Áron Kibédi Varga Peindre le rêve In: Littérature, N°139, 2005. Marges. pp. 115

Áron Kibédi Varga Peindre le rêve In: Littérature, N°139, 2005. Marges. pp. 115-125. Abstract Painting Dreams Painters have tended to concentrate on exterior realities rather than interior musings; but the issue of historical painting, where of necessity a fixed image must evoke a story taking place in time, reminds us of the issue facing painters of dreams. Whether they represent the dreamer and his dream, the dream alone, or the dreamer alone, at issue is the choice of a still image to evoke a temporal series. Citer ce document / Cite this document : Kibédi Varga Áron. Peindre le rêve. In: Littérature, N°139, 2005. Marges. pp. 115-125. doi : 10.3406/litt.2005.1906 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_2005_num_139_3_1906 ÂRON KIBÉDI VARGA, Amsterdam Peindre le rêve LES TROIS RÉALITÉS VISIBLES À la différence des écrivains qui cherchent à décrypter leur espace intérieur ou celui de leurs personnages, les peintres eux ont préféré pen dant des siècles élire J comme sujet de leur tableau la réalité extérieure : arbres, rochers, églises, êtres humains. Les genres picturaux reflètent bien cet état de choses: les quatre termes les plus courants dans l'histoire de l'art désignent des natures mortes, des paysages, des portraits, des tableaux d'histoire. Cependant, le tableau ne reproduit pas exactement la réalité vue par chacun. À l'exception du trompe-l'œil 2, qui efface son créateur, la peinture n'est jamais une représentation pure; elle implique aussi une vision personnelle. Venise peinte par Canaletto et par Turner n'est pas la même ville: la manière de voir du peintre fait partie intégrale du tableau. La peinture peut bien entendu contribuer à mieux nous faire con naître le passé, l'image en tant que référence à une réalité constitue, aussi bien que le texte, une source de connaissances historiques — comme l'a montré le célèbre ouvrage de Francis Haskell 3 — , mais elle participe toujours à une dialectique, à cette tension qui se crée entre l'objectif et le subjectif. L'artiste reproduit et crée en même temps, le tableau est à la fois représentation et expression. À côté de la réalité vécue et observée, le peintre peut aussi opter pour une réalité imaginable: il s'agira de représenter des événements qui n'entrent pas dans son expérience quotidienne, comme on en lit dans certains récits de la Bible (telle l'Ascension: le Christ qui monte au ciel) ou ceux de la mythologie (tel l'enlèvement d'Europe: un taureau emporte une jeune fille). Dans les deux cas, l'imagination supplée facilement à l'observation courante. Il existe cependant, à côté de la réalité vécue et de la réalité imagi nable, une troisième réalité visuelle — et donc susceptible là encore d'être représentée par un peintre: cette réalité, elle, est strictement intérieure; il s'agit du rêve. Le rêve contient également des objets et des êtres humains qui nous sont familiers, que nous reconnaissons, mais ils 1 . À une exception près: la peinture abstraite, dont il sera question à la fin de cet essai. 1 i c 2. Voir mon article «De Zeuxis à Warhol, les figures du réalisme», in Groupe Mu, «Rhéto- 1 1 D riques du visible», numéro spécial Protée, printemps 1996, p. 101-109. 3. History and its Images — Art and the Interpretation of the Past, New Haven and London, littérature Yale University Press, 1993. n° 139 - sept. 2005 REFLEXION CRITIQUE nous apparaissent dans une suite d'images souvent étranges et dont le sens nous échappe. Tout le monde fait des rêves 4, mais nous ne connaissons que nos propres rêves, ceux des autres ne nous sont connus que par les récits qu'ils en font. Celui qui écoute visualise le récit de celui qui le raconte, c'est-à-dire qu'il développe dans son esprit une série d'images mentales qui ne correspond sans doute pas véritablement à l'expérience visuelle de celui qui parle: celui qui raconte occupe alors la même position que le peintre, il crée ce que l'autre voit (mentalement) et celui qui écoute devient en fait le spectateur. Cet écart entre le moi et les autres vaut cependant pour tout récit, puisque nous visualisons tout ce qu'on nous raconte. Y a-t-il alors une différence entre les autres récits et les récits de rêve? LE RÉCIT Un récit, on le sait, n'est jamais une simple succession «logique» d'événements. Dire qu'un homme a faim et qu'il entre donc dans un restaurant ou qu'il est fatigué et va dormir, n'est pas un récit: celui-ci doit comporter un problème et une solution inattendue, surprenante; sinon il est d'un mortel ennui. Cette contrainte narratologique vaut pour les récits en général et tout