Charles Andler 1866 – 1933 NIETZSCHE ET DOSTOÏEVSKY 1930 Article paru dans Méla
Charles Andler 1866 – 1933 NIETZSCHE ET DOSTOÏEVSKY 1930 Article paru dans Mélanges d’histoire littéraire générale et compa- rée offerts à Fernand Baldensperger, t. I, Paris, Champion, 1930. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — — — — LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES — — — — 2 TABLE I...............................................................................................5 II ...........................................................................................12 III..........................................................................................19 3 S’il s’agissait de saisir, entre Nietzsche et Dostoïevs- ky, ces ressemblances qui, avant même que le philosophe allemand connût le romancier russe, attestaient un tour d’esprit commun, une culture pareille et une même ré- volte contre la réalité sociale contemporaine, je laisserais un slavisant se prononcer. Et peut-être seul un écrivain russe peut-il percevoir toutes les voix qui se mêlent dans la profonde forêt murmurante de Dostoïevsky1 1 1 1. Ma beso- gne est ici bien plus simple, puisqu’elle se réduit à déceler chez Nietzsche des emprunts démontrables. Ces em- prunts me paraissent minimes ; et le risque auquel s’exposent fréquemment les Russes, c’est d’exagérer la dette de Nietzsche envers son devancier. Nietzsche a lu Dostoïevsky avec une joie enivrée. Mais cette joie vient de ce qu’il reconnaît en Dostoïevsky des pensées qui déjà lui étaient familières. Les plus litté- rales, les plus stupéfiantes ressemblances se découvrent fallacieuses, puisqu’on les rencontre dans des ouvrages de Nietzsche antérieurs à sa lecture de Dostoïevsky. Aus- si bien l’Ecce Homo devrait-il nous avertir. Nietzsche, dans ce livre, nous fait la confidence de toutes ses nourri- tures spirituelles. Il n’oublie ni les grands Français du XVIIe siècle, ni Stendhal, ni Shakespeare, ni Heine. Dos- toïevsky n’est pas nommé. Croirons-nous à une omission 1 À signaler ici d’abord le profond essai de Léon Chestov, Philosophie de la tragédie : Dostoïevsky et Nietzsche, trad. en français par B. de Schlœzer. Paris, Schiffrin, 1926. 4 fortuite ? à une distraction ? N’est-ce pas déjà un dégri- sement ? Nietzsche ne s’est-il pas aperçu déjà que Dos- toïevsky n’est pas de sa race, et que, décadent et chrétien, il ne peut partager ses espérances ? 5 I Demandons-nous ce que Nietzsche a réellement connu de Dostoïevsky. Il ne lisait pas le russe dans le texte. Il n’a pas étudié le grand romancier dans l’original, mais dans les traductions françaises qui se succédaient depuis le livre de Melchior de Vogüé2 2 2 2. Il a découvert Dostoïevsky dans une librairie de Nice, en février 1887. À ce moment, sa dernière philosophie est en entier cons- truite dans sa tête ; et les fragments, tout prêts pour la mise en œuvre, s’accumulent dans les cahiers d’où il a ti- ré, depuis, la Généalogie de la morale, le Crépuscule des faux dieux, le Cas Wagner et l’Antéchrist. Sa trouvaille faite, il écrit à Peter Gast, le 13 février 1887 : Connaissez-vous Dostoïevsky ? Stendhal excepté, personne ne m’a procuré cette joie et cette surprise. Voilà un psychologue avec qui je m’entends. Il donne quelques détails de plus à Franz Overbeck, le 23 février 1887 : Une trouvaille fortuite dans une librairie : L’esprit souterrain de Dostoïevsky... Ç’a été un hasard tout pareil à celui qui, dans ma 2 Ces traductions, jusqu’en 1888, s’étaient succédé dans l’ordre suivant : Humiliés et offensés (1861), trad. Humbert. Plon, 1884 : — Crime et châtiment (1866), trad. Victor Derély. Plon, 1884 ; — L’esprit souterrain (1864), trad. Halpérine-Kaminsky et Ch. Morice. Plon, 1886 ; — Souvenirs de la Maison des morts (1859-1862), trad. Neyroud. Plon, 1886 ; — Krotkaïa, extrait du Journal d’un écrivain, trad. Halpérine-Kaminsky. Plon, 1886 ; — L’Idiot (1868), trad. V. Derély. Plon, 1887 ; — Les frères Karamazow (1870-1880), t. I, trad. Hal- périne-Kaminsky et Ch. Morice. Charpentier, 1888 ; t. II, trad. Bienstock et Torquet, 1906. 