Giorgio Agamben Cration et anarchie L'a?uvre ii l're de la religion capitaliste

Giorgio Agamben Cration et anarchie L'a?uvre ii l're de la religion capitaliste Traduit de 1 'italien par Joil Gayraud Bib1iothque Rivages Retrouvez l'ensemble des parutions des Editions Payot & Rivages sur payot-rivages .fr Note de 1 'diteur. Les textes pub1is ici reprennent, avec quelques variantes, cinq confrences donn&s ä 1'Acadmie d'architecture de Mendrisio entre octobre 2012 et avril 2013. Le texte « Qu'est-ce que le commandement ? » a fait l'objet d'une publication dans la «Bib1iothque Rivages »‚ en 2013, et « Qu'est-ce que I'acte de cration ? »‚ traduit par Martin Rueff, a paru dans Le Feu et le Rcit, 2015, 2018. TITRE ORIGINAL Creazione e anarchia L'opera nell'etii della religione capitalista © Neri pozza editore, 2017 © Editions Payot & Rivages, Paris, 2019 pour la traduction franaise et la prsente edition Table 1. Archo1ogie de l'ceuvre d'art 7 2. Qu'est-ce que l'acte de cration? 29 3. L'inappropriable 53 4. Qu'est-ce qu'un commandement? 89 5. Le capitalisme comme religion 113 BIBLIOGRAPHIE 133 INDEX DES NOMS 137 1 Archo1ogie de 1'uvre d'art Le principe m&hodologique de ces rflexions sur la notion d'uvre d'art est que l'archo1ogie constitue la seule voie d' accs au prsent. C'est en ce sens qu'il faut entendre le titre « Archo1ogie de l'ceuvre d'art ». Comme l'a sugg6r6 Michel Fou- cault, la recherche sur le passt West que l'ombre porte d'une interrogation tourne vers le prsent. C'est en cherchant ä comprendre le prsent que les hommes - du moins nous, les Europens - se trouvent contraints de questionner le passe. J' ai pr&is6 « nous les Europ&ns» parce qu'il me semble que, en admettant que le mot « Europe» ait un sens, celui-ci ne saurait etre, comme on le voit clairement aujourd'hui, ni politique ni reh- gieux, et moins encore &onomique, mais consiste peut-&re en ceci que l'homme europ&n - t la dif- frence, par exemple, des Asiatiques et des Am- ricains, pour lesquels l'histoire et le passe ont une signification compItement diffrente - ne peut accder ä sa vrit qu'au prix d'une confrontation 7 Cr&ition et anarchie avec le passd, qu'en reg1ant ses comptes avec sa propre histoire. Ii y a bien des anndes, un philo- sophe qui dtait aussi un haut fonctionnaire de l'Europe en construction, Alexandre Kojve, sou- tenait que l'Homo sapiens dtait arrivd ä la fin de son histoire et n'avait ddsormais devant lui que deux possibilitds: I'accs t une animalitd post- historique (incarnde par l'american way of life) ou le snobisme (reprdsentd par les Japonais, qui continuaient ä cdldbrer leurs cdrmonies du thd, bien que viddes de toute signification historique). Entre une Amdrique intdgralement rdanimalis& et un Japon qui ne conserve son humanitd qu' condition de renoncer ä tout contenu historique, l'Europe pourrait offrir l'alternative d'une culture qui reste humaine et vivante mme aprs la fin de I'histoire, parce qu'eIle est capable de se mesurer son histoire elle-mme dans sa totalitd et de tirer de cette confrontation une nouvelle vie. C'est pourquoi la crise que l'Europe est en train de traverser - dvidente dans le dmant1e- ment des institutions universitaires et la musi- fication croissante de la culture - West pas un problme dconomique (aujourd'hui 1'« dcono- mie» est un mot d'ordre et non plus un concept), mais plutöt une crise du rapport au passd. Puisque manifestement le prsent est le seul heu oi le passd peut survivre, et si le prdsent ne ressent plus le pass6 comme vivant, les universitds et les muses deviennent des lieux probldmatiques. 8 Archologie de l'euvre d'art Alors, si l'art est devenu aujourd'hui pour nous une figure - peut-tre la figure - minente de ce pass, la question qu'il ne faut pas cesser de poser est celle-ci: quel est le heu de l'art dans le pr- sent? (Je voudrais rendre ici hommage ä Giovanni Urbani qui a 6t6 le premier ä avoir pos6 avec coh- rence cette question.) L'expression «archo1ogie de l'ceuvre d'art» prsuppose donc que le rapport ä l'ceuvre d'art est devenu aujourd'hui lui-mme un prob1me. Puisque je suis convaincu, comme le suggrait Wittgenstein, que les problmes philosophiques sont en demire analyse des questions sur le sens des mots, cela veut dire que le syntagme « ceuvre d'art» est aujourd'hui opaque, si ce West inintel- ligible, et que son obscurit6 ne regarde pas seule- ment le mot « art »‚ que deux sic1es de rflexion esth&ique nous ont habitus ä consid&er comme prob1matique, mais d'abord et surtout le terme, en apparence, plus simple, d'« ccuvre ». Rien que d'un point de vue grammatical, le syntagme «ceuvre d'art »‚ que nous