lean-Michel ADAM Les genres du discours épistolaire De la rhétorique à l'analys
lean-Michel ADAM Les genres du discours épistolaire De la rhétorique à l'analyse pragmatique des pratiques discursives LA CORRESPONDANCE DANS LA TRADITION RHETORIQUE ET SCOLAIRE DU XIX' SIECLE Dans le but d'historiciser le regard que nous pouvons porter aujour- d'hui sur les formes du discours épistolaire, je partirai de réflexions rarement citées 1 de G. Lanson, dans son introduction à un Choix de lel/res du XVIIe siècle, publié chez Hachette et réédité à plusieurs reprises sous forme de manuel de textes du grand siècle 2 J'ai retenu ce court texte et quelques manuels à succès du XIX' siècle en raison de leur influence et du fait qu'ils représentent assez bien la transition entre le classicisme et notre modernité. Mes exemples et références encadre- ront ainsi le corpus du XVIII' siècle, objet principal du présent volume. - Instruit de la tradition rhétorique et littéraire, Lanson propose une rapide et éclairante histoire des conditions de production de l'épis- tolaire. De l'ancienne Egypte, où elle devient «un exercice de scribes diserts et d'écoliers faisant leur rhétorique » (Introduction, p. VIII), au XVIIe siècle, en passant par l'empire romain, les épîtres de Saint Paul et l'art de Madame de Sévigné, Lanson note que la lettre remplissait d'abord une importante et collective fonction d'information: «On s'as- surait des correspondants pour savoir ce qui se passait dans le monde» (Intro, p. XXII). Pour ne prendre qu'un exemple, la correspondance des jésuites envoyés christianiser la Chine ou les Amériques remplissait, sous forme de «relations», une fonction d'information aussi adminis- trative qu'ethno-anthropologique. Les Lettres édifiantes et curieuses des missions de l'Amérique méridionale (Utz, 1991) donnent une idée de l'édition originale de la correspondance des missionnaires de la 1. 1\ est ignoré du petit livre, par ailleurs intéressant, de Geneviève Haroche·Bouzinac : L'Epistolaire (Hacbetle 1995) el de la plupart des bibliographies des œuvres de Lanson. 2. Notée ci-après t( Inlro. » el suivie du numéro de la page de l'édition Hachette. non datée. que je cite. Ce Jjvre a probablement été écrit à la tOlile fin du X1Xe ou au tout début du XX~. o SEDES - La Leun:, cntre récl ct fiction 38 lean-Michel Adam Compagnie de Jésus présents en Chine, Inde et Amérique coloniale espagnole (l'édition originale, qui se compose de trente-quatre volumes, s'étend de 1702 à 1776). On peut également lire l'édition, par Guy Laflèche, de la correspondance des jésuites de la Nouvelle France, au milieu du XVII' siècle: Les Martyrs canadiens (éd. Singulier, 6 volumes, Québec). Je citerai plus loin (5) la lettre qui ouvre le troisième volume de cette édition critique, lettre intitulée «Relation de ce qui s'est passé en la mission des pères de la Compagnie de Jésus aux Hurons, pays de la Nouvelle France, ès années 1648 et 1649» (1991, p. 33-34). La naissance de la presse moderne, soutenue par le télégraphe, est venue bouleverser cette fonction de la production épistolaire: De nos jours, les journaux impriment ce que les lettres particulières contenaient seules autrefois. [ ... ] Les journaux, assistés du télégraphe, déflorent tous les évé- nements; c'en est fa it de la lettre narrative, comme Mme de Sévigné en écrivait sur Vatel ou sur Turenne. Elle a perdu sa raison d'être (Lanson, Intre, p. XXlI). On est effectivement loin, déjà à l'époque de Lanson, des nécessités d'un Tacite, demandant à Pline le Jeune de lui conter la mort de Pline l'Ancien. Le rôle informatif des lettres classiques explique l'importance des développements narratifs et descriptifs, voire des paroles relatées sous forme de citations. Comme les jésuites de la Nouvelle France transforment en martyrs les victimes des Iroquois, Pline le Jeune racon- te les réactions de son oncle face à l'éruption du Vésuve en transfor- mant les actes de ce dernier en comportement héroïque par une mani- pulation narrative décrite par Umberto Eco dans le na 12 de La Lettre Internationale (1987). Des narrations d'ampleur collective aux menus faits de la vie individuelle, le récit envahissait la correspondance. Ainsi dans cette lettre de Lucie de Cotentin de Tourville, marquise de Gouville, au comte de Bussy-Rabutin, en date du 10 novembre 1666 qui thématise en ouverture à la fois le besoin de la correspondance et celui de la conversation, et qui réintroduit les nécessités de la correspondance au cœur même de l'épisode relaté: (1). Vous êtes un ingrat de vous plaindre de moi. J'appelle Mlle Dupré à témoin pour vous dire si je ne lui ai pas demandé mille fois votre adresse. Cependant elle m'amusait toujours, et me