6 vingt et unième année, m’est arrivé pour Schopenhauer, dans ma trente-cinquième pour Stendhal. L’affinité instinctive a parlé tout de suite ; ma joie a été extraordinaire. Il me faut remonter jusqu’à ma rencontre avec le Rouge et le Noir de Stendhal pour me souve- nir d’une joie pareille. Du coup, son admiration pour les Grecs fut ébranlée. Peu de temps auparavant, il avait noté dans ses carnets : Die Griechen sind oberflächlich aus Tiefe. À présent, cette limpidité de l’observation intérieure grecque lui paraît mensongère. Le subconscient, qui jamais n’affleure à la pensée claire et qui cependant fait notre substance réelle, Dostoïevsky lui en donnait le sentiment dans ce court roman de l’Esprit souterrain, où il est démontré que les hommes les plus délibérément attachés à leurs inté- rêts, les plus capables de les calculer avec rigueur et d’en disserter savamment, démentent sans cesse, par leur conduite, la raison au nom de laquelle ils parlent, et sui- vent d’obscurs instincts qui les mènent au crime et à la ruine. Mieux encore, « ce poison qui monte des eaux dormantes », « la pestilence engendrée par le désir non suivi d’action », est le mal moderne par excellence, qui corrompt le tréfonds même de notre raison et la fausse : Ah ! ces Grecs ! que de choses ils ont sur la conscience ! Leur métier principal a été celui de faussaires. Toute la psychologie eu- ropéenne est malade de la « superficialité » grecque... Et sans ce peu de judaïsme qui nous reste3 3 3 3 !... Il admire que l’affabulation de l’Esprit souterrain pût bafouer, avec cette tranquille et joviale audace, le γνῶθι 3 Lettre à Overbeck, du 23 février 1887. 7 σεαυτόν, dont avait vécu l’analyse européenne des âmes, depuis Socrate4 4 4 4. Il a lu, coup sur coup, le fragment de Krotkaïa et la Maison des morts, « l’un des livres les plus humains qu’il connût » ; puis, sur la recommandation d’Overbeck, mieux informé que lui, Humiliés et offensés, qui lui ins- pira le plus grand respect de Dostoïevsky artiste. Il a su qu’on avait tiré de Crime et châtiment un drame qu’on jouait à Paris, mais il n’est pas sûr qu’il l’ait vu jouer à Turin5 5 5 5, et il en parle peut-être d’après une chronique de journal. Certains détails de terminologie dans ses der- niers ouvrages, des allusions fréquentes à des formes d’altruisme dégénéré prouvent qu’il a lu l’Idiot. Il n’a ja- mais connu Les frères Karamazow. Cette énumération suffit à éliminer de l’œuvre de Nietz- sche des influences qu’on aurait pu croire certaines. La préoccupation générale de Nietzsche, comme celle de Dostoïevsky, est de définir, dans l’homme, le rapport du conscient à l’inconscient. Tous deux sont emportés dans ce grand courant d’irrationalisme qui, depuis Hamann et les romantiques allemands, a submergé l’intellectualisme en Europe. Je n’oserais me prononcer sur les efforts hé- géliens qui ont essayé d’acclimater en Russie un rationa- lisme occidental et un positivisme scientifique. La crise de transformation intérieure dont a souffert Dostoïevsky, quand il a quitté son maître et ami Biélinsky, est à coup sûr un retour instinctif aux énergies obscures de l’âme, aux hérédités anciennes, aux traditions sociales aveuglé- ment acceptées ; et à la fascination inconsciente s’ajoute 4 À Peter Gaat, 7 mars 1887. 5 Lettre à Peter Gast, 14 octobre 1888. 8 bientôt le parti pris réfléchi. La dernière philosophie de Nietzsche, son retour à l’illusionnisme, sa haine finale de la raison, de la conscience claire, sa morale des maîtres et des esclaves marquent une pareille régression. Nietzsche et Dostoïevsky, de culture allemande tous deux, appar- tiennent au même siècle réaliste qui se méfie de l’idéologie. Les acquisitions de la nouvelle psychologie pathologique les désarçonnent ; et les revendications im- patientes des démocraties réveillées les refoulent tous deux vers les mêmes puissances de conservation politique et sociale qui avaient su maintenir engourdie la réflexion des peuples. Les similitudes dans la façon de formuler peuvent aller très loin. Souvenons-nous du chapitre IV, qui, au Ve livre des Frères Karamazow, s’ouvre par les mots : Je te dois un aveu. Je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C’est précisément, à mon avis, le pro- chain qu’on ne peut aimer ; les êtres éloignés, le lointain, soit ; mais le prochain !... On ne peut aimer qu’un homme caché, invisible. Dès qu’il montre son visage, l’amour disparaît. Qui ne croirait reconnaître la source et jusqu’à la formule de la Fernstenliebe du Zarathoustra : Vous ai-je conseillé l’amour du prochain ? Plutôt encore vous conseillerai-je de fuir le prochain et d’aimer celui qui est le plus lointain6 6 6 6. Pourtant ce chapitre du Zarathoustra est de 1883 ; et les Frères Karamazow, que d’ailleurs Nietzsche n’a pas 6 Zarathustra, livre I : Von der Næchstenliebe (W., VI. 88). 9 lus, n’ont été traduits qu’en 1888. On oublie qu’il n’y a qu’un petit nombre de méthodes pour « transvaluer les valeurs » ; et qu’un des procédés les plus simples est de renverser en leur contraire les maximes de la morale cou- rante. La variété des tournures dont dispose le styliste n’est pas si grande que le retour n’en soit quelquefois iné- vitable chez les écrivains les plus différents. Pareillement, n’y a-t-il pas dans Dostoïevsky toute une hiérarchie naturelle des hommes et une théorie des uploads/Litterature/ andler-nietzsche-et-dostoievski-pdf.pdf
Documents similaires
-
21
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 07, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2071MB