employons avec tant de dsinvolture, West pas facile ä comprendre, puisqu'il West pas du tout clair qu'il s'agisse d'un gnitif subjectif (l'ceuvre est faite par l'art et lui appartient) ou objectif (1' art dpend de 1' ceuvre et en reoit son sens). En d'autres termes, on ne sait pas bien si l'lment dcisif est l'uvre ou l'art, ou un mlange des deux gure mieux dfini, et si ces deux lments fonctionnent selon un accord 9 Cration et anarchie harmonieux ou entretiennent plutöt une relation conflictuelle. Vous n'ignorez pas, du reste, que de nos jours l'uvre semble traverser une crise d&isive, qui l'a conduite ii disparaitre du domaine de la production artistique, dans laquelle la performance et l'acti- vit6 crdative ou conceptuelle de l'artiste tendent toujours plus ä prendre la place de ce que nous dtions habituds ä considrer comme une «uvre ». D6jä en 1967, unjeune et brillant savant, Robert Klein, avait publid un court essai au titre dioquent: L 'clipse de 1 'wuvre d 'art. Klein suggrait que les attaques des avant-gardes artistiques du XXe sicle n'dtaient pas diriges contre l'art, mais exclusi- vement contre son incarnation dans une ccuvre, comme si l'art, mü par une curieuse impulsion autodestructrice, ddvorait ce qui en avait toujours ddfini la consistance : l'ceuvre el1e-mme. Que les choses en soient ainsi apparait claire- ment dans la manire dont Guy Debord - qui, avant de fonder 1' Internationale situationniste, avait fait partie des dernires franges des avant-gardes du XXC sicle - rdsume sa position sur le problme de l'art t son dpoque: «Le dadaisme a voulu sup- primer 1 'art sans le Waliser; et le surrdalisme a voulu Waliser l'art sans le supprimer. La position critique laborde depuis par les situationnistes a montrd que la suppression et la rdalisation de 1' art sont les aspects insdparables d'un meine dpasse- ment de l'art » (thse 191). 1videmment, ce qui 10 Archologie de l'euvre d'art doit &re supprim, c'est l'ceuvre, mais il est tout aussi vident que l'uvre d'art doit etre supprim& au nom de quelque chose qui, dans l'art lui-mme, va au-del de l'ceuvre et exige d'&re r~alis6 non pas dans une cuvre, mais dans la vie (les situation- nistes entendaient de manire cohrente produire non des ceuvres, mais des situations). Si l'art se prsente aujourd'hui comme une activit6 sans ceuvre - mme si, par une contradic- tion intresse, artistes et marchands continuent d'en exiger le prix - cela n'a pu se produire que parce que 1'8tre-uvre de l'ceuvre d'art est rest impens. Je crois que seule une gnalogie de ce concept ontologique fondamental (bien que non r6pertorid comme tel dans les manuels de philo- sophie) pourra rendre comprhensib1e le proces- sus qui - selon le paradigme psychanalytique bien connu du retour du refou16 sous des formes patho- logiques - a amen6 la pratique artistique ä revtir ces caractres que 1' art dit contemporain a pousss 1'extrme sous une forme inconsciemment paro- dique. (L'art contemporain comme retour sous formes pathologiques du refou16 « ecuvre ».) Ii West certes pas heu ici de tenter d'&ablir une pareille gna1ogie. Je me limiterai plutöt ä pr- senter quelques rflexions sur trois moments qui sembient particu1irement significatifs. Ii conviendra, pour le premier, de se dp1acer dans la Grce classique, plus ou moins au temps 11 Cration et anarchie d'Aristote, c'est-ä-dire au IVe sic1e av. J.-C. Quelle est la situation de l'uvre d'art - et, plus gnrale- ment, de l'uvre et de l'artiste - ä cette poque? Trs diff&ente de celle ä laquelle nous sommes habitus. L'artiste, comme tout autre artisan, est class parmi les technitai, c'est--dire parmi ceux qui, pratiquant une technique, produisent des choses. Son activit6 West donc jamais prise en compte comme telle, mais est toujours et seu- lement considre du point de vue de l'ceuvre produite. En tmoigne avec 6vidence le fait, sur- prenant pour les historiens du droit, que le contrat qu'il signe avec celui qui lui passe commande ne mentionne jamais la quantit6 de travail n&essaire, mais seulement i'euvre qu'il doit fournir. C'est pourquoi les historiens modernes ont l'habitude de rpter que notre notion de travail ou d' activit productive est totalement inconnue des Grecs, qui manquent mme d'un terme pour la dsigner. Je crois que Fon devrait dire, plus exactement, qu' ils ne distinguent pas le travail et Factivit6 productive de l'euvre, parce que, ä leurs yeux, l'activit pro- ductive rside dans l'ceuvre et non dans l'artiste qui l'a produite. II y a chez Aristote un passage uploads/Litterature/ agamben-creation-anarchie.pdf

  • 36
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager