YANNICK LEMARIÉ L’ABBÉ JULES : DE LA RÉVOLTE DES FILS AUX ZIGZAGS DE LA FILIATI
YANNICK LEMARIÉ L’ABBÉ JULES : DE LA RÉVOLTE DES FILS AUX ZIGZAGS DE LA FILIATION Dans son ouvrage intitulé L’Univers, les dieux, les hommes, Jean-Pierre Vernant accorde une grande importance à la dynastie qui régna sur Thèbes. Il s’intéresse, en particulier, à ceux qui succédèrent aux ancêtres Cadmos et Penthée. Les Labdacides – puisque tel est le nom de la famille – ont, en effet, ceci de fascinant, qu’ils présentent tous une forme de claudication. Labdacos ? Son nom signifie le boiteux. Laïos ? À côté de la traduction usuelle (Laïos, chef de peuple), les hellénistes voient, dans ce patronyme, une allusion à la gaucherie. Quant à Œdipe (Oidipous, en grec), son cas est encore plus simple puisque oidi (gonflé) et pous (pied)1 renvoient au célèbre épisode de l’abandon dont nous pouvons rappeler les grandes lignes, pour ceux qui l’auraient éventuellement oublié. Bouleversé par les révélations de l’oracle (« Si tu as un fils, il te tuera et il couchera avec sa mère »), Laïos décide de confier son rejeton à un serviteur, à charge pour lui de l’exposer sur la montagne pour qu’il soit dévoré par les bêtes sauvages ou les oiseaux. Aussitôt dit, aussitôt fait : l’homme se saisit du nouveau-né, passe dans ses talons une courroie et part accomplir sa triste besogne. Heureusement (ou malheureusement), au dernier moment, il décide de ne pas obéir à son souverain et confie le petit à un berger corinthien. Un peu plus tard, ce dernier remet Œdipe au roi Polybe. Même s’il ne boite pas, au sens premier du terme, Œdipe subit donc un triple gauchissement : physique, d’abord, puisque il a les pieds déformés, sur ordre de son géniteur ; social, ensuite, puisqu’il est écarté d’un trône qui lui revenait de droit ; généalogique, enfin, puisqu’il est adopté par un roi étranger. On comprend dans ces conditions que lui seul ait pu répondre à la célèbre énigme de la Sphynge : « Quel est l’être, unique parmi ceux qui vivent sur terre, dans les eaux, dans les airs, qui a une seule voix, une seule façon de parler, une seule nature, mais qui a deux pieds, trois pieds, quatre pieds ». Nous sommes a priori bien loin de l’univers d’Octave Mirbeau. Voire, car l’écriture romanesque, même dans sa version réaliste ou naturaliste, n’a jamais rompu avec les mythes d’Athènes et de Jérusalem. Ainsi Claude Herzfeld a-t-il, maintes fois, rappelé l’importance de la figure de Méduse dans l’œuvre mirbellienne. De notre côté, dans un article récent2, nous avons montré en quoi L’Abbé Jules présentait des ressemblances troublantes avec les Évangiles. En dépit donc des apparences, le mythe œdipien – une fois débarrassé des oripeaux psychanalytiques – peut servir de point de départ à une nouvelle lecture de L’Abbé Jules, puisque, par-delà des siècles, il pousse le lecteur à se défaire des rets de l’anecdote et à interroger Mirbeau sur sa fascination pour la torsion et les zigzags de la filiation. * * * Pour commencer notre étude, peut-être serait-il bon de nous arrêter un peu plus longuement sur l’incipit3 de L’Abbé Jules. Que constatons-nous en effet ? La maisonnée de la 1 Jean-Pierre Vernant propose un autre découpage et une autre étymologie : Oi-dipous, bipède. 2 Yannick Lemarié, « L’Abbé Jules : Le Verbe et la colère », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp.18-33. 3 Nous arrêtons l’incipit à la page 329, avec les mots suivants : « mes parents absorbés, chacun de son côté, en des combinaisons inconnues, d’où je me sentais si absent, toujours ». Un saut de ligne permet de famille Dervelle est soumise à la loi du silence. Le narrateur insiste : « mes parents ne parlaient presque jamais », « ils n’avaient rien à se dire », « ils n’avaient rien à me dire », « pour qu’ils se crussent autorisés à desserrer les lèvres, […] il fallait des occasions considérables », « absorbés, chacun de son côté en des combinaisons inconnues ». L’enfant lui-même est interdit de parole. Quand il ouvre la bouche, ce n’est jamais que pour user des mots des autres, ceux des maîtres ou ceux des prêtres, et, s’il s’insurge contre « ce système de pédagogie familiale », Monsieur Dervelle lui renvoie aussitôt un argument définitif : « Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?... Et les trappistes, est-ce qu’ils parlent, eux ? ». Il y a, certes, au sein du foyer, quelques échanges sur un déplacement de fonctionnaire, un chevreuil tué à l’affût ou la mort d’un voisin, mais, dans ces cas-là, l’information est si peu importante que le narrateur se contente de la donner sans développer outre mesure, sous la forme imprécise du discours