particulièrement pour la nouvelle, l'anecdote et la plaisanterie. Or il semble bien que le récit de rêve soit radicalement différent du récit verbal et de l'anecdote, il n'obéit pas aux mêmes règles. Le rêve est la destruction de l'anecdote, c'est ce que semble sug gérer Roland Barthes à propos de la peinture onirique de Marc Janson 5. Ce que souligne encore Maria Ruvoldt à propos d'une gravure célèbre de Marcantonio Raimondi intitulée Le Rêve de Raphael (1508) 6. Au cours des siècles, les récits célèbres de la mythologie, de la Bible ou de l'Histoire ont souvent suscité des tableaux, qu'on désigne par le terme de «tableaux d'histoire». Mais ces tableaux qui représentent un événement réel ou imaginable ne peuvent que résumer un récit, ils sont incapables de créer la surprise provoquée par une anecdote bien racontée. À moins de connaître le sujet — grâce à notre savoir, à nos connaissances historiques — , il nous faudra regarder le titre pour savoir de quel événement précis il s'agit et ensuite nous réfléchirons pour 4. Paul Nizan semble suggérer que le rêve n'est pas universel, qu'une vie sans rêve nocturne serait possible; pour ce militant d'extrême gauche, le rêve est l'effet de notre soumission à la société: «Aussi longtemps que les hommes ne seront pas complets et libres, assurés sur leurs jambes et la terre qui les porte, ils rêveront la nuit.» (Antoine Bloyé, Paris, Bernard Grasset, 1005, p. 18). . . , 5. Roland Barthes, Patrick Waldberg, André Pieyre de Mandiargues, Marc Janson, Paris, Les llO Promeneurs solitaires, 1999. 6. «cannot be adequately contained within a single narrative » {The Italian Renaissance Ima- littérature Sei7 °f Inspiration - Metaphors of Sex, Sleep, and Dreams, Cambridge University Press, N° 139 -SEPT. 2005 2004, p. 140). PEINDRE LE RÊVE savoir quel moment du récit se trouve ici représenté; car, en visualisant le récit, le peintre l'immobilise. Le fameux problème posé par Lessing ressurgit ici: comment représenter dans l'espace ce qui se déroule dans le temps? Est-il possible de rendre par l'image une illusion de mobilité, suggérer le mouvement7 du récit? Un récit comporte au moins trois phases — une situation initiale, une crise et un dénouement — . Jung fait remarquer qu'il est souvent possible de distinguer plusieurs phases dans les récits de rêve aussi 8. Les théoriciens des siècles classiques insistent sur la nécessité, pour le peintre, de choisir le meilleur moment, celui qui embrasse aussi bien le passé que le futur et qui permette donc de concevoir le développement linéaire. Le moment idéal n'est bien entendu ni celui du début ni celui de la fin, il doit se trouver tout proche de la crise, la devancer légèrement 9. La question est de savoir si le rêve évolue, lui aussi, toujours vers une crise, si les récits de rêve comportent un moment central comme les autres récits. Au cours des siècles, le rêve a souvent tenté l'imagination des peintres qui ont essayé de visualiser les rêves de manière très diffé rente 10. D'un point de vue strictement formel, on distinguera trois types possibles de la représentation onirique: le tableau montre uniquement le rêveur, ou le rêveur et son rêve, ou enfin uniquement le rêve. LE RÊVE ET LE RÊVEUR: LA VISION Au Moyen Âge, le peintre, le graveur ou l'enlumineur représentent toujours le rêveur en même temps que le rêve; le rêveur représenté est en effet une personnalité remarquable. Il est sans doute vrai, comme le disait déjà Heraclite, que «pour les éveillés il y a un monde un et com mun, mais parmi ceux qui dorment, chacun s'en détourne vers le sien propre» ", mais ce «monde privé» ne mérite d'être connu que s'il a un 7. Au XXe siècle, les peintres se sont souvent efforcés de suggérer le mouvement en soi, les exemples canoniques étant les peintres futuristes italiens. Mais le mouvement n'est pas le récit: il ne comporte pas un développement linéaire interprétable. 8. C.G. Jung, The Collected Works, vol. 8, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1960, p. 294-295. 9. Voir à ce sujet mes articles «La rhétorique et la peinture à l'époque classique», in Rivista di letterature moderne e comparate, 1984/2, p. 105-121 et «Visuelle Argumentation und visuelle Narrativitât», in Wolfgang Harms, Hrsg., Text und Bild/Bild und Text, Stuttgart, Metzler, 1990, p. 356-367. La formulation classique la plus souvent citée au sujet du «pregnant moment» est celle de Shaftesbury (Second Characters or the Language of Forms, Londres, 1714). — Pour le problème posé par le choix du moment idéal en sculpture, voir uploads/Litterature/ aron-kibedi-varga-peindre-le-reve.pdf

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