1 À propos de deux ouvrages attribués à Ibn ‘Arabî : le K. al-mabâdî wa l-ghâyâ

1 À propos de deux ouvrages attribués à Ibn ‘Arabî : le K. al-mabâdî wa l-ghâyât li ma‘ânî l-hurûf et le K. mâhiyyat al-qalb1 Claude Addas et Michel Chodkiewicz Bien des écrits attribués au shaykh al-akbar suscitent des interrogations quant à leur authenticité. Dans certains cas, force est de reconnaître qu’il est difficile de trancher : absence de manuscrits “fiables” et absence, dans le texte, de mentions autobiographiques, de références à des écrits dont l’authenticité ne fait aucun doute mais, dans le même temps, le texte présente une forte tonalité akbarienne dans le fond et la forme, autrement dit dans les thèmes doctrinaux qu’il véhicule et dans le vocabulaire, la formulation qui les supportent. Le doute, dans ces cas de figure, persiste jusqu’à l’acquisition d’un manuscrit plus fiable. Dans d’autres cas en revanche – et ce sont, de fait, les plus fréquents – une longue et solide familiarité avec les écrits d’Ibn ‘Arabî permet de repérer la présence d’énoncés doctrinaux étrangers à son enseignement, voire incompatibles avec sa doctrine, d’un vocabulaire et d’un style qui diffèrent radicalement du sien et, par voie de conséquence, d’exclure l’attribution du texte en question à Ibn ‘Arabî. Tel est le cas du Shajarat al-kawn (RG 666), publié plus de quinze fois sous le nom d’Ibn Arabî et dont le véritable auteur est Ibn Ghânim al-Maqdisî (ob. 678/1280)2 ou encore du Tahdhîb al-alkhlâq (RG 745) dont S. 1. An English translation of this paper is downloadable at: http://ibnarabisociety.org/articles/two-books-attributed-to-ibn-arabi.html. 2. Cf., Younes Alaoui Mdaghri, “Critical study of the erroneous attribution of the book Shajarat al- Kawn to Ibn ‘Arabī instead of to Ibn Ghānim al-Maqdisī”, The Journal of Rotterdam Islamic and Social Sciences, 1, 1, janv. 2010, téléchargeable sur https://archive.org/details/ShajaratAlKavn. 2 Khalîl signalait, dès 19743, que son auteur n’est autre que Yahyâ Ibn ‘Adî. Mais le nom d’Ibn Arabî fait manifestement recette : ces ouvrages, et bien d’autres dont le caractère apocryphe ne fait aucun doute, continuent donc d’être édités, le plus souvent au Caire et à Beyrouth, sous le label “Ibn ‘Arabî”. En tout état de cause, c’est dans cette seconde catégorie d’écrits, attribués à tort au shaykh al-akbar, qu’il convient de classer, on va le voir, le K. al-mabâdî wa l-ghâyât édité par S. ‘Abd al-Fattâh en 2006 comme aussi la Mâhiyyat al-qalb publiée par Qâsim Muhammad ‘Abbâs en 20094. I) K. al-mabâdî wa l-ghâyât li ma‘ânî l-hurûf, éd. S. ‘Abd al-Fattâh, Beyrouth, 20065 Examinons, pour commencer, ce que nous dit le corpus akbarien sur la rédaction de cet ouvrage. Ibn ‘Arabî le mentionne dans les deux répertoires en lesquels il a recensé ses écrits, à savoir le Fihris6– où il figure dans la section des écrits “rendus publics” (bi aydî l-nâs) et, plus précisément, dans celle consacrée aux ouvrages traitant des “réalités subtiles” (al-haqâ’iq) – et l’Ijâza7, sans autre indication que son intitulé complet : K. al-mabâdî wa l-ghayât fî mâ tahwî ‘alayhi hurûf al-mu‘jam min al-‘ajâ’ib wa l-âyât ; il ne figure pas, en revanche, dans l’Ijâza accordée à Qûnawî8. Dans le K al-mîm wa l-waw wa l-nûn9, Ibn ‘Arabî signale avoir traité de la science des Lettres en trois ouvrages : dans un chapitre des Futûhât, “d’une longueur moyenne” (bâb wasît), dans un vaste chapitre (bâb basît) du Fath fâsî qu’il a intitulé al-Mabâdî wa l-ghâyât bimâ tatadammanahu hurûf al-mu‘jam min al- ‘ajâ’ib wa l-âyât et, enfin, dans un vaste ouvrage (kitâb basît) consacré aux Lettres 3. Cf., “Le Tahdhîb al-akhlâq de Yahyâ b. ‘Adî attribué à Gâhiz et Ibn ‘Arabî”, Arabica, 1974, 21, 2, pp. 118-138; ibid, “Nouveaux renseignements sur le Tahdhîb al-akhlaq”, Arabica, 1979, 26, 2, pp. 158-178. 4. Ces deux ouvrages sont recensés par O. Yahia dans son Répertoire Général (Histoire et classification de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, Damas, 1964,) sous RG 380 pour le premier et RG 249 pour le second. 5. Cet ouvrage est suivi du ‘Iqd al-manzûm fîmâ tahwîhi min al-khawâs wa l-‘ulûm attribué, de façon tout aussi abusive, à Ibn ‘Arabî qui, tel que se présente le texte édité par Fattâh, ne peut en être l’auteur. 6. Cf., “The Works of Ibn ‘Arabî in the light of a memorandum drawn up by him”, Bulletin of the Faculty of Arts 8 (1954), p. 199, n° 47. 7. Cf., Badawî, “Autobiobliografía de Ibn ‘Arabî”, in Quelques figures et thèmes de la philosophie islamique, Paris, 1979, p. 182, n°46. 8. Cf., G. Elmore, “Sadr al-Dîn al-Qûnawî’s personal study-list of books by Ibn al-‘Arabî”, Near Eastern Studies, 56, 3, juil. 1997, pp. 161-181. 