Cahiers Claude Simon 3 | 2007 Varia Le dialogue simonien : enjeux, formes, dévi
Cahiers Claude Simon 3 | 2007 Varia Le dialogue simonien : enjeux, formes, déviances Marie-Albane Rioux-Watine Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ccs/567 DOI : 10.4000/ccs.567 ISSN : 2558-782X Éditeur : Presses universitaires de Rennes, Association des lecteurs de Claude Simon Édition imprimée Date de publication : 30 avril 2007 Pagination : 23-41 ISBN : 9782354120122 ISSN : 1774-9425 Référence électronique Marie-Albane Rioux-Watine, « Le dialogue simonien : enjeux, formes, déviances », Cahiers Claude Simon [En ligne], 3 | 2007, mis en ligne le 20 septembre 2017, consulté le 16 décembre 2017. URL : http:// journals.openedition.org/ccs/567 ; DOI : 10.4000/ccs.567 Cahiers Claude Simon Le dialogue simonien : enjeux, formes, déviances Marie-Albane RIOUX-WATINE «Je n'ai pas le don de parole », affirme S., le personnage écrivain du Jardin des Plantes (JP, 957), alter ego de Simon. Il reprend d'ailleurs mot pour mot une déclaration de Simon lui-même, datant de 1971 : « Pardonnez-moi : je n'ai pas le don de parole (c'est d'ailleurs proba- blement la raison pour laquelle j'écris : si tu veux être peintre, disait Matisse, commence par te couper la langue !) »1 L'écrivain se définit ainsi comme homme à la langue coupée, condamné au silence par une écriture qui, par définition, amuït toute voix. Et il faut bien re- connaître qu'au milieu de ses amis nouveaux romanciers, Simon ne se fait pas remarquer par son verbe. Alors que les uns enregistrent des phonotextes et que les autres parlent à la radio ou à la télévision, Simon reste obstinément fidèle à sa politique de silence. Il prétend que la voix n'entre pour rien dans l'écriture, considère ses romans comme illisibles à haute voix2 et affirme ne jamais passer ses textes au gueuloir3. Pourtant, la voix des personnages occupe bien une place cen- 1 « Le métier de romancier », lettre de Claude Simon adressée au Monde en 1971, publiée le 19 octobre 1985. 2 C. Simon, « Claude Simon, à la question », Claude Simon, analyse, théorie, colloque de Cerisy, UGE, coll. 10/18, 1975, p. 215. 3 Ibid., p. 214. 24 CAHIERS CLAUDE SIMON N°3 traie dans les textes simoniens. L'œuvre n'est pas avare en longs passages de description des voix des personnages, et il faut d'autre part reconnaître l'effet particulier produit par les dialogues simo- niens, leur grand effet de réel, et l'effort de mimesis de voix vive qu'ils supposent. C'est cette ambiguïté fondamentale de la voix chez Simon, à la fois rejetée et intégrée, que nous nous proposons de cerner dans cette étude du dialogue simonien. La voix dans l'écriture - et dans celle de Simon en particulier - est un champ d'analyse vaste et protéi- forme, parfois insaisissable si l'on tente de l'envisager dans la variété de ses manifestations, qui s'étendent du style parlé à la caractérisa- tion des voix en passant par le rythme. On restreindra cette étude au seul problème du dialogue, qui nous semble explorer les différents chemins d'une paradoxale inscription de la voix vive dans le texte écrit. On partira d'une définition minimale du dialogue, empruntée à S. Durrer, comme « échange de répliques entre deux ou plusieurs personnages »1, sans préjuger du type de discours rapporté qui est employé (discours direct, indirect, ou leurs deux variantes libres). 1. Approche quantitative : l'ambiguïté de l'inscription Commençons par quelques constatations quantitatives qui, déjà, mettent au jour une instable politique du dialogue. On a souvent considéré Simon comme peu porté sur les dialogues, peut-être en raison de la mise en page souvent adoptée pour certains d'entre eux, qui renoncent au blanc typographique et ressemblent dès lors au texte continu du récit. Mais l'approche quantitative permet de s'assurer que Simon est bien un écrivain dialogal : dans Fa Route des Flandres, le rapport du nombre de lignes de dialogue sur la totalité du roman s'élève à 33%, ce qui place le roman très loin au-dessus, par exemple, du Rouge et le Noir (22%), ou de L'Éducation sentimentale (20%)2. Mais il est vrai qu'avec Fa Route des Flandres, il s'agit d'un cas extrême. La place des dialogues est soumise à de notables variations 1 Le Dialogue dans le roman, Nathan Université, « 128 », 1999, p. 6. 