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AVANT-PROPOS Tout avait commencé en 2015 par un courriel d’Antoine Compagnon, titulaire de la chaire de Littérature française et moderne au Collège de France. Il m’apprenait que mon nom revenait depuis un certain temps au sein du Collège, qui souhaitait m’attribuer la chaire annuelle de Création artistique, une première pour un écrivain, soulignait-il. Des paramètres liés à l’histoire littéraire du continent noir m’incitaient à franchir le Rubicon. En effet, à l’époque où j’étais encore étudiant à Paris, chaque fois que je passais devant les bâtiments du Collège de France, je ne pouvais pas ne pas songer au Congrès des écrivains et artistes noirs qui se déroula juste à côté, à la Sorbonne, en 1956. Pour moi, ce quartier du Ve arrondissement est toujours « habité » par la silhouette d’Alioune Diop qui organisa ce Congrès après avoir fondé la revue Présence Africaine (1947), puis une maison d’édition portant également le nom de Présence Africaine (1949), sise jusqu’à ce jour au 27 bis rue des Écoles, donc à quelques centaines de mètres seulement du Collège. Le Quartier latin était alors une véritable « Afrique intellectuelle » à Paris, le lieu exact de naissance et de légitimation de ce qu’on appelle désormais « la pensée noire ». Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Bernard Dadié, Cheikh Anta Diop, Amadou Hampâté Bâ, Léon-Gontran Damas, Jacques Rabemananjara et d’autres précurseurs du courant de la Négritude fréquentaient la librairie et les éditions Présence Africaine, de même que les intellectuels français, et non des moindres, qui soutenaient ce bouillonnement culturel du monde noir : Théodore Monod, André Gide, Jean-Paul Sartre, Georges Balandier, Michel Leiris ; mais aussi des personnalités venues d’autres espaces linguistiques, et je pense à Pablo Picasso, à Richard Wright, à James Baldwin, à Joséphine Baker, etc. Malgré cette effervescence culturelle en plein cœur de Paris, l’Afrique demeurait absente au Collège de France. Absente vraiment ? Pas tout à fait, dans une certaine mesure, car il y avait du temps de l’Empire colonial français des chaires sur les « pays du Sud » – en réalité de l’espace colonial français à travers les quatre coins de la terre –, mais ces études mettaient plutôt l’accent sur l’Afrique du Nord, son histoire, la sociologie musulmane. Et, pour couronner le tout, elles étaient financées non pas par l’Éducation nationale française, mais par les institutions coloniales ! La chaire des Études comparées des sociétés africaines, occupée par l’ethnologue et anthropologue Françoise Héritier dans les années 1980, était une réelle avancée au regard du charisme et de la réputation intellectuelle de sa titulaire. Cet enseignement riche et passionné n’avait pourtant pas créé au sein du système éducatif français l’élan que nous espérions, celui qui aurait bousculé les esprits et hâté l’avènement des « études africaines » dans ce temple du savoir. Aux États-Unis où j’enseigne, elles existaient depuis bien longtemps, avec des chaires souvent confiées aux universitaires, écrivains et artistes africains ou d’ascendance africaine, tous formés dans les facultés françaises, une lancée qui s’est poursuivie avec la présence du Martiniquais Édouard Glissant (Louisiana State University et City University of New York), de la Guadeloupéenne Maryse Condé (Columbia University à New York), de l’Algérienne Assia Djebar (New York University), du Camerounais Achille Mbembe (Northwestern University à Chicago, University of California à Irvine, University of California à Berkeley, et University of the Witwatersrand en Afrique du Sud), du Sénégalais Souleymane Bachir Diagne (Columbia University à New York), du Djiboutien Abdourahman Waberi (Claremont McKenna College en Californie ; George Washington University à Washington DC), etc. Je n’ai jamais pensé pour ma part que cette « absence africaine » était la preuve d’un grand complot du milieu universitaire français souvent houspillé à tort. Chaque chose arrive en son temps et, sans baisser les bras, il nous faut progressivement forcer les portes en expliquant comment le monde de demain sera celui de l’expression des voix qui n’ont pas été prises en compte dans le grand concert des civilisations. Ces voix qualifiées à tort de « lointaines » constituent les pièces manquantes qui nous permettraient de définir notre humanisme de la manière la plus diversifiée. Je ne déduirais donc pas que l’Afrique n’existe pas dans le système éducatif français, il y a plutôt une frilosité lorsqu’il s’agit d’intégrer les questions liées à l’histoire de la colonisation, les études africaines étant encore considérées en France comme suspectes, réactionnaires, démagogiques, portant en elles la mauvaise réputation de contredire la « belle et glorieuse » histoire de la nation française qui ne devrait en aucun cas céder au « sanglot de l’homme blanc ». Parler autrement de l’Afrique est de ce fait perçu comme une charge à l’encontre de l’ancienne puissance coloniale qui a écrit et enseigne sa version de la rencontre avec le continent noir et ne souhaite pas que quelques « agités du bocal » viennent raturer cette admirable épopée. La crainte de certains de ces réfractaires pourrait se résumer en ceci : les études africaines, les études postcoloniales sont dangereuses et nocives, elles mettent sans cesse l’Europe sur le banc des accusés. Ce qui est une aberration puisque ces études véhiculent le souffle de l’altérité, le refus d’une vision unilatérale, figée et arbitraire de notre passé commun, la nécessité de ne jamais escamoter les conquêtes, les heurts, les complicités, les divisions, les hypocrisies, les ingratitudes, les guerres, etc. Souvenons-nous que le Collège de France existe depuis 1530 et qu’à l’époque de sa création l’Afrique n’était pas une zone perdue ou un espace de désordre comme on aura tendance à le clamer dans le dessein de justifier la cohorte des expéditions coloniales et leur prétendue mission civilisatrice ! Non, cette Afrique-là, dessinée grossièrement par l’Occident, est une Afrique fantasmée et hostile au discours contradictoire. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire les livres de l’explorateur Olfert Dapper (1639-1689) un siècle après la fondation du Collège. Ce Néerlandais, spécialiste des « régions inconnues », donnait par exemple une description détaillée du royaume Kongo en Afrique centrale, avec sa hiérarchisation politique et son indéniable prestige intellectuel. En Afrique de l’Ouest, du côté de Tombouctou, l’on savait, par le diplomate-explorateur Hassan al-Wazzan (alias Léon l’Africain) et d’autres témoignages concordants, que la connaissance était présente. Le XVIe siècle sera également le moment où s’amoncelleront les préjugés qui allaient faire de nous autres Africains des exclus. Pour le monde occidental, comme j’allais le rappeler dès ma première leçon, nous n’étions pas faits pour penser et, jusqu’à l’époque de la littérature coloniale écrite par les Européens, nous n’avions toujours pas la parole, l’Europe parlait en notre nom, nous réduisant dans un statut d’incapacité civique et intellectuelle qui n’allait être contesté qu’à partir de l’émergence d’une véritable littérature africaine, opposée à la littérature écrite sur l’Afrique par les Européens qualifiée également de littérature… africaine ! J’avais tout cela dans mon esprit en acceptant de compter parmi les membres du Collège de France. Si j’avais senti que je devais cet honneur à la couleur de ma peau, cela m’aurait davantage froissé que fait plaisir, et j’aurais décliné sans remords cette invitation. J’aimais plutôt me dire que c’était un écrivain qu’on sollicitait – et Antoine Compagnon insistera longuement là-dessus lors de son introduction pour me présenter. Par ailleurs, j’avais conscience que je ne venais pas en ces lieux dans le dessein de concurrencer les spécialistes de Charles Baudelaire, de Victor Hugo, de Marcel Proust et de bien d’autres auteurs qui ont marqué les lettres françaises. Le Collège ne m’avait rien imposé ou suggéré, il ignorait même le champ d’études que j’embrasserais et peut-être s’attendait-il qu’en ma qualité d’écrivain à qui on a confié la chaire de Création artistique, je puisse m’appesantir sur le « métier » de l’écriture, une sorte « d’atelier d’écriture » de prestige. Mais pourquoi serais-je entré directement dans la « technique » de l’écriture sans me soucier avant tout de mes « origines », celles puisées dans cette littérature africaine née du refus des canons imposés par les lettres européennes dans lesquelles l’Africain n’était qu’un comparse muet, rabaissé, escortant l’Européen dans ses équipées les plus exotiques et ne s’exprimant que par des onomatopées ? J’ai par conséquent proposé au Collège une introduction à l’écrit en français provenant de l’Afrique noire, espace vu de nos jours comme le théâtre des guerres ethniques, des dictatures, des républiques bananières malgré « les soleils des Indépendances » des années 1960 qui avaient sonné pourtant l’heure de l’émancipation de ces nouveaux États dont les frontières avaient été tracées par les anciennes puissances coloniales européennes lors de la fameuse Conférence de Berlin qui eut lieu entre le 15 novembre 1884 et le 26 février 1885. Mon objectif, formulé donc en toute indépendance, mariné dans mon for intérieur, avec la liberté que me confère l’Art, était clair et n’allait plus varier : combler un vide en posant un regard sur le parcours de ces littératures pour que puissent enfin résonner les noms d’écrivains majeurs reconnus ailleurs mais quasiment méconnus en France où ils ont pourtant été publiés dans la même langue et les mêmes maisons d’édition que leurs uploads/Litterature/ alain-mabanckou-huit-lecons-sur-l-afrique.pdf

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