9. Cf., éd. Hyderabad, 1948, p. 2. 3 isolées figurant au début de certaines sourates du Coran et dont il ne précise pas le titre10. Dans les Futûhât, Ibn ‘Arabî se réfère à neuf reprises au K. al-mabâdî, mais ces mentions, il importe de le souligner, figurent toutes au début de l’ouvrage – dont la rédaction est entamée, rappelons-le, lorsqu’Ibn ‘Arabî arrive à La Mecque, à la fin de l’an 598h – plus exactement, dans le chapitre 2 pour huit d’entre elles (cf., ed. Bulâq, 1329h, pp. 53, à trois reprises, 58, 65, 77, 87, 88) et dans le 26ème (p. 190) pour la neuvième mention. Des trois mentions figurant p. 53, on apprend, d’une part, que l’ouvrage est à peine entamé au moment où Ibn ‘Arabî rédige le début de ce second chapitre des Futûhât – soit en 599h au plus tard – et, d’autre part, que dans ces quelques “feuillets épars” (awrâq mutafarraqa), auxquels se résume alors, précise-t-il, l’ouvrage, il a traité de la relation entre les lettres nûn, sâd, dâd qui appartiennent à l’homme et les lettres alif, zây, lâm qui relèvent de la présence divine11 ; p. 58, Ibn ‘Arabî indique que les Lettres se répartissent en plus de 500 divisions (fusûl), au sein desquelles apparaissent divers degrés (marâtib), mais qu’il n’en dira ici que l’essentiel pour en parler de manière plus complète dans le K. al-mabâdî ; p. 65, le K. al-mabâdî est mis en relation avec le K. al-jam‘ wa l-tafsîl, vaste commentaire coranique d’Ibn ‘Arabî, jamais retrouvé jusqu’ici ; p. 77, Ibn Arabî ajoute qu’il a une copie de l’ouvrage entre ses mains et renouvelle son intention d’y traiter de manière plus ample des secrets des Lettres ; p. 87, il réitère son intention de traiter plus en détail de la science des Lettres dans le K. al-mabâdî; p. 88, il indique avoir évoqué la question des voyelles qui apparaissent ou non, selon le cas, sur le plan graphique dans le K. al-mabâdî; enfin, p. 190, il précise avoir traité des propriétés opératives des Lettres dans le K. al- mabâdî. De cet inventaire, quelles conclusions peut-on tirer ? L’indication essentielle est celle que nous fournit le K al-mîm : le Fath al-fâsî n’est mentionné nulle part ailleurs dans le corpus akbarien tel que nous en disposons aujourd’hui, pas même dans le Fihris ou l’Ijâza, mais du titre sous lequel le désigne Ibn ‘Arabî nous pouvons déduire qu’il est, à l’instar du K. al-isrâ, le fruit de l’épisode spirituel majeur survenu à Fez en 594h, à savoir son “ascension spirituelle” et que c’est donc en Occident musulman qu’il entame la rédaction des Mabâdî, qu’il n’envisage pas initialement comme un ouvrage autonome. Mais ce qu’il rapporte par ailleurs dans les Futûhât montre que le projet d’écriture concernant cet ouvrage a évolué au fil des ans : le K. al-mabâdî est désormais un ouvrage à part entière (peut-être même a-t-il, en fin de compte, éclipsé le Fath al-fâsî) dont Ibn Arabî poursuit et complète la rédaction. L’a-t-il jamais achevé ? L’absence d’autres 10. Il pourrait s’agir de l’ouvrage répertorié au n°111 du Fihris dans lequel sont par ailleurs mentionnés d’autres ouvrages relatifs à la science des Lettres, notamment le K. al-madkhal ilâ l- ‘amal bi l-hurûf (n°59), le K al-raqm…, n°103. 11. Cf., D. Gril, “La science des Lettres”, in Les Illuminations de La Mecque, textes choisis, M. Chodkiewicz (éd.), Paris, 1988, pp. 442-444. 4 mentions dans les sections suivantes des Futûhât qui, rappelons-le, comptent 560 chapitres et furent achevées, en 629h pour la première version et en 636h pour la seconde, autorise à se poser la question. Quoi qu’il en puisse être, et tel qu’Ibn Arabî le décrit dans les Futûhât, le K. al- mabâdî ne saurait être confondu avec la série de poèmes édités à la fin du Rûh al- quds, qui apparaissent également dans le chapitre 2 des Futûhât, et présentés sous le titre al-Mabâdî wa l-ghâyât…, dans l’édition de Damas12. Ces poèmes figurent, certes, dans les copies les plus anciennes du Rûh, notamment celle datée de 600h et qui comporte plusieurs certificats de lecture13; toutefois, dans les lignes qui précèdent immédiatement la recension de ces vers, Ibn Arabî présente clairement ces poèmes qu’il inclut à la suite du Ruh comme un addendum à cette épître adressée au shaykh Mahdawî, précisant qu’il a traité des secrets des Lettres “dans le Kitâb al-mabâdî et dans un chapitre des Futûhât […] ; je les ai donc transcrits dans cette épître afin que vous en preniez connaissance”14. Venons-en au texte édité par uploads/Litterature/ a-propos-de-deux-ouvrages-attribue-s-a-i-pdf.pdf

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