narrativisé. Or, c’est dans ce contexte de déflation langagière qu’un thème réussit à retenir l’attention des personnages : les grossesses des clientes. Pour se convaincre de son importance, il suffit de comptabiliser le nombre de lignes qui lui sont consacrées : quasiment la moitié ! Le narrateur prend soin, par ailleurs, de recourir au discours direct, dans le souci évident de mettre en scène cette parole. Constatons enfin que c’est la seule conversation que les deux époux entretiennent dans la durée, à tel point que leur enfant, dès l’âge de neuf ans, connaît « le jaugeage et les facultés puerpérales des toutes les femmes de Viantais ». Comment ne pas être étonné par ces phénomènes d’accumulation ? En s’attardant aussi longuement sur le sujet, Mirbeau dit une chose essentielle : que L’Abbé Jules n’est pas seulement le récit d’une foi, mais également un roman de la filiation et que, à côté de la croix, il existe un autre objet digne d’intérêt, le forceps : Parfois aussi, il employait ses soirées à nettoyer son forceps, qu’il oubliait, très souvent, dans la capote de son cabriolet. Il en astiquait les branches rouillées, avec de la poudre jaune, en fourbissait les cuillers, en huilait le pivot. Et quand l’instrument reluisait, il prenait plaisir à le manœuvrer, faisait mine de l’introduire, en des hiatus chimériques, avec délicatesse. Le père étale, certes, devant lui « les menus et redoutables instruments d’acier brillant » que son métier requiert, mais un seul appareil mérite une description détaillée, celui qui favorise – même dans la douleur – la perpétuation de l’espèce. Le discours paternel n’est pas uniquement médical. Après « les constatations scientifiques, les énumérations d’utérus, de placentas, de cordons ombilicales », Monsieur Dervelle rappelle que les enfants naissent – aussi – dans les choux. Cette dernière explication pourrait prêter à sourire, si elle n’était une façon de consigner le mythe, à côté de la technique. La filiation est, ici, autant réelle qu’imaginée ; elle intéresse de la même manière le médecin, le rêveur et le croyant. Qu’Albert, le fils Dervelle, pose son postérieur sur deux tomes « dépareillés et très vieux » de la Vie des Saints, est une façon, tout a fait mirbellienne, de conjoindre la réalité et la légende. Car relater les pieuses existences d’un Jérôme, d’un Théodore, d’un Théophile, voire d’un Jésus ou d’un Jules, oblige à reconstituer la généalogie et à interroger les générations. Dernier centre d’intérêt de cet incipit : la naissance – et donc la filiation – s’avère d’emblée dangereuse. « C’est égal !... Je n’aime pas me servir de cela », avoue le médecin en rangeant le forceps, avant d’ajouter : « C’est si fragile, ces sacrés organes ». Bien qu’il soit brutal, l’avis est on ne peut plus clair. Sans s’en rendre compte, le père-obstétricien considère la parturiente comme une somme de problèmes : tantôt un bassin trop étroit, tantôt une détacher ce passage du suivant, l’arrivée de l’abbé Jules constituant le second point de départ du roman. Nos références pour L’Abbé Jules sont prises dans Octave Mirbeau, Œuvre romanesque, édition critique établie, présentée et annotée par Pierre Michel, tome I, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, Paris, 2000. fragilité organique. Il ne voit dans la mise au monde qu’une menace et, dans la future créature, une puissance inquiétante, condamnée à être liée ou tordue. Le choix de ces derniers termes n’est pas un hasard. Nous avons parlé dans notre introduction de la mutilation d’Œdipe, fils de Laïos ; il nous faut dorénavant aller plus loin. La ligature des pieds est assurément un moyen pratique de tenir l’enfant, mais c’est aussi une manière de contrecarrer sa puissance maléfique, de transformer le fils de Laïos en un de ces aversi dont parle Fritz Graf4, dans son étude consacrée à la magie dans l’antiquité gréco-romaine. Lors d’un rituel d’empêchement (la defixio), les mages modelaient, en effet, une figurine dont les membres étaient, au mieux, attachés, au pire, complètement retournés ; ils y adjoignaient parfois des lames de plomb sur lesquelles étaient inscrites les formules suivantes : « Je lie Théagène, sa langue et son âme et les paroles dont il se sert ; je lie aussi les mains et les pieds de Pyrrhias, le cuisinier, sa langue, son âme, ses paroles etc.». La Bible reprend, à sa façon, cette tradition. La puissance de Jésus, fils de Dieu, uploads/Litterature/ yannick-lemarie-l-x27-abbe-jules-de-la-revolte-des-fils-aux-zigzags-de-la-filiation.pdf
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- Publié le Jul 06, 2021
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