1 AMOREXIE Flavia Goian L'approche psychanalytique de l'anorexie mentale a, dès

1 AMOREXIE Flavia Goian L'approche psychanalytique de l'anorexie mentale a, dès l'origine, emprunté différentes directions, souvent incompatibles. Quels points communs en effet entre la psychose « monosymptomatique » de Mara Selvini1, les interprétations basées sur les fantasmes hystériques de fécondation orale et la « délinquance alimentaire » de Winnicott ? Dans ce concert, Lacan a apporté une note originale en insistant sur la dialectique du besoin, de la demande et du désir, en proposant cet aphorisme désormais classique : « L'anorexique mange non pas rien, mais le rien ». Nous pensons qu'il y a là une indication, ‒ et c'est capital ‒ du sens ultime du symptôme, celui d'un appel désespéré à l'ordre désirant. Il n'est pas inutile de rappeler ici les particularités des « travaux » de Lacan dans ce domaine. Tout d'abord, Lacan a eu un premier contact avec l'anorexie, puisqu'un rapport de séance de la SPP de 1935 note que « en puisant dans ses souvenirs de consultations populaires, il retrouve une trentaine de cas d'anorexie mentale. Tous ces cas se rapportaient à des garçons, et qui étaient tous juifs. »2. Ensuite, lorsqu'il cite l'anorexie mentale, il s'agit toujours d'exemples donnés en illustration d'un concept particulier, et rarement d'un abord de la maladie en tant que telle. Par exemple : à propos de la place de l'objet dans l'oralité, dans le Séminaire La relation d'objet (1956-1957)3 : « Je vous ai déjà dit que l'anorexie mentale n'est pas un ne pas manger, mais un ne rien manger. […]. Ce n'est pas nicht essen, c'est un nichts essen. Ce point est indispensable pour comprendre la phénoménologie de l'anorexie mentale. Ce dont il s'agit dans le détail, c'est que l'enfant mange rien, ce qui est autre chose qu'une négation de l'activité. De cette absence savourée comme telle, il use à l'égard de ce qu'il a en face de lui, à savoir la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui. » ; à propos de l'articulation besoin ‒ demande ‒ désir, dans « La direction de la cure » (1958)4, in Ecrits : « c'est l'enfant que l'on nourrit avec le plus d'amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d'un désir (anorexie mentale) » ; à propos de l'objet a au plan oral dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse5 (1964) : « Dans l'anorexie mentale, ce que l'enfant mange, c'est le rien » ; à propos de la réponse de l'enfant à l'énigme du désir de l'adulte6 : « Le fantasme de sa mort, de sa disparition, est le premier objet que le sujet a à mettre en jeu dans cette dialectique, et il le met en effet ‒ nous le savons par mille faits, ne serait-ce que par l'anorexie mentale. ». L'apport de Lacan cerne des points essentiels de compréhension. Mais la plupart de ses avancées sur l'anorexie s'arrêtent en 1964, au moment où, d'une part, s'amorçait une hausse sensible de la prévalence de la maladie et, d'autre part, s'opérait dans les milieux psychiatriques un tournant durable de l'approche psychopathologique. Avant aussi qu'il ne développe son concept de jouissance. Pascal Guingand7, à la suite de Jean-Richard Freymann8, considère l'anorexie mentale comme une pathologie de la séparation, du deuil de la mère, et en fait une lecture mélancolique, en considérant le refus, le rejet de l'anorexique comme une incorporation. Selon ces auteurs, faute d'expulsion, l'introjection s'avère impossible. Le sevrage d'avec la mère ne peut se réaliser que si l'enfant est en mesure d'expulser une part de ce que véhicule l'apport nourricier de la mère. Sur cette matrice, s'instaure le symbole de la négation. L'anorexique, n'ayant pas pu établir correctement ce symbole, se structure autour d'une inséparation qui accuse tôt ou tard la consistance d'un trop plein physique, l'opérateur symbolique prenant alors une consistance réelle. 1 Mara Selvini-Palazzoli, Self-Starvation, trad. Arnold Pomerans, Londres, Chaucer, 1974. 2 « Interventions de Lacan à la SPP », in Ornicar ?, 31, V, « L'anorexie mentale » (1935), 1984. 3 Le séminaire, Livre VI La relation d'objet (1956-1957), Paris, Seuil, 1994, p. 184. 4 « La direction de la cure » (1958), in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 628. 5 Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Seuil, 1994, p. 96. 6 Ibid., p. 195. 7 Pascal Guingand, Anorexie et inédie : une même passion du rien, Ères Arcanes, coll. « Hypothèses », 2004. 8 Jean-Richard Freymann, Les parures de l'oralité, Springer-Verlag France, Paris, 1992. 