Agora débats/jeunesses Les transformations des rites de la jeunesse Marc Bessin
Agora débats/jeunesses Les transformations des rites de la jeunesse Marc Bessin Citer ce document / Cite this document : Bessin Marc. Les transformations des rites de la jeunesse. In: Agora débats/jeunesses, 28, 2002. Rites et seuils, passages et continuités. pp. 12-20; doi : https://doi.org/10.3406/agora.2002.1972 https://www.persee.fr/doc/agora_1268-5666_2002_num_28_1_1972 Fichier pdf généré le 05/04/2018 LES TRANSFORMATIONS DES RITES DE LA JEUNESSE Marc Bessin, sociologue, chargé de recherche au CNRS, Centre d’Étude des Mouvements Sociaux, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris. Parmi ses récentes publications : Bessin Marc (dir.), Autopsie du service militaire (1965-2001), Paris, Ed. Autrement, Coll. Mémoires, 2002, 215 p. CEMS/EHESS - 54, boulevard Raspail 75006 Paris Tél. : 01 49 54 25 59 E-mail : bessin@ehess.fr LES DÉBATS ( 12 Dans son dernier roman, Marie Darrieussecq publie des instantanés de vie. Non seulement la vie de son bébé qui découvre le monde en accumulant chaque jour des expériences nouvelles, mais aussi sa propre vie, celle de la maman qu’el- le est devenue pour la première fois. Le mode de la chronique, choisi pour l’ou- vrage, induit la question qu’elle se pose au sujet des « premières fois » : quels marqueurs temporels retenir lorsque l’on écrit une histoire au quotidien ? L'observation prolongée et le récit soutenu d'une continuité biographique empê- chent-ils d'y percevoir des moments de rupture ? C’est d’une certaine façon le même type de questions que nous proposons de traiter dans ce dossier consacré aux transformations des rites de la jeunesse. Il s’agit en effet d’envisager comment des expériences peuvent marquer le par- cours de vie des individus devenus plus mobiles : dans le cadre d’une temporali- té plus labile, où la crise de l’avenir et de la projection incite à un prolongement du présent, quels sont les rites qui accompagnent l’avancée en âge des jeunes ? Quels sont pour eux, dans une accumulation d’expériences constituées pour par- tie de tâtonnements, les repères temporels biographiques qui demeurent chargés de sens ? Les lecteurs d’Agora Débats/Jeunesses sont familiers des analyses sociolo- giques de la transition à l’âge adulte. La jeunesse ne caractérise pas tant un grou- pe social avec une culture propre, ni même un état durable, mais renvoie à un pro- cessus qui tend à s’allonger. Non seulement, les événements qui pouvaient être traditionnellement retenus pour définir cette phase entre l’enfance et l’âge adul- te, tels que l’entrée sur le marché du travail, l’installation dans un logement auto- nome ou le mariage, ne se concentrent plus en un temps relativement court. Mais, à cette désynchronisation des temps sociaux, s’ajoute la difficulté à cerner clairement des étapes pour chacun de ces calendriers biographiques. En effet, ceux-ci ne sont plus forcément prévisibles, ils ne sont surtout plus stabilisés une fois pour toutes, dans la mesure où des retours en arrière s’observent, des bifur- cations apparaissent, et ce jusqu’à un âge assez avancé. Au mode linéaire du pro- cessus, se substitue une flexibilité temporelle caractérisée par l’incertitude, l’in- stabilité et la précarité des situations et des engagements. Cette évolution des modes de socialisation et de transition, qui signifie un changement radical des temporalités qui les sous-tendent, donne tout son sens au renouvellement de la thématique des rites de la jeunesse. Pour introduire cette série d'articles qui analysent la manière dont différents domaines de pratiques sont plus ou moins ritualisés, quelques éléments de la problématique de ce dos- sier méritent d’être rapidement développés. N°28 AGORA ( DÉBATS-JEUNESSES 13 DÉBATS RITES DE PASSAGE SERVICE MILITAIRE PERMIS DE CONDUIRE ANIMATION : LE BAFA VIOLENCE ET SEXE DÉCOHABITATION PREMIER EMPLOI OUVRIER 1. Le bébé, POL, 2002, p. 187. De première fois en première fois, laquelle marque un passage, laquelle marque un début, une fin ? Marie Darrieussecq1 SEUILS ET RITES DE PASSAGE La pertinence de la notion de rite de passage, en premier lieu, doit être mise à l’épreuve des mutations temporelles. Dans les sociétés traditionnelles forte- ment compartimentées et hiérarchisées, les rites avaient une fonction de sépara- tion, de différenciation et de mise en ordre des sexes et des générations. Ils avaient aussi un rôle d’intégration sociale par un effet de sacralisation qui donnait du sens par ce mélange des temps individuels et des temps collectifs. Arnold Van Gennep2 a effectué une étude systématique des rites de passage, qui accompa- gnent l'avènement dans des statuts nouveaux et rythment les trajectoires indivi- duelles dans nos sociétés au tournant du siècle La métaphore du seuil séparant deux états différents, comme le seuil de la porte marquant la démarcation entre deux