NOTE SUR LE PREMIER MARTEAU DE SPINOZA (ET QUELQUES PENSEURS JUIFS) Thierry Alc

NOTE SUR LE PREMIER MARTEAU DE SPINOZA (ET QUELQUES PENSEURS JUIFS) Thierry Alcocoumbre Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2004/4 n° 71 | pages 523 à 533 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130548096 DOI 10.3917/leph.044.0523 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2004-4-page-523.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Pas besoin, pour chercher la méthode, de remonter à une autre méthode, et ainsi de suite à l’infini ; de la même façon que le marteau (l’outil) ne présuppose pas forcément une suite infinie d’outils préalables : Car pour forger le fer on a besoin d’un marteau, et pour avoir un marteau, il est nécessaire de le faire. Pour cela on a besoin d’un autre marteau et d’autres instruments ; et pour avoir ceux-ci on a besoin de nouveaux instruments, et ainsi à l’infini. Or c’est bien en vain qu’on s’efforcerait de prouver de cette façon que les hommes n’ont aucun pouvoir de forger le fer. Mais de même que les hommes, au début, à l’aide d’instruments naturels, et bien qu’avec peine et d’une manière imparfaite, ont pu faire certaines choses très faciles, et après avoir fait celles-ci, en ont fait d’autres, plus difficiles, avec moins de peine et plus de perfection, et ainsi, s’élevant par degrés des travaux les plus simples aux instruments, et des instruments revenant à d’autres œuvres et instruments, en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup de choses, et de très difficiles, avec peu de labeur ; de même l’entendement par sa puissance innée se forme des instruments intellectuels, à l’aide desquels il acquiert d’autres forces pour d’autres œuvres intellectuelles et grâce à ces œuvres (il se forme) d’autres instruments, c’est-à-dire le pouvoir de pousser l’investigation plus avant : ainsi il avance de degré en degré jusqu’à ce qu’il ait atteint le comble de la sagesse1. Si l’analogie entre l’artisanat et la méthode remonte probablement à Bacon2, c’est un autre rapprochement que je voudrais tenter ici, à propos du Les Études philosophiques, no 4/2004 1. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, Librairie philosophique J. Vrin, 1984, trad. Alexandre Koyré, p. 24 et 26. 2. E. Curley, The Collected Works of Spinoza, I, Princeton University Press, 1985, ad loc., p. 16, n. 25. Cf. Harold H. Joachim, Spinoza’s Tractatus de intellectus emendatione. A Com- mentary, Oxford at the Clarendon Press, 1940, p. 53, qui renvoie à Novum Organum, préf. et I, aphorisme 2. Joachim signale que chez Bacon l’analogie vise à déprécier la puissance innée de l’intellect : l’intellect sans aide extérieure ne peut rien à l’instar des mains dépourvues d’outil. Cf. Spinoza, au contraire, utilise l’analogie pour montrer l’existence dans l’intellect d’une certaine faculté naturelle (vis nativa). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 31/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 176.199.209.28) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 31/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 176.199.209.28) premier outil lui-même. En effet, la question de son origine se rencontre dans plusieurs textes hébraïques composant l’arrière-plan juif de Spinoza. J’en explorerai ici quelques-uns : le premier est un passage célèbre du Talmud, rédigé entre le IIe et le Ve siècle ; le second, le commentaire par Maïmonide (1135-1204) de ce même passage ; le troisième, le commentaire du Maharal de Prague (Yehuda Loewe ben Betsalel, 1525-1609), repris plus tard par son disciple, Yom Tov Lipman Heller (1579-1654), contemporain direct de Spi- noza. Les commentaires de Maïmonide et de Yom Tov Heller sont devenus canoniques. Sans affirmer positivement que ces textes ont influencé le philo- sophe, il me semble intéressant d’en explorer les directions. I. – L’origine des tenailles (Pirké Avot, V, 6) L’origine du premier outil est évoquée dans l’un des traités qui compose la Mishnah, compendium de la Loi orale rédigé par Rabbi Judah le Prince, au IIe siècle de l’ère chrétienne, et plus tard intégré dans le Talmud1. Il s’agit des Pirké Avot ou « Maximes des Pères », recueil d’enseignements attribués aux rabbins du Ier au