Communications Rhétorique de l'image Roland Barthes Citer ce document / Cite th

Communications Rhétorique de l'image Roland Barthes Citer ce document / Cite this document : Barthes Roland. Rhétorique de l'image. In: Communications, 4, 1964. Recherches sémiologiques. pp. 40-51; doi : 10.3406/comm.1964.1027 http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1027 Document généré le 03/06/2016 Roland Barthes Rhétorique de l'image Selon une étymologie ancienne, le mot image devrait être rattaché à la racine de imitari. Nous voici tout de suite au cœur du problème le plus important qui puisse se poser à la sémiologie des images : la représentation analogique (la « copie ») peut-elle produire de véritables systèmes de signes et non plus seulement de simples agglutinations de symboles ? Un « code » analogique — et non plus digital — est-il concevable ? On sait que les linguistes renvoient hors du langage toute communication par analogie, du « langage » des abeilles au « langage » par gestes, du moment que ces communications ne sont pas doublement articulées, c'est-à-dire fondées en définitive sur une combinatoire d'unités digitales, comme le sont les phonèmes. Les linguistes ne sont pas seuls à suspecter la nature linguistique de l'image ; l'opinion commune elle aussi tient obscurément l'image pour un lieu de résistance au sens, au nom d'une certaine idée mythique de la Vie : l'image est re-présentation, c'est-à-dire en définitive résurrection, et l'on sait que l'intelligible est réputé antipathique au vécu. Ainsi, des deux côtés, l'analogie est sentie comme un sens pauvre : les uns pensent que l'image est un système très rudimentaire par rapport à la langue, et les autres que la signification ne peut épuiser la richesse ineffable de l'image. Or, même et surtout si l'image est d'une certaine façon limite du sens, c'est à une véritable ontologie de la signification qu'elle permet de revenir. Comment le sens vient-il à l'image ? Où le sens finit-il ? et s'il finit, qu'y a-t-il au-delà ? C'est la question que l'on voudrait poser ici en soumettant l'image à une analyse spectrale des messages qu'elle peut contenir. On se donnera au départ une facilité — considérable : on n'étudiera que l'image publicitaire. Pourquoi ? Parce qu'en publicité, la signification de l'image est assurément intentionnelle : ce sont certains attributs du produit qui forment a priori les signifiés du message publicitaire et ces signifiés doivent être transmis aussi clairement que possible ; si l'image contient des signes, on est donc certain qu'en publicité ces signes sont pleins, formés en vue de la meilleure lecture : l'image publicitaire est franche, ou du moins emphatique. Les trois messages. Voici une publicité Panzani : des paquets de pâtes, une boîte, un sachet, des tomates, des oignons, des poivrons, un champignon, le tout sortant d'un filet 40 Rhétorique de V image à demi ouvert, dans des teintes jaunes et vertes sur fond rouge1. Essayons d' « écrémer » les différents messages qu'elle peut contenir. L'image livre tout de suite un premier message, dont la substance est linguistique ; les supports en sont la légende, marginale, et les étiquettes, qui, elles, sont insérées dans le naturel de la scène, comme « en abyme » ; le code dans lequel est prélevé ce message n'est autre que celui de la langue française ; pour être déchiffré, ce message n'exige d'autre savoir que la connaissance de l'écriture et du français. A vrai dire, ce message lui-même peut encore se décomposer, car le signe Panzani ne livre pas seulement le nom de la firme, mais aussi, par son assonance, un signifié supplémentaire qui est, si l'on veut, 1' « italianité » ; le message linguistique est donc double (du moins dans cette image) : de dénotation et de connotation ; toutefois, comme il n'y a ici qu'un seul signe typique 8, à savoir celui du langage articulé (écrit), on ne comptera qu'un seul message. Le message linguistique mis de côté, il reste l'image pure (même si les étiquettes en font partie à titre anecdotique). Cette image livre aussitôt une série de signes discontinus. Voici d'abord (cet ordre est indifférent, car ces signes ne sont pas linéaires), l'idée qu'il s'agit, dans la scène représentée, d'un retour du marché ; ce signifié implique lui-même deux valeurs euphoriques : celle de la fraîcheur des produits et celle de la préparation purement ménagère à laquelle ils sont destinés ; son signifiant est le filet entrouvert qui laisse s'épandre les provisions sur la table, comme « au déballé ». Pour lire ce premier signe, il suffit d'un savoir en quelque sorte implanté dans les usages d'une civilisation très large, où « faire soi-même son