2 « L'anorexie se révèle comme un contrat qui consiste en une tentative inconsciente, répétée, mais non sans souffrance, de l'expulsion d'un objet a, afin de faire choir un "en trop" envahissant. Ce décollement n'est pas aisé ; (preuve en est l'image obsédante d'un corps vécu comme sale et méprisable) »9. Ces hypothèses nous semblent intéressantes à plus d'un titre. Tout d'abord, il s'agit de poser l'existence d'un nouage spécifique entre corps et signifiant, qui rendrait compte de l'anorexie mentale. La question posée en termes psychanalytiques rejoint donc la tendance de la nosographie psychiatrique, en particulier depuis le rapport de Göttingen, à concevoir une structure anorexique. Ensuite, elle situe la problématique en terme logique, au temps mythique de la Bejaung ‒ de l'affirmation primitive, prise en défaut. Pour Pascal Guingand, « pour que la séparation se réalise, il faut qu'en contrepartie de la frustration, la mère "donne" véritablement le sein à l'enfant. » Selon lui, dans l'anorexie, le sein ne serait pas véritablement donné, mais « prêté ». Par suite, tout se passe comme si le lait circulait en boucle fermée de la mère à la mère, c’est-à-dire de la mère à ce qui se prolonge d'elle dans le corps de l'enfant, induisant cette intériorisation- exclusion incorrecte de la Chose primordiale, ce défaut de Verneinung. Autrement dit, le processus de séparation est ici précocement biaisé par un forçage en sens inverse, une sorte d'incorporation du « lait-corps de la mère » dans le corps de l'enfant en lieu et place de l'introjection du sein. » On comprend dès lors que ce trop plein soit pour l'anorexique une présence maternelle intérieure étouffante, sur lequel un rejet massif ‒ bien qu'ambivalent ‒ va s'exercer. Ainsi, en ne mangeant pas, l'anorexique se débat pour ne pas mourir… étouffée. Cette hypothèse reprend à un niveau logique l'essentiel de ce que Karl Abraham avait entrevu en 1916 en termes de cannibalisme. La « pulsion à incorporer », à dévorer l'objet désiré, c'est cela qui va permettre l'expulsion. Aussi faut-il d'emblée poser cette équivalence : le mouvement d'expulsion est un mouvement d'absorption, formule pour le moins paradoxale. La bouteille de Klein en ligne de mire de l'anorexie-boulimie Il en est de l'anorexie comme de l'histoire des Danaïdes, ces filles parmi les plus affligées de l'enfer mythologique, condamnées à remplir indéfiniment un tonneau percé. Tâche, en effet, sans fin que celle de remplir pour se vider le tonneau troué d'un corps pris au piège d'une logique paradoxale, confinant à l'absurde, et laissant dans le désarroi tous ceux qui ne peuvent s'empêcher d'y condamner une éviction de la vie. Logique euclidienne en apparence, logique du dedans et du dehors, remplir le vide, vider le plein, boulimie- anorexie confondues affirment une f(a)im de non recevoir. Notre hypothèse est que l'anorexique-boulimique, tout en déployant son symptôme à travers l'imaginaire du sac du corps, révèle la vérité de la structure en Bouteille de Klein, figure impossible, véritable labyrinthe. (Nous considérons l'anorexie et la boulimie comme l'envers et l'endroit d'une même structure, la première sous-tend la seconde.) La bouteille de Klein est une variété de surface unilatère fermée, utilisée par Lacan pour présenter un mode d'articulation possible, à la fois spatial et temporel, entre des notions comme savoir et vérité, demande et identification, qui concernent le sujet de l'Inconscient. A partir du polygone fondamental, elle se construit en deux temps. Dans un premier temps, le recollement des bords opposés du carré selon les vecteurs correspondants de même sens constitue un tube, un cylindre. Dans un deuxième temps, le recollement des deux autres vecteurs de sens inverse nécessite une auto-traversée de la surface par elle-même, les deux extrémités du cylindre fusionnant, pour former une surface où l'envers rejoint l'endroit. L'opération de recollement ne peut se faire strictement que dans un espace à quatre dimensions, elle nécessite donc ce qu'on appelle une immersion dans l'espace à trois dimensions. Dans le séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan présente une bouteille de Klein aux propriétés topologiques fort différentes de celles du tore étudié dans l'Identification. 9 Ibid. 3 Comme le tore, la bouteille de Klein supporte la coupure du signifiant. Comme sur le tore, les cercles de la coupure de la demande et du désir s'embobinent sur la bouteille de Klein, mais après un tour complet, les boucles tournent dans le sens inverse de celui de départ10. Sur le plan clinique, cette topologie produirait une inversion de la demande, ainsi par exemple la transformation d'un fantasme de dévoration en celui de se faire dévorer, le cas de uploads/Litterature/ amorexie-flavia-goian.pdf

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