Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie Author(s): Miguel Abensour So

Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie Author(s): Miguel Abensour Source: Tumultes , avril 99, No. 12, Ecrire aux tournants de notre histoire (avril 99), pp. 81-119 Published by: Éditions Kimé; L'Harmattan; Sonia Dayan-Herzbrun Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24596596 JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms , and L'Harmattan are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Tumultes This content downloaded from 77.111.246.40 on Tue, 17 May 2022 14:50:52 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms TUMULTES, numéro 12, 1999 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie Miguel Abensour Université Paris 7 A Marie-Cécile Dufour El Maleh Utopie ou catastrophe ? Marquons d'emblée que telle est bien l'alternative qu'élabore patiemment W. Benjamin et non pas l'association facile entre ces deux termes à laquelle invitent tant la résignation contemporaine que la haine de l'utopie. Deux pentes sur lesquelles il suffit de se laisser glisser. W. Benjamin est un magnifique initiateur au monde de l'utopie, à ses traditions, en précisant aussitôt qu'averti de la rupture avec la tradition, il n'a eu de cesse d'inventer un nouveau rapport à l'Autrefois. Bref, il demeure un guide incomparable pour découvrir la terra incognita des utopies qui reste voilée ou occultée de par l'effet des condamnations provenant d'horizons divers. W. Benjamin appartient à ces happy few qui au XXe siècle ont interrogé le rapport de l'utopie à l'idée d'humanité, comme si l'utopie mettait en scène, explorait l'énigme du lien humain1. 1. De ce voyage en Utopie qu'inaugure Paris, Capitale du XIXe siècle, retenons les principales étapes dans le Livre des Passages : - G : Expositions, publicité, Grandville. - K : Villes de rêve et maisons de rêve, rêves d'avenir, nihilisme anthropologi- que, Jung. - U : Saint-Simon, chemins de fer. - W : Fourier - X : Marx. - k : La Commune. - p : Matérialisme anthropologique, histoire des sectes. This content downloaded from 77.111.246.40 on Tue, 17 May 2022 14:50:52 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 82 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie Le phénomène même des passages dans leur caractère polymorphe, où se mêlent l'Ancien et le Nouveau, ne constitue-t-il pas un des seuils de l'utopie ? Dans une note préparatoire de L'Exposé de 1935, W. Benjamin écrit : « Les passages comme image de rêve et de désir du collectif »2. La force singulière de W. Benjamin n'est-elle pas d'avoir rendu possible une confrontation avec l'utopie, enfin prise au sérieux, accueillie comme une forme de pensée sauvage dans la modernité sans être idolâtrée, mais pas davantage domestiquée ? W. Benjamin n'est-il pas celui qui à travers sa propre exploration - l'écriture interminable du Livre des Passages - s'est donné pour tâche, à l'écart de tout arrêt dans le désenchantement, de recueillir, de maintenir, de préserver une fragile promesse, non pas tant de bonheur que de rédemption, au sens d'Adorno, en clôture de Minima Moralia : « La seule philosophie dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la désespérance serait la tentative de considérer toutes les choses telles qu'elles se présenteraient du point de vue de la rédemption. La connaissance n'a d'autre lumière que celle de la rédemption portant sur le monde »3. « Guetteur de rêves ». L'expression est de Hugo dans L'Homme qui rit pour définir la position critique d'Ursus, philosophe cynique et saltimbanque - nomade - à l'égard des rêveries de justice sociale de son élève Gwynplaine qu'il juge dangereuses dans une société reposant sur la domination des Lords. « Un philosophe est un espion, Ursus, guetteur de rêves étudiait son élève »4. Guetteur de rêves, philosophe-espion, W. Benjamin l'est en un autre sens. S'il nous enseigne à tourner notre regard vers les rêves du collectif au XIXe siècle, il travaille parallèlement à nous détourner de la fascination néfaste qu'ils sont encore susceptibles d'exercer sur nous. « Nous devons nous réveiller de ce qui fut l'existence de nos parents »5 S'il parvient à nous offrir une autre vision du XIXe siècle, loin d'un rationalisme étroit, de l'éclectisme ou du positivisme, s'il nous présente ce siècle dans toute sa luxuriance et ses extravagances, sans exercer de censure, du même mouvement, il nous enseigne à repérer les multiples fantasmagories qui le hantent pour être en mesure de mieux leur résister. De là, la différence essentielle par rapport à l'Aragon du Paysan de Paris (1926) dont la lecture pourtant faisait In W. Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Ed. du Cerf, 1989, que nous citerons désormais Paris, Capitale... 2. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 891. 3. T. W. Adorno, Minima Moralia, Ed. Payot, 1980, p. 230. 4. Victor Hugo, L'Homme qui rit. Ed. Gallimard, 1978, p. 295. 5. W. Benjamin, Paris, Capitale.. .. op. cit., p. 893. This content downloaded from 77.111.246.40 on Tue, 17 May 2022 14:50:52 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miguel Abensour 83 battre le cœur si vulnérable de (juin 1927-décembre 1929) W. tendance de ce travail par rappor à rester dans le domaine du r constellation du réveil. Tandis mythologie" - demeure chez A mythologie dans l'espace de l'his le réveil d'un savoir non encore Guetteur de rêves, en effet, c il importe à W. Benjamin de d rêves du XIXe siècle et dans cette philosophe à la hache. Dans les projet : « Défricher des domaine abondance. Avancer avec la h regarder ni à droite ni à gauche, du fond de la forêt vierge, cherc jour être défrichée par la raison délire et du mythe. C'est ce qu'il XIXe siècle »7. Le lecteur de W. Benjamin ne cesse - certes dosée de façons tension irréductible entre la fasc rêves de la mythologie modern s'arracher à ce côté nocturne du c'est-à-dire en construisant l'im le titre du premier texte de 192 mieux la tension fut ultérieurem rappeler pour ne pas perdre de celle des significations qui s'y at le Paris de l'Empire comme des de regards emplissait les passa avec le néant »8. Mais loin de cu son séjour, il s'agit pour W. B dialectique du réveil ». À la diff récits singuliers tente de dégag intention critique, W. Benjamin 6. W. Benjamin, Ibid., p. 842. Égalemen tout cela à la dialectique du réveil au lieu "mythologie" ». 7. Ibid., p. 839. 8. Ibid. p. 870 et p. 874. This content downloaded from 77.111.246.40 on Tue, 17 May 2022 14:50:52 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 84 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie affronté à des exigences pratiques, sous le signe de l'urgence, traite le XIXe siècle « comme le rêve dont il faut s'éveiller : un cauchemar qui pèsera sur le présent tant que son charme ne sera pas rompu »9. C'est donc bien au sein de cet espace, entre fascination et réveil, que W. Benjamin se poste en guetteur de rêves. Guide incomparable, il nous fait certes pénétrer dans la forêt vierge des utopies, non pour céder à leur magie, mais pour y pourchasser la mythologie ou le délire qui les habite et les ruine. Non pas tant pour assurer la victoire de la raison constituée, héritée, que pour sauver l'étincelle libératrice qui les anime et, du même coup, aider à la naissance d'une raison « élargie », suffisamment aventureuse pour accepter de se confronter à un mode de pensée sauvage qui, en tant que tel, marque les limites de la raison et en désigne les points aveugles. Comme l'exprime très nettement W. Benjamin dans un fragment essentiel du Livre des Passages, la critique qu'il invite à pratiquer, loin d'être simplement destructrice se définit bien plutôt comme cathartique-salvatrice ; elle comprend un double mouvement : saisir les marques de déraison inscrites dans la raison, mais également appréhender les traces de la raison que présente la déraison10. Quelle reconnaissance plus ouverte du caractère central de l'utopie que ce texte : « Non seulement les formes sous lesquelles apparaît le collectif de rêve au XIXe siècle ne peuvent plus être négligées, non seulement elles caractérisent ce collectif d'une façon beaucoup plus décisive que tout autre, mais elles sont, si elles sont bien interprétées de la plus haute importance pratique ; elles nous font entrevoir la mer sur laquelle nous naviguons et la rive d'où nous sommes détachés. C'est ici que la "critique" du XIXe siècle pour le dire d'un mot doit intervenir »11. La mer sur laquelle nous naviguons ? Cette image doit nous alerter. Pour reprendre une métaphore chère à Hannah Arendt dans son essai sur W. Benjamin, ce guetteur de rêve n'est-il pas aussi un pêcheur de perles ? Celui qui plonge au plus profond de l'océan pour y arracher une chose rare et précieuse qu'il tentera de faire émerger à la surface. 9. uploads/Litterature/ abensour-walter-benjamin-et-le-utopie.pdf

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