Écriture, prose, et les débuts de la philosophie grecque1. André Laks Universit

Écriture, prose, et les débuts de la philosophie grecque1. André Laks Université de Lille 3, IUF, UMR 8519 « Savoirs et textes » laks@univ-lille3.fr « Nous n’avons pas non plus renoncé à la philosophie en considérant qu’elle est complètement supprimée et détruite sous prétexte qu’auparavant les philosophes proféraient leurs doctrines et arguments en vers, comme Orphée, Hésiode, Parménide, Xénophane, Empédocle et Thalès, et que plus tard ils cessèrent d’utiliser les mètres...» Boethius à Sarapion, dans Plutarque, Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers (De Pythiae oraculis), 402E-F. §1 Parmi les historiens de la philosophie, la question du rapport entre écriture et philosophie est le plus souvent traitée à travers le Phèdre de Platon. Ceci se comprend. Le Phèdre, dont le thème propre se situe à la croisée de l’amour et de la parole, est un des seuls textes de la tradition philosophique ancienne à traiter ex professo de l’écriture–à faire de l’écriture, dont il élabore, en un développement célèbre (274b6-278b6), la critique en tant qu’instrument de transmission du savoir, une question philosophique. En outre, deux types d’intérêt ont focalisé l’attention, au cours des trente dernières années, sur cette section du dialogue. Sur le plan philosophique, la critique de l’écrit dans le Phèdre est devenue, dans la perspective grammatologique de J. Derrida, comme la face négative du dispositif « logocentrique » qui aurait dominé, jusque dans ses ultimes soubresauts, l’histoire de la métaphysique depuis Platon2. Sur un plan plus historique, les travaux issus de l’école dite de Tübingen s’alimentent à l’idée d’une solidarité essentielle entre cette critique de l’écriture et l’existence, hors des dialogues, d’un enseignement oral, par définition distinct de tout ce qu’on peut y trouver dit, ou plutôt écrit3. La position privilégiée du Phèdre tend à faire oublier que la réflexion de Platon sur l’écriture, pour unique qu’elle soit, est un aboutissement, et comme la mise en forme polyphonique et magnifiée de problématiques préexistantes, dont certaines traces subsistent. Prométhée, dans la tragédie du même nom, présente la combinaison des lettres comme « la mémoire de toute chose, ouvrière mère des Muses » (461s.)4; Euripide aussi appelle l’écriture 1 Une première version de ces réflexions exploratoires a été discutée en Juin 2000 par un groupe de travail informel composé de Gadi Algazi, Luca Giuliani, Franco Moretti, Charlotte Schoell-Glass, et moi-même, au Wissenschaftskolleg, Berlin. Que le carré soit très vivement remercié, ainsi que F. Blaise, M. Schofield, D. Thouard et H. Yunis, qui ont lu une première version de ce texte. 2 Il est significatif que l’essai de J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (originellement paru dans Tel QueI, 1968, repris dans La Dissémination, Paris, 1972) serve de postface à la traduction par L. Brisson du Phèdre dans la collection Garnier-Flammarion, Paris, 1989. 3 Pour ne nommer qu’un titre : Szlezák 1996. 4 Du moins si l’on suit la leçon du Mediceus avant correction : grammavtwn te sunqevseiı / mnhvmhn aJpavntwn, mousomhvtor j ejrgavnhn. L’ajout d’un q j après mnhvmhn, que la majeure partie des manuscrits adoptent en suivant la «remède contre l’oubli» dans son Palamède (Fr. 578 Nauck); Thucydide prétend donner à son écrit (suggraphè) le statut d’une «possession pour la suite des temps, plutôt que d’une joute pour l’audition immédiate» (I, 22); le rhéteur Alcidamas, inversement, défend l’improvisation orale, ouverte au kairos, contre la montée des pratiques logographiques. De manière générale, la thématisation de l’écriture dans le Phèdre doit être comprise comme la forme réfléchie, au moment où elle s’achève, d’une mutation culturelle de grande ampleur, dont l’importance est par là même enregistrée (comme Aristote écrit sa Politique au moment où le paradigme de la cité cesse d‘être historiquement décisif) : la chouette de la philosophie se sera, là aussi, envolée au crépuscule5. C’est une des raisons pour lesquelles la théorie de l’ésotérisme platonicien, pour prudent qu’il faille demeurer, ne laisse pas de séduire : ceux des auditeurs de Platon –dont Aristote– qui, en un geste analogue à celui qu’on prête à tels membres de l’école pythagoricienne, fixèrent par écrit des enseignements destinés à n’être transmis oralement qu’à des individus choisis (ce qui nous met en position de pouvoir les reconstituer dans une certaine mesure) symbolisent la mort d’une époque, marquée du sceau d’un archaïsme dont le Phèdre serait encore tributaire. L’écriture, qui fut problématique, est désormais naturalisée. Les philosophes sans écriture (il y en aura encore) viendront d’un monde où l’écriture n’a plus à s’imposer. Il revient au travail conjugué de l’anthropologie des sociétés sans écriture et des historiens des premières grandes civilisations d’avoir attiré l’attention sur