AL- INSAN AL- KAMIL L’Homme Parfait. 1. — Généralités sur cette notion. L’idée

AL- INSAN AL- KAMIL L’Homme Parfait. 1. — Généralités sur cette notion. L’idée d’Homme parfait qui se présente dans la mystique musulmane ésotérique, n’est pas tirée directement du Ḳurʾān. On peut la rapprocher de conceptions gnostiques qui ont revêtu plusieurs formes: celle du πρῶτοΣ ἂνθρωποΣ, liée à l’Hermétisme (cf. Poimandres) et aux gnoses hellénistiques, pourrait être la source originale la plus pure; une autre origine s’offre dans le mythe mazdéen de Gayomart, l’Homme primordial. Ces deux courants confluent dans le Manichéisme avec la doctrine de l’Homme premier (al-insān al-ḳadīm) qui, avec la Mère de la Vie et les cinq éléments, ses fils et auxiliaires, constitue la première Création que le Père de la Grandeur suscite par sa Parole. Mais chez les disciples de Zoroastre et chez Mani, cet homme prototypique a pour fonction de combattre le mal et les ténèbres, conformément à une doctrine dualiste qui s’est développée dans la pensée iranienne et que l’Islam rejette de toutes ses forces. Néanmoins l’idée d’un rôle, sinon de salut, du moins de conservation, assumé par l’Homme parfait vis-à-vis du monde inférieur, reste essentielle chez les mystiques musulmans qui utilisent cette notion. Une comparaison avec la Cabale juive serait plus instructive encore: à partir de la mystique de la Merkābāh s’est développée, dans le Sepher ha-Zohar, la doctrine des dix sephirōt, parmi lesquels la Sagesse (ḥokhmā), l’Intelligence (bīnāh), l’Amour (ḥesed), la Miséricorde (raḥamīn), le Royauté (malkhūt), etc., qui constituent le Monde de l’Union ou Homme transcendant. C’est par eux que se diffuse la vie divine dans la création entière. Aussi la mystique juive aboutit-elle à cette conception que l’Infini (Ensōf) forme, par émanation de sa lumière, l’Adām Qadmōn, à partir duquel la lumière des sephirōt produit l’émanation totale. Cette sorte de réfraction de la lumière à travers la lumière fait penser à l’expression ḳurʾānique «Lumière sur lumière» (nūrun ʿalā nūrin) en XXIV, 35. De même voit-on, chez al-Ḏj ̲ īlī, par exemple, que Dieu créa les formes muhammadiennes (cf. infra) de la lumière de son Nom de Créateur (Badīʿ) et de Puissant (Ḳādir); puis Il irradia (tad ̲ j ̲ allā) sur ces formes par son Nom de Bienveillant(Laṭīf) et d’Absoluteur (G ̲ h ̲ afīr). Ici également, c’est une irradiation de lumière dans la lumière.¶ Faut-il conclure de ces rapprochements une influence réelle? Y aurait-il une «unité d’origine initiatique de tous les mysticismes religieux de l’Asie antérieure»? L. Massignon ne le pense pas. Il voit là des «termes coïncidents, sans qu’il y ait aucune parenté réelle entre leurs processus de formation respectifs» (Essai, 57 et n. 5). Il semble en effet qu’il y ait lieu d’observer des développements parallèles, en particulier entre la Cabale juive et le ʿirfān musulman. Mais il n’est pas exclu qu’une réflexion indépendante sur le Ḳurʾān ait conduit certains mystiques à des conceptions dont ils trouvaient ailleurs des expressions et des symboles qu’ils pouvaient adopter. 2. — Les apports ḳurʾāniques. La notion d’al-Insān al-kāmil suppose que l’homme occupe dans l’ensemble de la création une place éminente et tout à fait à part. Or le Ḳurʾān apporte de nombreuses révélations en ce sens. D’abord, c’est l’affirmation que l’univers, cieux et terre avec tout ce qu’ils contiennent, est mis au service de l’homme par le task ̲ h ̲ īr. L’expression sak ̲ h ̲ k ̲ h ̲ ara lakum (Il a mis à la corvée pour vous) ou lanā (pour nous) revient une dizaine de fois dans le Livre. Ensuite, c’est le choix de l’homme comme vicaire de Dieu (k ̲ h ̲ alīfa) sur la terre (II, 30), choix qui devait surprendre les Anges; puis la proposition faite à l’homme de se charger de l’amāna (dépôt de la foi): il accepte, alors que les cieux et la terre avaient refusé par crainte (XXXIII, 72). On lit dans le commentaire de Fak ̲ h ̲ r al-dīn al-Rāzī une observation qui met sur la voie de ce qu’est l’Homme parfait pour les mystiques: parmi les êtres doués de perception, il y a ceux qui perçoivent et l’universel et le particulier; ce sont les hommes. D’autres ne perçoivent que le particulier, les bêtes; d’autres qui ne perçoivent que l’universel, les Anges. L’homme a donc une position intermédiaire qui lui confère une valeur unique dans la création; aussi, malgré sa faiblesse, il portera l’amāna. Mais ce sont les versets sur la lumière qui sont surtout importants. En deux passages (IX, 32 et LXI, 8), il est écrit que