disait que vous nous l'enverriez quand il vous plairoit recevoir de nos lettres; et il me semble, si je ne me trompe fort, que vous m'aviez dit la même chose. Tenez-vous donc pour content et recevez mille ami- tiés que la comtesse du Plessis me vient de prier de vous faire de sa part. Elle et moi mourrons d'envie de vous voir ici. On vous contera mille choses qu'on ne vous sauroit écrire. Les nouvelles les plus fraîches sont de moi, qui fus volée hier au soir à huit heures par des soldats. Je revenais de chez Mme de***. Voyez un peu le bon naturel que j'ai pour vous! comme ils me volaient, je leur donnai par mégarde votre lettre, que je leur redemandai, songeant en ce moment que si je la leur lais- sois, je perdrois votre adresse. Ils me la rendirent toute ensanglantée parce que la glace de mon carrosse leur avait écorché les mains. Je me comportais assez © SEDES -la Le1lrc. entre réel et ficlion Les genres du discours épistolaire 39 bien en cette occasion, quoiqu'à vous parler franchement je mourusse de peur. Ils volèrent le même soir un lieutenant aux gardes qui les prit prisonniers: ainsi ils doivent être pendus celle semaine. La cour ne reviendra ici qu'au mois de janvier. Les bals de Saint-Germain sont les plus galans du monde ; il n'y a rien de pareil aux dépenses qu'on y fait pour les habits. On porte de l'or et de l'argent. - Gustave Lanson énonce un point de vue largement partagé par les maîtres de rhétorique: L'erreur vient du mot dont on se sert. Il n'y a pas d'ort épistolaire. Il n'y a pas de genre épistolaire: du moins dans le sens littéraire du mot genre. Autant vaudrait dire le genre oral, pour y faire rentrer à la fois les conversations privées, les entretiens diplomatiques, et toutes les communications de pensées, qui se font de vive voix. en dehors du genre oratoire. (lnlro, p. II) Lorsqu'il parle de «littérature épistolaire », Lanson donne à ce mot sa connotation non nécessairement artistique. S'il n'exclut pas l'exis- tence d'un éventuel genre épistolaire, il n'en fait pas pour autant un «genre littéraire ». N'étant pas «une œuvre d'art destinée expressément à produire une impression esthétique» (lntro, p. III), la «forme épisto- laire » n'est pas un genre littéraire : «c'est la nécessité matérielle et brute qui l'impose. On écrit ce qu'on ne peut pas dire, et voilà tout » (lntro, p. Il). A la même époque, dans le dernier chapitre de son Art d'écrire enseigné en vingt leçons, Albalat s'appuie également sur la visée du discours et les conditions pragmatiques de l'énonciation: «La lettre, dans le train ordinaire, n'est pas un genre voulu, un travail de choix. C'est une obligation. On a telle missive à envoyer, telle correspondan- ce à faire, selon les hasards de la vie, parce qu'il vous arrive telle ou telle chose» (1900, p. 315). Pour Lanson comme pour Albalat, ce sont, plus largement, les circonstances de l'interaction socio-discursive en cours qui dictent les règles d'écriture de chaque lettre: Chaque espèce de lettre est régie par les règles qui s'appliquent aux manifesta- tions verbales correspondantes, et celles~ci de leur côté sont soumises aux convenances complexes et délicates qui s'appliquent à toutes les manifestations extérieures de la personne humaine. (1l1tro, p. IV) - La lettre est définie, par Lanson et par la tradition, comme «une conversation avec une personne absente»,mais une «conversation écrite» . JI résume ainsi la filiation des pratiques discursives orales et écrites: Pendant deux siècles, la pensée de la France habita les salons ou lendit par tous les efforts et par tous les sacrifices à s'y faire recevoir. Si la littérature y perdit parfois du sérieux el de la profondeur. si trop souvent elle préféra l'élégance à la sévère beauté, elle y gagna en revanche certaines qualités qui multiplient la force d'expansion et de séduction des idées, mais surtout elle y gagna /'incom- parable richesse, "éclat sans rival des correspondallces. Précieux, jansénistes, courtisans, bourgeois de Paris, prélats, philosophes, diplomates, capitaines, rois même, femmes surtout, tout le monde en ces deux siècles, à la cour, en province. et jusqu'au fond de l'Allemagne et de la Russie, de Louis XIV à Frédéric H, de t'.l SEDES - J...o. Lêllrc. entre riel Cl ficilon 40 lean-Michel Adam Guy Patin à Galiani, de Voiture au prince de Ligne, de Fénelon à Voltaire, de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon à Mme du Deffand et à la grande Catherine, lout uploads/Litterature/ adam-jean-michel-les-genres-du-discours-epistolaire.pdf
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- Publié le Dec 21, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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