l’ampleur des transformations induites par la nouvelle technologie. On peut, à partir de là, revenir sur les bouleversements intellectuels et politiques de la Grèce archaïque. La question se pose de savoir s’il n’existe pas un rapport étroit entre l’émergence en Grèce, au début du VIe siècle, d’un nouveau type de pensée (auquel on se réfère, par commodité aussi bien que par embarras, au moyen d’un doublet, « philosophie et science »), et la réintroduction de l’écriture, avec l’adoption, vers le milieu du VIIIe siècle (selon la date désormais généralement acceptée), de l’alphabet phénicien6. La philosophie (pour ne retenir que ce terme) naît-elle de l’esprit de l’écriture, comme la tragédie, selon Nietzsche, de l’esprit de la musique ? E. Havelock, classiciste en rupture, a élaboré dans les années 60 une vision quasi spéculative des vertus abstractionnelles inhérentes à l’usage non syllabique de l’alphabet phénicien, qui constitue la grande innovation des Grecs (les lettres dénotant désormais les composants ultimes des sons, et non les sons émis eux-mêmes)7. Havelock soulignait par ailleurs comment le développement d’un certain nombre d’opérations conceptuelles et logiques (telles les classifications et les inférences), qui supposent la spatialisation des données, était rendu possible par l’usage de l’écriture. À cette dimension cognitive, les travaux de J. Goody ont ajouté la main correctrice, transforme la mémoire, de détermination (en apposition) de l’expression « combinaisons de lettres », en nouvelle invention de Prométhée (« j’ai trouvé pour eux... les combinaisons de lettres et la mémoire... »). La lecture en est facilitée, la mémoire étant alors déterminée comme « mère des Muses », selon sa fonction traditionnelle. D’un autre côté, comment Prométhée pourrait-il se targuer d’avoir « inventé » la mémoire, si ce n’est, justement, par le biais de l’invention de l’écriture ? Il faut dans ce cas accepter que les lettres deviennent, par un audacieux transfert, elles-mêmes « mère des Muses » (voir, dans le même sens, la traduction du Prométhée enchaîné de M. Gondicas et P. Judet de la Combe, Chambéry, 1996, ad loc.). 5 La réinscription de la discussion du Phèdre dans son contexte historique est l’objet explicite de Erler 1985; important matériel dans les travaux de Nieddu, notamment Nieddu 1984. 6 Cf. Mansfeld 1989, p. 234, n. 14 : « The miracle of early Greek philosophy is unthinkable without the circulation and use of books ». 7 Voir notamment les essais réunis dans Havelock 1982. Dans une telle perspective, la doctrine de Démocrite, qui compare ses atomes à des lettres (Aristote, Mét. A4, 985b17 ss.; GC, A2, 315b14), ne fait qu’objectiver, en l’inscrivant dans la nature des choses, la propriété fondamentale du nouvel alphabet. Havelock lui-même ne semble pas avoir commenté le dossier atomiste. dimension critique. Dans les sociétés sans écriture, la mémoire collective, instance de reproduction de l’héritage culturel, sélectionne et adopte les données pertinentes en fonction des besoins et des circonstances du moment. Ce n’est pas qu’il n’y ait, ou ne puisse y avoir, discussion, voire dissension. Mais il s’agit d’un moment évanouissant, dans le cadre d’une procédure fondée sur la « ratification sémantique directe » : le déséquilibre provisoire résultant de la révision (requise par une modification de la structure sociale) d’un récit généalogique, par exemple, est absorbé par une reconfiguration des données, tandis que l’état antérieur est simplement éliminé, selon le modèle d’une régulation « homéostatique ». La technologie de l’écriture change radicalement les données en rendant possible la subsistance des traces. Moments non moins précaires que le passé lui-même dans le cadre de l’homéostase sociale, la discussion et la dissension acquièrent une fonction nouvelle, proprement critique. La fixation écrite favorise le repérage des inconsistances, et donc, avec la perception de la distance qui s’est creusée entre le passé et le présent, l’innovation8. De telles observations ont donné lieu, chez Havelock et chez Goody lui-même, à des généralisations indues, comme s’il existait une relation quasi substantielle entre écriture et science, ou, encore moins plausible, entre écriture et critique –ce qui n’est évidemment pas le cas. L’égyptologue J. Assmann, dans le cadre d’une théorie de la mémoire culturelle des premières grandes civilisations, oppose ainsi deux usages de l’écriture, selon qu’ils se fondent sur le principe répétitif du « canon » (en Égypte), ou sur le principe progressif de la reprise et continuation, ou « hypolepse »9. Au reste, le développement de procédures interprétatives–telles que les herméneutiques religieuse, littéraire ou juridique–tend à recréer, au sein des sociétés à écriture, des phénomènes à caractère homéostatique, même si ceux-ci présentent dès lors un caractère complexe, uploads/Litterature/ laksvol-1-modele-2.pdf

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