IIIe siècle et composant un manuel d’éthique2. Ce traité occupe une place particulièrement importante dans le judaïsme : enseigné aux enfants, abondamment cité dans les homélies rabbiniques, il fut même intégré dans le rituel de la synagogue3. Il était bien connu des hébraïsants chrétiens4. On y trouve, au sixième chapitre du cinquième livre, un passage fort curieux sur les miracles : Dix choses ont été créées la veille du Shabbat au crépuscule : la bouche de la terre, la bouche du puits, la bouche de l’ânesse, l’arc-en-ciel, la manne, la verge (de Moïse), le shamir, l’écriture, la (pointe) graveuse, et les tables (de la Loi) ; certains ajoutent : les démons5, la tombe de Moïse, et le bélier du patriarche Abraham ; d’autres encore : les tenailles fabriquées au moyen des tenailles6. Comme on le voit, la Mishnah énumère dix créatures merveilleuses, dont elle situe la création au crépuscule du sixième jour, c’est-à-dire juste avant le « shabbat » de la création où Dieu clôt son intervention créatrice. Pour le judaïsme, une journée (24 heures) commence non pas avec le soleil, mais 524 Thierry Alcoloumbre 1. La seconde partie du Talmud, intitulée « Guemara », synthétise les travaux des acadé- mies rabbiniques postérieures (jusqu’à la fin de l’Antiquité) autour du texte de la Mishnah. On connaît deux Talmuds : le « Talmud de Jérusalem » (TJ) terminé en Palestine vers la fin du IVe siècle, et le « Talmud de Babylone » (TB) achevé en Babylonie un siècle plus tard. 2. Traduction en français : Leçons des pères du monde. Pirqé Avot et Avot de Rabbi Nathan, tra- duit, préfacé et annoté par Éric Smilévitch, Appendice de Bernard Dupuy, Verdier, coll. « Les Dix Paroles », 1983. 3. Voir à ce sujet Abudarham haShalem (R. David Abudarham, XIVe s.) Jérusalem, 5723 (1963), p. 255 ; et Mah’zor Vitry (R. Simh’ah ben Samuel de Vitry, fin XIe siècle), édition de Simon Lévy Hurwitz, Nuremberg, 5683 (1823), p. 461-564. 4. Voir A. Katchen, Christian Hebraists and Dutch Rabbis, 1983, p. 192, 202, 227, 253. 5. Littéralement : les nuisances. 6. C’est moi qui souligne (T. A.). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 31/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 176.199.209.28) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 31/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 176.199.209.28) avec la nuit ; le « crépuscule »1 désigne le laps de temps incertain séparant le coucher du soleil de l’apparition des étoiles, qui semble appartenir autant au jour qu’à la nuit ; le crépuscule du vendredi soir a donc le statut ambigu d’un moment intermédiaire entre les six jours de la semaine (temps « séculier » du travail) et le shabbat (temps « saint » du repos). Il faudra se demander pour- quoi c’est ce moment ambigu qui est choisi pour les réalités mentionnées. On aura reconnu au passage le gouffre engloutissant Koré et ses com- plices (Nb, XVI, 32) ; le puits qui aurait abreuvé Israël dans le désert (Ex. II, 6) ; l’ânesse de Biléam parlant à son maître (Nb, XXII, 28), l’arc-en-ciel manifesté à Noé (Gen. IX), la verge utilisée par Moïse pour de nombreux miracles, et l’écriture des premières tables de la Loi gravées par « le doigt de Dieu » (Deut. IX, 10). Quant au « shamir », c’est un ver légen- daire capable de percer la pierre, utilisé par le roi Salomon pour construire le Temple2. Mais la Mishnah ne se contente pas de ces dix miracles. Comme c’est souvent le cas, elle mentionne aussi des opinions divergentes, minori- taires ou non retenues dans la pratique. Nous en avons ici deux exemples, qui proposent quatre candidats supplémentaires à la création extra temporem. C’est ici qu’apparaît le premier outil, « tenailles fabriquées au moyen des tenailles », qui semblent bien correspondre au premier marteau de Spinoza. En effet, mettre les premières tenailles sur le même plan qu’un bâton devenu serpent ou une ânesse qui parle, c’est poser que leur commence- ment est impensable, à moins d’un recours au miracle (ou au mythe)3. Préci- sément, la guemara de Pessah’im qui commente cette opinion, fait argumen- ter son auteur uploads/Litterature/ alcocoumbre-note-sur-le-premier-marteau-de-spinoza-et-quelques-penseurs-juifs-2004 1 .pdf

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