2 Chiffres cités par S. Diirrer, op. cit. LE DIALOGUE SIMONIEN : ENJEUX, FORMES, DÉVIANCES 25 dans l'ensemble de l'œuvre. Elle est importante dans les romans jusqu'à Histoire, mais ceux de la période formaliste, comme Leçon de Choses et Triptyque, ne comportent que quelques lignes de discours direct, qui ne représentent que 0,6% de l'ensemble, même si le style parlé est loin d'être absent de Leçon de choses1. Dans Les Géorgiques, le dialogue oral, remplacé par l'échange de lettres, est aussi presque ab- sent. Et, bien que la description de paroles soit omniprésente dans L'Invitation, la citation effective de paroles ne représente que 2% du texte, et encore s'agit-il toujours de répliques solitaires, et donc pas de dialogue au sens strict. Celui-ci fait sa réapparition dans L'Acacia, entre le jeune voyageur et son compagnon mexicain. C'est avec Le Jardin des Plantes qu'il refait réellement son entrée au cœur du récit (avec un rapport de 15%). Mais il disparaît de nouveau presque com- plètement dans Le Tramway, texte placé dès ses premières lignes sous l'empire du silence (« Défense de parler au wattman » [Tram., 12]). Le dernier texte de Simon consacre une réelle éviction du dialogue. Le discours y est très rare sous toutes ses formes ; le récit prend place dans des lieux structurellement silencieux où personne ne se parle : la convalescence à l'hôpital avec le vieillard (« nous avions tous deux, comme par un accord tacite sur l'inutilité (ou la futilité) de toute parole, gardé le silence » [Tram., 67]2), une grande partie de la vie familiale, la pêche à la sardine3, la Plage Mondaine vue de loin dans une « totale absence de bruit » (43)... En résumé, après une période dialogale qui s'étend des premiers 1 Rappelons que selon notre définition restrictive du dialogue, qui suppose au moins une interaction verbale, on ne peut considérer les deux « Divertissements » de Leçon de choses comme des dialogues, même si ces longs monologues impriment de toute évidence une marque fortement oralisée au roman... 2 Voir aussi, p. 117-118, le passage de la jeune femme dans son appareillage, avec la figure dérivative autour du « silence » : les malades « suivaient en silence le passage silencieux de l'impressionnante machine montée sur ses silencieuses roulettes de caoutchouc, guidée par les deux silencieux infirmiers chaussés de sandales ». 3 Voir, p. 56, « la longue houle qui mettait longtemps à retomber — et le silence, et seulement, parfois, le frais ruissellement, ici ou là, d'une de ces rides dont la crête se brisait, les lueurs du couchant allumant des reflets de bronze sur l'eau non plus bleue mais d'un vert bouteille allant s'assombrissant, noir à la fin dans le silence noir ». 26 CAHIERS CLAUDE SIMON N°3 romans à Histoire, les textes se détournent en partie de l'inscription de la vocalité à partir de la période formaliste, avec toutefois une résurgence dans l'avant-dernier roman, et des phénomènes notables de style parlé hors du cadre strict du dialogue dans Leçon de choses. Plusieurs déterminations fictionnelles et scripturales expliquent en partie cette variation, comme l'absence de personnages constitués dans la période formaliste, ou comme l'invasion du report d'écrit dans Les Géorgiques, qui vient se substituer au report de voix. D'autre part, il est possible que Simon, ayant porté la technique du dialogue à un extrême degré de finesse, se détourne un moment d'une prati- que dont il a fait le tour, ne la remobilisant dans La Bataille de Phar- sale que pour la mettre à distance : la séquence intitulée « Conversa- tion », relatant un dialogue maladroit entre Charles et la femme du peintre, semble maximaliser tous les « bruits » communicationnels1 qui ont coutume, de façon plus ou moins voyante, d'accompagner toute interaction simonienne. A partir de cette distanciation ironi- que, le dialogue s'efface durablement de l'œuvre2. Mais plus profon- dément, cette inconstance du dialogue est à rapporter à l'ambiguïté de la relation des textes simoniens à la voix, rapport à la fois de rejet (les textes prenant acte du fait que la voix est, par essence, la grande absente de l'écriture) et de fascination. En effet, la voix est exempte des critiques métaphysiques et politiques qui touchent l'écriture, souvent caractérisée comme vecteur d'oppression bureaucratique ou contre-révolutionnaire3. La voix, qui autorise la communication 1 Charles ne prend conscience des paroles de la femme qu'avec intermittence, elle lui parle à travers un rideau qui semble faire « barrière » aux sons, les deux locuteurs ne cessent de s'interrompre l'un l'autre... Cette «conversation», pourtant formellement très aboutie avec ses diverses formes de discours rapporté et sa typographie minimale, est une interaction ratée, à l'image de la voix du voisin qu'on entend « chantonner » « comme à côté de la mélodie » de la guitare. La voix ici chante son chant du cygne, comme le son de la guitare comparé uploads/Litterature/ ccs-567.pdf
Documents similaires
-
14
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 16, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3749MB