© Le Nouvel Attila pour le texte DR pour la photo de couverture Le Nouvel Attil
© Le Nouvel Attila pour le texte DR pour la photo de couverture Le Nouvel Attila bénéficie pour sa diffusion et sa distribution d’un partenariat avec les éditions Anne Carrière Le Nouvel Attila 127 avenue Parmentier 75011 Paris www.lenouvelattila.fr ISBN : 978-2-37100-087-2 Isabelle Flaten Adelphe Gaspard, Camille, Constance, Gabriel et Mahaut. Une histoire de l’ancien temps. I Pasteur Tout juste le récit achevé, Adelphe Delalande sort la blague à tabac de la poche de son gilet et bourre sa pipe avec méthode. Il l’allume, la glisse entre ses lèvres et aspire des bouffées voraces qui forment un halo de volutes opaques, une sorte de voile sur l’embarras. Dimanche dernier déjà, quand elle lui a offert le livre sur le parvis du temple, il s’est empourpré sans raison. D’ordinaire il reçoit les cadeaux de ses paroissiennes de bonne grâce, avec le sourire facile, le remerciement aisé. Lorsqu’il s’agit d’une bouteille de vin, il souligne avec malice les vertus d’un petit verre sur son âme en cas de turbulence. Ce jour-là quelque chose sortait de l’ordinaire, les yeux de Gabrielle étaient arrimés aux siens d’une étrange façon. Une manière de faire qu’il ne lui connaissait pas, la paupière haute, volontaire et le chignon mal arrangé, des mèches blondes éparpillées sur un visage d’ange. C’est une sauvageonne qui lui tend le Goncourt de l’année, un roman d’Ernest Pérochon, en sifflant qu’il est édifiant. Sans doute y trouvera-t-il matière à sermon… Il a souri, d’un rictus emprunté, le cœur n’y était pas, seulement la pratique, une longue et patiente bienveillance acquise à force de saluer les fidèles à l’issue du culte chaque dimanche que le Seigneur a fait, avec parfois des surprises. Le geste de la jeune femme en était une. Il a promis de le lire et il n’a qu’une parole, mais les mots lui manquent là maintenant, étranglé par une sensation amère qui a surgi au fil de sa lecture, les résurgences d’un soupçon enseveli peut-être. Sa pipe vient de s’éteindre, il la dépose sur le guéridon en songeant à tout ça, le désordre dans ses habitudes et l’empreinte du roman dans son crâne. En haut de l’escalier montant à sa chambre, il fait demi-tour, il ne peut pas s’en empêcher, rattrapé par un tourbillon de pages bien trop vite tournées et dont l’essentiel lui a échappé, un message de Gabrielle dissimulé entre les lignes, de la matière à sermon. De nouveau il ouvre le livre et crayon en main part à la recherche du propos souterrain, souligne les phrases suspectes, celle-ci peut-être, ou bien celle- là, et soudain elle est là, page vingt-sept, une droite dans la cervelle : « Maintenant qu’on ne les poignait plus, ils se gringaçaient entre eux. Portés vers l’instruction, ils discutaient les idées nouvelles et aussi leurs croyances. Suivant puis dépassant les pasteurs libéraux, beaucoup coulaient maintenant vers l’irréligion. Mais d’autres, de temps en temps, sous on ne sait quel vent de mysticisme, rebroussaient chemin, revenaient à la raideur primitive, aux anathèmes, aux mortifications, aux textes de désespérance. » Des querelles de clocher d’un autre temps ou d’ailleurs, se défend-il, les désordres d’une petite église vendéenne dont il ignore tout, une dissidence issue d’une nébuleuse ravageuse, enracinée dans le bocage, une herbe folle dans les esprits qui ne le concerne en rien. Pourtant il s’agit de lui, c’est sûr. Quelque chose qui cloche dans ses sermons, un défaut de forme ou de fond, un manque de noblesse ou de souplesse ? De quel bois doit être fait un bon pasteur ? Et Gabrielle qui menace, mais de quoi ? Déjà lors de ses études il doutait. De presque tout et de réussir à trouver sa place sur terre par-dessus tout. Il manquait de confiance en lui, de conviction, non de curiosité. Aussi interrogeait-il les philosophes, les astres et ses songes afin de se dessiner un destin digne d’un théologien. De temps à autre, l’instant d’une inspiration, il croyait entrevoir un filon, une idée à creuser mais aussitôt la tête sur l’oreiller il replongeait dans l’hésitation, une mollesse qu’il avait dans le caractère selon son père. Par chance, dans les couloirs de la Sorbonne, un bruit courait qu’un thésard, l’aumônier de l’ambassade de Suède, débattait lors de rencontres informelles de choses et d’autres, et d’une possibilité de rapprochement entre les Églises chrétiennes qu’il appelait « l’unité libre ». Adelphe, propulsé par sa jeunesse, dont la foi vacillait faute d’authentiques raisons d’être entière, s’engouffra dans l’écho, avide de hisser ses incertitudes au rang d’espoir. Il devint un petit moineau sous l’aile