marché » s'oppose à l'approvisionnement expéditif (conserves, frigidaires) d'une civilisation plus « mécanique ». Un second signe est à peu près aussi évident ; son signifiant est la réunion de la tomate, du poivron et de la teinte tricolore (jaune, vert, rouge) de l'affiche ; son signifié est l'Italie, ou plutôt Y italianité ; ce signe est dans un rapport de redondance avec le signe connoté du message linguistique (l'assonance italienne du nom Panzani) ; le savoir mobilisé par ce signe est déjà plus particulier : c'est un savoir proprement « français » (les Italiens ne pourraient guère percevoir la connotation du nom propre, non plus probablement que l'italianité de la tomate et du poivron), fondé sur une connaissance de certains stéréotypes touristiques. Continuant d'explorer l'image (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit entièrement claire du premier coup), on y découvre sans peine au moins deux autres signes ; dans l'un, le rassemblement serré d'objets différents transmet l'idée d'un service culinaire total, comme si d'une part Panzani fournissait tout ce qui est nécessaire à un plat composé, et comme si d'autre part le concentré de la boite égalait les produits naturels qui l'entourent, la scène faisant le pont en quelque sorte entre l'origine des produits et leur dernier état ; dans l'autre signe, la composition, évoquant le souvenir de tant de peintures alimentaires renvoie à un signifié esthétique : c'est la « nature morte », ou comme il est mieux dit dans d'autres langues, le « still living » 3 ; le savoir nécessaire est ici fortement culturel. On 1. La description de la photographie est donnée ici avec prudence, car elle constitue déjà un méta-langage. On voudra bien se reporter à la reproduction de la p. 48. 2. On appelera signe typique le signe d'un système, dans la mesure où il est défini suffisamment par sa substance : le signe verbal, le signe iconique, le signe gestuel sont autant de signes typiques. 3. En français, l'expression « nature morte » se réfère à la présence originelle d'objets funèbres, tels un crâne, dans certains tableaux. 41 Roland Barthes pourrait suggérer qu'à ces quatre signes, s'ajoute une dernière information : celle-là même qui nous dit qu'il s'agit ici d'une publicité, et qui provient à la fois de la place de l'image dans la revue et de l'insistance des étiquettes Panzani (sans parler de la légende) ; mais cette dernière information est extensive à la scène ; elle échappe en quelque sorte à la signification, dans la mesure où la nature publicitaire de l'image est essentiellement fonctionnelle : proférer quelque chose ne veut pas dire forcément : je parle, sauf dans des systèmes délibérément réflexifs comme la littérature. Voilà donc pour cette image quatre signes, dont on présumera qu'ils forment un ensemble cohérent, car ils sont tous discontinus, obligent à un savoir généralement culturel et renvoient à des signifiés dont chacun est global (par exemple, Yitalianité), pénétré de valeurs euphoriques ; on y verra donc, succédant au message linguistique, un second message, de nature iconique.' Est-ce tout ? Si l'on retire tous ces signes de l'image, il y reste encore une certaine matière informationnelle ; privé de tout savoir, je continue à « lire » l'image, à « comprendre » qu'elle réunit dans un même espace un certain nombre d'objets identifiables (nommables), et non seulement des formes et des couleurs. Les signifiés de ce troisième message sont formés par les objets réels de la scène, les signifiants par ces mêmes objets photographiés, car il est évident que dans la représentation analogique le rapport de la chose signifiée et de l'image signifiante n'étant plus « arbitraire » (comme il l'est dans la langue), il n'est plus nécessaire de ménager le relai d'un troisième terme sous les espèces de l'image psychique de l'objet. Ce qui spécifie ce troisième message, c'est en effet que le rapport du signifié et du signifiant est quasi-tautologique ; sans doute la photographie implique un certain aménagement de la scène (cadrage, réduction, aplatissement), mais ce passage n'est pas une transformation (comme peut l'être un codage) ; il y a ici perte de l'équivalence (propre aux vrais systèmes de signes) et position d'une quasi-identité. Autrement dit, le signe de ce message n'est plus puisé dans une réserve institutionnelle, il n'est pas codé, et l'on a affaire à ce paradoxe (sur lequel on reviendra) d'un message sans code x. Cette particularité se retrouve au niveau du savoir investi dans la lecture du message : pour « lire » ce dernier (ou ce premier) uploads/Litterature/ panzani.pdf

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