théologien du XIIe siècle Juda Halévy qui a exprimé cette conception sous sa forme la plus élaborée lors qu'il entreprit de démontrer à tout prix la perfection de la langue hébraïque. Cette affirmation est une réplique à la pré tention qu'avaient les Musulmans de prouver la supériorité du Coran et de l'arabe ('arabiyyeh). C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la première tentative visant à déployer une argumentation en règle en faveur de la perfection et de l'excellence de la langue hébraïque. Mais, à partir du milieu du XIIe siècle, certains penseurs juifs qui abordèrent la ques tion de la nature du langage se montrèrent moins convaincus de la supériorité de l'hébreu3. Il semble que, à elle seule, l'au- 1. Sur ce point, voir Steven Pinker, The Language Instinct: How the Mind creates Language, New York, Harper Perennial, 1995, p. 231-261; George Steiner, After Babel. Aspects of Language and Translation, Oxford, Oxford University Press, 1975, p. 474. 2. Voir les passages de la littérature rabbinique ayant trait à ce sujet qui ont été rassemblés par Louis Ginzberg, Legends of the Jews, Philadelphie, jps, 1968, t. V, p. 205-206, п. 91. 3. Sur ce point, voir Nehemiah Alony, «Le Kuzari. Une polémique contre la arabiyyeh », Eshel Beer Sheva, études de pensée juive, t. II, éd. G. Blidstein, R. Bonfil, Y. Salmon, Beer Sheva, 1980, p. 113-114 (hébreu); voir aussi Yochanan Silman, Penseur et voyant, le développement de la pensée de R. Juda Halévy dans le Kuzari, Ramat Gan, Bar Han University Press, 1985, p. 86-89 (hébreu). A LA RECHERCHE DE LA LANGUE ORIGINELLE 417 torité de la Bible n'était pas suffisante pour affirmer le carac tère primordial de l'hébreu. Peu à peu, ceux qui traitaient ce thème se mirent à avancer des preuves plus expérimentales. Cette défiance vis-à-vis des «preuves» contenues dans les canons mythiques dont l'autorité était reconnue aussi bien par les Juifs que par les Chrétiens, est un tournant significatif par rapport aux attitudes antérieures, plus naïves, voire même plus crédules. Cette évolution doit beaucoup à la rencontre avec l'approche plus naturaliste qui caractérise les sources philosophiques et scientifiques grecques connues par le tr uchement de la langue et de la culture arabes. Les intellectuels juifs qui remettaient en question la croyance simpliste en une primauté de l'hébreu voyaient que les communautés rel igieuses de l'environnement non juif étaient unanimes sur ce point et cela ne les encourageait guère à affirmer que leur langue sainte fût la langue primordiale. Avant de commencer le passage en revue des diverses ver sions de l'histoire des nourrissons, il convient de signaler que la première occurrence littéraire d'une expérience menée sur des enfants sauvages pour établir quelle est la première langue figure chez Hérodote {Histoires, II, 2). Le même thème réappar aît au Moyen Age dans la Chronique de Salimbene qui raconte les extravagances de Frédéric II. En somme, cette question n'a pas attiré l'attention des auteurs chrétiens : si Salimbene ment ionne l'expérience attribuée au célèbre roi, c'est moins par intérêt pour la question de la langue primordiale que pour illustrer la cruauté du roi, même si la question de la première langue semble ne pas l'avoir laissé indifférent. Quoi qu'il en soit, Г « expérience » de Frédéric II n'a pas fourni de réponse à la question de savoir quelle langue, de l'hébreu, du grec, du latin ou de l'arabe, est la première de toutes ; elle n'a pas non plus permis de vérifier si les enfants allaient parler la langue de leurs parents, car de toute façon, ces enfants succombèrent au traitement qui leur fut infligé4. 4. Voir Cronica Fratris Salimbene, Monumentu Germanicae Historiae, t. XXXII, p. 350. 418 MOSHE IDEL I. TROIS ATTITUDES PHILOSOPHIQUES 1. La phonétique sémitique, langue originale Rabbi Abraham Ibn Ezra, penseur, commentateur, astr onome et grammairien5 qui vécut au milieu du XIIe siècle, avait déjà abordé cette question dans le Sefer Safa Berura, un de ses nombreux écrits sur la langue hébraïque : «Ainsi donc je cherchai à découvrir quelle est la première6 de toutes les langues. Beaucoup disaient que l'araméen était la langue la plus ancienne7, prétendant que l'homme avait la faculté innée de la parler sans l'avoir apprise de personne. Si l'on mettait un nouveau-né dans un endroit désert avec pour seul compagnie une nourrice muette, cet enfant finirait par parler araméen. Et c'est l'enseignement d'une autre langue à un enfant qui lui ferait oublier la langue de sa naissance8. Mais ces propos sont complètement absurdes, car ce que l'on apprend de manière contingente ne peut faire oublier uploads/Litterature/ a-la-recherche-de-la-langue-originelle-moshe-idel-pdf.pdf
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- Publié le Dec 02, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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