de Nathan Söderblom, piaffant d’obtenir son propre ministère. L ’homme ne l’avait pas déçu, très en verve pour un Suédois, la conviction chevillée au corps et le rêve parfaitement sculpté. Adelphe en était sorti ébloui, le destin grandi et l’avenir tout tracé dans un sillon prometteur, un nouvel œcuménisme qu’il allait soutenir sans faillir. Il était maintenant prêt à souder les âmes. Infusé dans le bouillon comme il l’était depuis l’enfance, un coup du sort, une charge héréditaire, pasteur de père en fils depuis la nuit des temps, hors de question de négocier l’atavisme, l’esprit de son père ne s’y prêtait pas, il n’avait jusqu’alors qu’une sombre idée du sacerdoce. De plus il n’avait pas le tempérament à l’affrontement, un corollaire de sa mollesse de caractère sans doute. Une fois ses études achevées et Nathan Söderblom rentré au pays, un poste se libéra à deux pas de sa bourgade natale, loin des bruits de la grande ville et, il s’en apercevra très vite, au plus près d’une rumeur étriquée incitant les fidèles à ne pas frayer avec les idoles du voisin. Il essaiera de l’éradiquer en prêchant la ressemblance par- delà les nuages et les préjugés, en suggérant à ses paroissiens d’aller de temps en temps dans l’église de l’autre voir comment il s’y prend avec sa croix. Ceux-ci tendaient l’oreille bien sûr, certains opinaient même du bonnet, sauf qu’en dessous, malgré ses efforts, rien ne bougeait, ses belles paroles se cognaient aux parois de petits esprits ancrés dans la crainte, mais de quoi, il ne l’a jamais su. Après une nuit nerveuse, il sort de son lit, le corps raide et la tête vide sans avoir trouvé un seul mot pour Gabrielle, pas la moindre ébauche d’une réponse à son geste, seule une aube irrésolue et personne ce matin au presbytère pour orchestrer la journée. Il descend dans la cuisine pour allumer le poêle, y mettre du bois à chauffer et de l’eau pour son petit-déjeuner. Puis il prend le moulin à café, tourne la manivelle d’une main molle et émerge doucement sous le crissement des grains qui s’écrasent en libérant de suaves effluves. Quelques minutes plus tard la porte claque et un tablier immaculé surmonté d’un chignon brun apparaît, l’air étonné qu’il soit déjà debout, à six heures ce n’est pas dans ses habitudes. Une insomnie marmonne-t-il. Mais Blanche n’a pas le temps de s’épancher, aujourd’hui elle a du pain sur la planche et à pétrir aussi, des miches comme il les aime, dorées dessus dodues dedans. Sans compter ces dames cet après-midi pour qui elle va confectionner la brioche. Elle réajuste son tablier et commence à tout chambouler, les ustensiles qu’elle sort du placard avec fracas, les plaques du poêle qu’elle déplace sans ménagement, une effervescence incommodante qui oblige Adelphe à déguerpir. Ici Blanche fait comme elle veut, pas toujours avec délicatesse, mais il doit l’admettre : sans les petits plats qu’elle mitonne quotidiennement et les cols de chemise qu’elle amidonne tous les lundis, il aurait moins fière allure. Or il est coquet et à quelques lunes de la quarantaine il prend soin de sa silhouette, surtout de sa moustache, qu’il lisse chaque jour à l’aide d’une noisette de cire après l’avoir retroussée au fer à friser. Ce matin, la mémoire encore barbouillée par les errances de la nuit, quelque chose soudain se brouille devant son miroir, un reflet qu’il entretenait lui aussi avec soin, la douce image d’un homme prêt à certaines contorsions pour poursuivre sa petite idée d’un monde sans aspérités. C’est comme s’il avait trébuché quelque part, mais où ? L ’entorse est là, il la sent, une gêne invisible à l’œil nu, une boursoufflure interne qui l’oblige à détourner le regard. Mais très vite, d’une part parce qu’il n’est pas douillet, et de l’autre pas non plus homme à cultiver l’égarement, il se reprend, affûte le coupe-choux, applique la lame sur le cou, les joues, le menton, sans oublier de requinquer d’un tour de doigts sa moustache en passant. Un dernier coup d’œil dans la glace et il enfile sa robe en ajustant le collet avec minutie par respect pour ces dames très assidues au rendez-vous mensuel. Gabrielle Thomas aussi. Elle est l’une des plus fidèles à l’ouvroir, même si les travaux d’aiguilles la barbent, ainsi qu’au cercle biblique. Il s’en félicite tout à coup comme sous l’effet d’une bonne nouvelle. Il sort son agenda pour consulter l’ordre du jour et y trouve, souligné de rouge, le bazar de l’été, uploads/Litterature/ adelphe-isabelle-flaten-le-nouvel-attila.pdf
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- Publié le Mar 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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