François Dosse L'irréduction dans l'histoire intellectuelle In: Espaces Temps,

François Dosse L'irréduction dans l'histoire intellectuelle In: Espaces Temps, 84-86, 2004. L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociales. pp. 172-186. Résumé L'histoire intellectuelle a eu quelques difficultés à se faire une place en France, prise en tenailles entre l'histoire de la philosophie et une sociologie des penseurs. Au travers de son propre parcours de recherche, l'auteur tente de définir le champ singulier d'investigation d'une histoire intellectuelle autour de la notion d'irréduction qui permette d'échapper au faux clivage entre internalisme et externalisme. Il reste à dialectiser l'indispensable relation entre le contextualisme d'une démarche historienne et la contemporanéité des questions posées dans le passé que prend en charge une lecture herméneutique. Abstract The intellectual history has had difficult times to appear in Europe, squeezed between history of philosophy and a sociology of the intellectuals. Throughout his own path up to present, the author tries defining the particular field of investigation of an intellectual history from the notion of unreductability, which allows us to avoid the false separation between internal ism and externalism. But the necessary relation between a historical process set within its context and the actuality of questions forged in the past remains to be taken in charge by a hermeneutical approach. Citer ce document / Cite this document : Dosse François. L'irréduction dans l'histoire intellectuelle. In: Espaces Temps, 84-86, 2004. L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociales. pp. 172-186. doi : 10.3406/espat.2004.4249 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_2004_num_84_1_4249 François Dosse L'irréduction clans l'histoire intellectuelle. L'histoire intellectuelle a eu quelques difficultés à se faire une place en France, prise en tenailles entre l'histoire de la philosophie et une sociologie des penseurs. Au travers de son propre parcours de recherche, l'auteur tente de définir le champ singulier d'investigation d'une histoire intellec tuelle autour de la notion d' irréduction qui permette d'échapper au faux clivage entre internalis- me et externalisme. Il reste à dialectiser l'indispensable relation entre le contextualisme d'une démarche historienne et la contemporanéité des questions posées dans le passé que prend en charge une lecture herméneutique. The intellectual history has had difficult times to appear in Europe, squeezed between history of philosophy and a sociology of the intellectuals. Throughout his own path up to present, the author tries defining the particular field of investigation of an intellectual history from the notion of unreductability, which allows us to avoid the false separation between internal ism and externa- lism. But the necessary relation between a historical process set within its context and the actual ity of questions forged in the past remains to be taken in charge by a hermeneutical approach. François Dosse est historien, professeur des universités à l'IUFM de Créteil, membre du comité de rédaction d'EspacesTemps. Dernier article dans EspacesTemps : "Généalogie d'un rapport", n° 80/81, 2002. EspacesTemps 84-85-86/2004, p. 172-186. Les contours de mon projet d'histoire intellectuelle ne me sont appa rus qu'après-coup. À la manière de Monsieur Jourdain, j'ai fait de l'histoire intellectuelle sans le savoir. Le jeu de construction propos é — Écoles, Paradigmes, Biographies — n'a donc nullement été conçu comme un dessein qui se serait déployé dans le temps selon un mode linéaire de prospection de chacune des cases constituantes de ce que pourr ait être une histoire intellectuelle. Tout au contraire, une série de discon tinuités déstabilisantes et de "ruptures instauratrices" jalonnent ce par cours. Il serait vain d'en rechercher les ressorts essentiels qui échappent tout autant à celui qui écrit qu'à son lecteur. On connaît, notamment depuis Freud, les limites de l'exercice d'introspection et plus récemment celles de toute position de surplomb. À ces illusions, Michel de Certeau opposait toujours un "Ce n'est pas ça" qui relançait le questionnement, car il n'y a jamais de point d'arrêt autre que celui, ultime, de la mort. Il n'y a que des arêtes et des crêtes à parcourir selon les variations d'un regard sans cesse requis selon des modalités nouvelles. Dans l'après-coup cependant, une cohérence m'apparaît d'une possible histoire intellectuelle à partir de trois entrées : d'une part la réalisation de l'histoire d'une école, celle des historiens français des Annales1, puis avec l'histoire de l'évolution d'un paradigme, celui porté par ce que l'on a appel é le structuralisme, suivi du tournant pragmatique depuis les années quatre-vingt2, enfin l'histoire d'itinéraires de penseurs qui ont marqué leur siècle : le philosophe Paul Ricceur et l'historien Michel de Certeau3. Derrière cette cohérence a posteriori, nous sommes pourtant passés d'un paradigme à l'autre et il en est