26/02/11 Le « profil assyrien » ou l’antisémitisme qui n’ose pas dire son nom :
26/02/11 Le « profil assyrien » ou l’antisémitisme qui n’ose pas dire son nom : les libéraux dans l’affaire Dreyfus Laissez-moi commencer in medias res, par un détail minuscule d’À la recherche du temps perdu, un indice ténu que la plupart d’entre vous n’ont sans doute pas en mémoire. Quelque part dans Le Côté de Guermantes I, le père du narrateur songe à se porter candidat à l’Académie des sciences morales et politiques. Or il ne recueille pas le soutien franc et spontané de son collègue au ministère des Affaires étrangères, lui-même membre de l’Institut, le vieil ambassadeur, M. de Norpois (II, 449). Parmi ses partisans, toutefois, figure un certain M. Leroy-Beaulieu. Durant une réception chez Mme de Villeparisis, en plein « cyclone » de l’affaire Dreyfus (II, 487), laquelle occupe toutes les conversations, le narrateur aborde Norpois afin de lui dire un mot de la part de son père. Norpois tente de s’échapper, mais le narrateur le tient et cite les partisans de son père : « Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d’un air soupçonneux », comme si Leroy-Beaulieu avait révélé au père du narrateur la déloyauté de l’ambassadeur (II, 522). Norpois déconseille fortement la candidature du père du narrateur pour de nombreuses raisons ; il suggère même qu’il ne voterait pas en sa faveur s’il se maintenait, et ajoute enfin : « Du reste, je crois l’avoir laissé entendre » (II, 523). Ici s’insère, placée entre parenthèses, cette remarque du narrateur : « (Et je crus apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sévère de Leroy-Beaulieu.) » Norpois ne le nomme pas, mais le juge manifestement coupable d’une indiscrétion. Ce sont les mots qui m’ont fourni mon titre. Qu’est-ce qu’un « profil assyrien » ? Et, bien sûr, qui était Leroy-Beaulieu ? Commençons par la deuxième question, à laquelle il est apparemment plus facile de répondre. C’est l’une des deux occurrences de ce nom propre dans la Recherche, à quelques dizaines de pages d’intervalle, et l’homme est décrit dans les deux cas comme un économiste, et même un « éminent économiste » (II, 449, 522). Il y avait en effet un économiste qui répondait à ce nom, Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916), professeur au Collège de France, président du conseil de surveillance de la Revue de Deux Mondes, et membre de l’Institut. Son père avait été un familier de François Guizot, premier ministre de Louis-Philippe, et il était un des principaux représentants du libéralisme politique et économique dans les débuts de la IIIe République. Orléaniste sous l’Empire, il s’était converti à la république conservatrice de Thiers, et avait participé à la fondation de l’École libre des Sciences politiques. C’était aussi un homme riche, gendre d’un industriel, Michel Chevalier, auquel il avait aussi succédé au Collège de France1. Proust, combinant fiction et histoire d’une manière typique du roman réaliste, penserait donc à lui dans cette digression énigmatique du narrateur. I. Mais pourquoi un profil assyrien ? Comme beaucoup de ses contemporains, Paul Leroy-Beaulieu portait une barbe imposante (fig. 1), une barbe qui le faisait ressembler à un roi d’Assyrie sur les frises découvertes à Khorsabad et à Ninive par les archéologues à 1 P. Leroy-Beaulieu, professeur de finances à l’École libre des sciences politiques (1872), membre de l’Institut (1878), professeur d’économie politique au Collège de France (1880), président du conseil de surveillance de la Revue des Deux Mondes de 1891 à sa mort, fut longtemps tenté par une carrière politique et avait échoué aux élections législatives de 1885 sur une liste monarchiste. 2 partir d’un peu avant 1850, quand l’Assyrie devint un sujet de curiosité en France2. Sur le site de Khorsabad, le palais de Sargon II fut dégagé par le consul de France à Mossoul, Paul-Émile Botta (1802-1870), en 1843, et dès 1849, les cinq gros volumes de ses Monuments de Ninive, illustrés par Eugène Flandin, commencèrent à paraître. À la suite de Botta, l’Anglais Austen H. Layard découvrit le véritable site de Ninive en 1846. Un autre archéologue français, Victor Place, compléta les fouilles de Khorsabad. Les sculptures qui furent rapportées à Paris rencontrèrent un vif succès quand elles furent exposées en 1847. Parmi les pièces assyriennes entrées au Louvre dès 1849, figuraient le taureau ailé à tête d’homme, particulièrement prisé, ainsi que, plus important pour nous, la rencontre de Sargon II et de son vizir (fig. 2). L’intérêt fut d’emblée très vif. Avant de partir pour l’Orient en 1849, Flaubert visita les salles assyriennes du Louvre et recommanda à Louise Colet de faire de même3. Dans une lettre de novembre-décembre 1854 à Champfleury, sur L’Atelier du peintre alors en cours d’exécution, Courbet décrit la figure centrale, un autoportrait (fig. 3), comme : « moi peignant avec le côté assyrien de ma tête4 ». À la fin du siècle, les salles assyriennes du Louvre étaient devenues une attraction parisienne de premier ordre. Innombrables sont les romans, comme L’Assommoir, qui relatent une visite aux monstres de Khorsabad et de Ninive. L’Assyrie était à la mode, comme l’orientalisme en général, et servait de source d’inspiration favorite pour les décors de théâtre, telles les mises en scène spectaculaires de l’Odéon : en 1875 Edmond de Goncourt, à propos d’une exposition du peintre espagnol Mariano Fortuny, se moque d’un style qui conviendrait à « un drame littéraire et assyrien de l’Odéon5 ». Ce goût fut remis en vogue après que les archéologues Marcel et Jeanne Dieulafoy découvrirent les palais de Darius et d’Artaxerxes à Suse en [1884]6. Le palais de Darius, dont la comtesse Blanche de Clermont-Tonnerre s’inspira pour le décor d’une célèbre fête parisienne en 1912, sert de modèle -- « le temple de Jérusalem ou la salle du trône de Suse » -- pour la comparaison de l’hôtel de la princesse de Guermantes, puis du Grand Hôtel de Balbec, au palais d’Assuérus dans Sodome et Gomorrhe II (III, 63 et n. 2, 237). L’orientalisme vira souvent au kitsch, non seulement chez Péladan mais parfois aussi chez Proust, qui confond de manière récurrente Khorsabad, Ninive et Suse, Sargon, Assourbanibal, Darius et Assuérus. (À dire vrai, le topos assyrien, ou simplement les salles assyriennes du Louvre, dans la littérature de la second moitié XIXe siècle fournirait un excellent sujet de thèse.) Bien que les bas-reliefs assyriens les plus célèbres, comme la chasse au lion d’Assourbanibal provenant du palais royal de Ninive, fussent propriété du 2 Voir De Khorsabad à Paris. La découverte des Assyriens, éd. Élisabeth Fontan, Paris, Réunion des musées nationaux, 1994, et Mogens Trolle Larsen, The Conquest of Assyria : Excavations in an Antique Land, 1840-1860, Londres, Routledge, 1996. 3 « Nous avons été tout à l’heure, Bouilhet et moi, voir au Louvre les bas-reliefs assyriens (ceux que Botta a rapportés de Ninive). Vas-y quand tu viendras ici, cela te fera plaisir en songeant que j’en verrai de pareils. » Lettre du 28 octobre 1849, Correspondance, t. I, p. 517. Botta, qui avait étudié la médicine à Rouen, avait eu le père de Flaubert comme professeur. 4 Correspondance de Courbet, éd. Petra ten-Doesschate Chu, Flammarion, 1996, p. 122. 5 Goncourt, Journal (24 avril 1875), t. II, p. 642. 6 Mme Dieulafoy, qui avait publié le récit de leur expédition à Suse (1884-85), était devenue un vulgarisateur populaire de l’orientalisme ; les salles chaldéennes du Louvre furent ouvertes après leur mission de 1880-87 en Perse ; elle était connue pour l’habitude, qu’elle avait prise pendant ses expéditions archéologiques, de s’habiller en homme (Proust, Correspondance, t. IV, p. 262, n. 6). 3 British Museum, il semble que la vogue assyrienne sévît en France plus qu’ailleurs, à cause du rôle initial joué par les archéologues français et de la compétition uktérieure avec l’Angleterre pour rapatrier les plus belles pièces. Le chauvinisme n’a pas été étranger à la mode assyrienne. L’Assyrie était au programme de la première classe du lycée, où on l’étudiait dans le merveilleux petit livre de Gaston Maspero, Lectures historiques pour la classe de sixième. Histoire ancienne : Égypte, Assyrie7, que Proust possédait8. Très tôt, l’adjectif assyrien a donc été utilisé métaphoriquement, comme dans le « côté assyrien » de Courbet, pour désigner un beau barbu. En 1905, dans son Journal, Gide décrira encore le sculpteur Maillol en ces termes : « Il a l’air d’un Assyrien de Toulouse9. » Toutefois, il est difficile de s’arrêter à cette première explication du terme, pour ainsi dire réaliste, mimétique ou référentielle. Assyrien, qui peut tout simplement vouloir dire barbu, connote en effet le plus souvent la judaïté dans la langue du tournant du siècle. Assyrien fonctionne comme un synonyme oblique et atténué de sémite. Les Assyriens étaient en effet des sémites, comme Barrès, citant Renan, le notait dans son cahier, précisément en août 1899, à Rennes, où il suivait le deuxième procès de Dreyfus : On peut parler d’une race indo-européenne et d’une race sémitique. Renan dans des textes dont voici la note a qualifié durement cette race sémitique. (Juifs, Arabes, Phéniciens, et sans doute l’Assyrie.) Peut-être même sont- ce des espèces différentes. (Voir dernière page du cahier Rennes10.) uploads/Litterature/ antoine-compagnon-le-profil-assyrien.pdf
Documents similaires
-
21
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1676MB