pièces ou entre le dedans et le dehors, a guidé Van Gennep dans sa des- cription des rites qui entourent la transition d'un groupe à un autre et le passage d'un statut à l'autre. Cette étude systématique des rituels autour des positions de liminalité3 l'a conduit à définir trois étapes dans le modèle du rite de passage qu'il a laissé. Les rites de séparation marquent une phase de sacralisation autour de la rupture de la personne avec la situation précédente. Dans une phase sacrée, les rites de marge la maintiennent exclue de la société, tant dans l'espace que dans le temps. Alors que les rites d'agrégation la consacrent ensuite dans son nouvel état, dans une phase de désacralisation marquant le retour à la vie normale. Ce modèle formel devenu classique en ethnologie, a été complété par l'anthropo- logue Edmund Leach4 qui propose d'introduire un quatrième temps, celui de la vie quotidienne, afin d'envisager une analyse structurale des rites de passage en opposant deux à deux les phases (temps de séparation Vs temps d'agrégation ; temps de marge Vs temps de la vie quotidienne). C'est bien sûr, au-delà du caractère formel du modèle, la fonction d'intégration sociale et d'apprentissage qui importe dans le rite de passage. Le mode d’inté- gration qu’il suppose, lié au type de société compartimentée et hiérarchisée pour lequel il fonctionne, correspond à un parcours de vie segmenté, scandé et spé- cialisé. Le seuil renvoie à un schéma discontinuiste séparant des étapes de la vie, avec une certaine temporalité tournée vers le futur. Le sociologue Claude Javeau souligne bien comment la ritualisation s'accommode de la flèche du temps. « Cette tonalité religieuse [du rituel] a également trait à la gestion de la tempora- lité. Elle permet que s’instaure entre les acteurs et le temps un lien qui n’est pas d’ordre simplement opérationnel. Elle sacralise le temps en le faisant vecteur d’espérance, de projet, d’approfondissement des rapports au monde. « Vivre au jour le jour », sans projection vers le futur, implique aisément une économie de la ritualisation. »5 LES DÉBATS ( 14 2. VAN GENNEP, A., Les rites de passage, 1909, Paris, La Haye, Mouton, 1969. 3. C'est-à-dire d'entre deux, du latin limen qui signifie seuil, mais qui ne semble avoir aucun lien avec l'hymen (du grec humên membrane), seuil pourtant symbolique matérialisant la virginité. 4. LEACH, E., Critique de l’anthropologie, PUF, 1966. 5. JAVEAU, C., « Microrituels et gestion du temps », Cahiers internationaux de sociologie, XCII, 1992, p. 69. Dans un colloque consacré à Van Gennep et son modèle des rites de passa- ge, Pierre Bourdieu6 avait tenu à en signaler les insuffisances lorsque cette for- malisation ne servait qu'à délimiter dans le temps, séparant à un moment T des individus qui seront finalement amenés à endosser les mêmes rôles sociaux, à obtenir des places similaires. Bourdieu préférait voir dans les rites des « actes d'institution », c'est-à-dire une manière d'entériner des démarcations plus fonda- mentales, entre ceux qui sont appelés à être initiés et ceux qui n'y seront jamais. En ce sens, il rappelle notamment que les rites ont une fonction fondamentale de mise en ordre des sexes, la notion de rite de passage tendant à l'atténuer en insis- tant sur l'ordre des âges. Nous ne sommes plus dans une société traditionnelle, mais dans une société extrêmement complexifiée sans pour autant qu’elle n’ait ni endigué les inégalités ni pu se passer de différences entre ses membres. Autrement dit, les sociétés contempo- raines engendrent des rites qui ne peuvent plus tous se retrouver dans le modèle de Van Gennep. On assiste donc à un renouvellement des rites d'avancée en âge, au regard de la flexibilité et de la mobilité auxquelles sont maintenant soumis les individus. SOCIÉTÉS FLEXIBLES, INDIVIDUS MOBILES Tels peuvent être résumés les termes de cette transformation des rapports au temps et des manières de le rythmer. En analysant les conséquences humaines de la flexibilité, Richard Sennet7 met en évidence l'opposition entre le monde dis- paru des organisations rigides et hiérarchiques, où l'individu faisait carrière en ten- tant de s'épanouir dans son travail, et celui du nouveau capitalisme. La flexibilité laisse aujourd'hui les demandes changeantes du monde extérieur déterminer la structure intérieure des institutions. Elle impose aux individus une vie en mor- ceaux, faite de précarité de « lieu en lieu ». Robert Castel8 parle d'individus mobiles pour évoquer les enjeux biographiques de tels changements. Les nou- velles relations de travail, qui s'appuient sur cette figure de l'individu mobile et flexible, déplacent les enjeux d'inégalités sur les ressources nécessaires pour uploads/Litterature/ agora-1268-5666-2002-num-28-1-1972.pdf
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- Publié le Fev 17, 2021
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