Dieu donne à Sa lumière, en la transmettant aux hommes, un complet achèvement (yutimma nūrahu; mutimm nūrihi). Al-Rāzī commente: «Dieu promet à Muḥammad un surcroît (mazīd) de secours et de puissance, ainsi qu’une élévation de degré (iʿlāʾ al-darad ̲ j ̲ a) et la perfection du rang hiérarchique (kamāl al-rutba)». En II, 257, on lit: «Dieu est le walī de ceux qui croient; Il les fait sortir des ténèbres vers la lumière». La racine walā comporte l’idée de proximité (ḳurb); elle implique en outre que Dieu se porte garant (takaffala) du bien des Croyants. Selon certains commentateurs, si Dieu donne cette garantie à toutes Ses créatures, Il est dit tout particulièrement walī du Croyant parce qu’il a pour lui un surcroît de faveurs (ziyādat al-alṭāf); ou encore parce qu’il fait tourner au profit du Croyant les faveurs qu’il octroie à l’ensemble des créatures; ou enfin parce qu’il aime les Croyants (yuḥibbuhum), c’est-à-dire qu’il aime à les exalter (yuḥibbu taʿẓīmahum). Or la lumière c’est en un sens la foi ou la Direction (hudā); c’est aussi la révélation; c’est un Livre (Thora, Évangile, Ḳurʾān); mais c’est aussi ce par quoi le Prophète fait passer les hommes des ténèbres à la lumière (XIV, 1). C’est donc du côté des Croyants, des Amis de Dieu (awliyāʾ; cf. le singulier walī), des prophètes et particulièrement de Muḥammad, qu’il faut chercher l’Homme parfait. Le célèbre verset 35 de la Sourate de la Lumière (XXIV) a reçu une interprétation importante. On a distingué le début qui parle de ¶ Dieu comme lumière, et la suite, introduite par mat̲h ̲ alu nūrihi, comme se rapportant à la lumière qu’il envoie à certaines de Ses créatures. Pour les uns, la niche (mis ̲ h ̲ kāt), c’est le cœur du Croyant, et la lampe qui s’y trouve, c’est la lumière du cœur. Pour d’autres, tel al-Ḵh ̲ arrāz, il s’agit du cœur de Muḥammad et d’une lumière qui y brille allumée à un arbre béni qui est Abraham pour al-Ḵh ̲ arrāz, les inspirations (ilhāmāt) des Anges pour d’autres Ṣūfis, et pour Muḳātil la prophétie et la mission. Ces idées aboutiront à la doctrine de la lumière muḥammadienne (nūr muḥammadī [q.v.]). 3. — Transposition d’une idée alchimique. Le symbole de l’Homme parfait est lié aussi à la conception alchimique de l’homme comme microcosme et du macrocosme comme «méganthrope» (insān kabīr). Selon al-Ḏj ̲ urd ̲ j ̲ ānī, dans ses Définitions, l’homme parfait réunit la totalité des mondes divins (ilāhiyya) et des mondes soumis au devenir de la génération (kawniyya), universels et particuliers; il est l’Écriture qui réunit les Écritures divines et les Écritures du devenir; en effet, quant à son esprit et à son intellect, il est un Livre intellig ible appelé Umm al-Kitāb; quant à son cœur, il est le Livre du Lawḥ Maḥfūẓ; quant à son âme, il est le Livre de l’Abolition (maḥw) et de l’Établissement de l’être (it̲h ̲ bāt). La relation de l’Intellect premier au macrocosme est celle de l’Esprit humain au corps et à ses facultés: l’Âme universelle est le cœur du macrocosme comme l’âme rationnelle est le cœur de l’homme. Aussi l’univers est-il appelé al-Insān al- kabīr. On trouvera ces idées appliquées au cas de l’Homme parfait chez Ibn ʿArabī (p. ex. Fuṣūṣ al-Ḥikam, ch. I: De la Sagesse divine dans le Verbe adamique; trad. Burckhardt, La Sagesse des Prophètes, 23 sq., et chez al-Ḏj ̲ īlī, al-Insān al-kāmil, ch. 53, Sur l’Intellect premier: «La Science de l’Intellect premier et celle du Calame sublime sont une seule et même Lumière dont la relation à l’homme s’appelle Intellect premier, et la relation à Dieu s’appelle le Calame sublime. Cela étant, l’Intellect rapporté à Muḥammad, c’est de lui que Dieu créa l’Ange Gabriel dans la prééternité. Aussi Muḥammad est-il un père pour Gabriel et un principe pour la totalité du Monde»). 4. — Ibn ʿArabī. L’idée de l’Homme parfait se trouve chez Ibn ʿArabī, dans les Fuṣūṣ al-Ḥikam, comme un développement de la révélation ḳurʾānique d’après laquelle l’homme est le k ̲ h ̲ alīfa de Dieu sur terre: à la fois éphémère et éternel, c’est par son existence que le monde fut achevé. «Il est au monde ce que le chaton est à l’anneau: le chaton porte le sceau que le roi applique sur les coffres de son trésor». A l’homme est confiée la sauvegarde divine du monde, et le monde ne cessera pas d’être sauvegardé tant que cet Homme parfait y demeurera. Dieu créa d’abord le monde entier comme un miroir qui n’a pas encore été poli. Afin qu’il y fût manifesté parfaitement, uploads/Litterature/ al-insan-al-kamil.pdf

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