résulté un déplacement radical du type de posture qui peut être résumé par l'abandon d'une démarche à vocation réductionniste afin d'insister au contraire sur l'importance des phéno mènes relevant d'une certaine irréduction, selon le principe de sous-déter mination emprunté à Pierre Duhem4. À une recherche fondée sur la quête de déterminismes, de facteurs explicatifs à l'œuvre dans le processus his torique et perçus à partir d'une position de surplomb, j'ai substitué, comme beaucoup, une démarche plus reflexive qui induit une retenue dans la posture savante, une défatalisation ainsi qu'une pluralisation des données jusque là présentées comme intangibles. Cela s'est traduit par la transformation d'une historicisation critique et polémique de l'historique de l'école des Annales en une quête du sens émergeant. À la base de cette évolution, il faut invoquer en premier lieu les bouleversements historiques que nous avons traversés et pour ma part les grandes "ruptures instaurat rices" en l'année 1968 : rupture existentielle au cœur du mouvement de contestation de mai 68 à Paris, prise de conscience de l'antitotalitarisme en août à Prague envahi par l'armée soviétique et enfin, prise de parole étudiante à partir d'octobre 1968 dans le centre expérimental de Vincennes (Paris 8). En contraste, l'impression de rupture a rejoué, mais dans un autre sens, au moment où l'on s'apprêtait à fêter le vingtième anniversaire de 1968 et le bicentenaire de la Révolution de 1789. Avec l'effondrement du mur de Berlin, s'écroule définitivement le mythe sur lequel le XXe siècle a vécu. Par ailleurs, l'évolution des sciences humaines au cours de cette période a modif ié en profondeur le paysage de la recherche, faisant passer d'un durkheimo- 1 «François Dosse, L'histoire en miettes, des Annales à la nouvelle histoire, Paris : La Découverte, 1987. 2 «François Dosse, Histoire du structuralisme, he champ du signe, tome 1, Paris : La Découverte, 1991 et Le chant du cygne, tome 2, Paris : La Découverte, 1992 ; • L'Empire du sens. L'humanisation des sciences humaines, Paris : La Découverte, sept. 1995 3 «François Dosse, Paul Ricœur, les sens d'une vie, Paris : La Découverte, 1997 ; 'Michel de Certeau, le marcheur blessé, Paris : La Découverte, 2002. 4 «Pierre Duhem, La Théorie physique, son objet, sa structure, textes présentés par P. Brouzeng, Paris : Vrin, 1981. On est passé d'une démarche à vocation réductionniste à l'insistance sur l'irréduction, selon le principe de sous-déter mination. L'irréduction dans l'histoire intellectuelle. 173 structuralo-marxisme dont la valeur structurante s'est peu à peu déconst ruite à un basculement vers une pensée de l'agir, accordant, comme l'a écrit Marcel Gauchet en 1988 plus de place à "la part explicite et réfléchie de l'action5". La troisième dimension qui a suscité un certain nombre d'in flexions aura été la traversée des œuvres elles-mêmes et des rebonds qu'elles ont suscités. L'historicisation de l'école des Annales m'aura mis en évidence l'importance du durkheimisme, puis du structuralisme dans l'évolution du regard et du mode d'écriture des historiens français. Il en a résulté le désir de comprendre de l'intérieur ce que fût le moment structural pour en com prendre à la fois la fécondité et les apories. À propos de celles-ci, deux grandes impasses me sont apparues : d'une part, la clôture textuelle au détriment du réfèrent et de l'autre, l'enfermement dans des logiques syn- chroniques à l'exclusion des logiques diachroniques. C'est au cours de cette traversée que l'œuvre de Ricœur m'est apparue comme permettant une sor tie de cette double impasse, dans la mesure où elle entreprend de penser la logique du signe avec et non contre la logique du sens et où elle propose une herméneutique de la conscience historique comme pensée de la tension nécessaire et du refus des alternatives appauvrissantes. La biographie que je lui ai consacrée se prolonge par un livre jumeau, dizygote, sur Michel de Certeau qui m'aura conduit vers une nouvelle traversée de ce moment struc tural dans une similaire position d'écart par rapport au paradigme domin ant. Ricœur comme Certeau privilégient l'un et l'autre, à partir de pos itionnements pourtant très différents, une même posture questionnante qui réinterroge toujours ce qui est donné comme réponses définitives. L'intersubjectivité assumée qui représente dans l'histoire intellectuelle un horizon majeur d'exploration nous conduit vers la manière dont Ricœur définit une perspective capable d'articuler l'exercice d'une conscience critique dans l'héritage kantien et celui d'une herméneutique adossée à la tradition6. Il préconise en effet de définir une démarche qui induit un renoncement, celui d'une position de surplomb, afin de faire valoir les divers moments de l'interprétation dans ce qu'il qualifie d'he rméneutique critique7. En premier lieu, il convient de ne plus considérer la distanciation comme une simple déchéance ontologique, mais comme uploads/Litterature/ francois-dosse-pdf.pdf

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