DE L’APPRENTISSAGE DE LA TRADUCTION À propos d’In the Sky Bien que je sois née

DE L’APPRENTISSAGE DE LA TRADUCTION À propos d’In the Sky Bien que je sois née loin du pays d’Octave Mirbeau, je peux dire sans exagérer que le dreyfusard était l’alpha et l’oméga de mon éducation d’écrivain jusqu’à présent. L’anarchiste qu’il était serait, j'imagine, amèrement amusé d’avoir autant affecté la ressortissante d’un État aussi lointain que les États-Unis. Je n’avais guère plus d’une vingtaine d’années quand Bob Helms, un anarchiste de Philadelphie, m’a flattée en m’adressant une requête inattendue : puisque j’étudiais et le français et la littérature des exclus, accepterais-je de l’aider à traduire en anglais le roman d’un grand anarchiste français du XIXe ? Les œuvres de Mirbeau qui ont eu le plus de succès, de son vivant et après sa mort – Le Journal d’une femme de chambre, Le Jardin des supplices, Les affaires sont les affaires – sont depuis longtemps disponibles pour les lecteurs anglophones. Mais son roman Dans le ciel n'a jamais paru en anglais. Ce court roman, qui est plus autobiographique, intense, et même plus tragique que le célèbre et brutal Journal, était à peine disponible en français. Publiés en feuilleton en 1892-1893, les chapitres de Dans le Ciel n'avaient jamais été collés ensemble avant l'édition que Pierre Michel et Jean-François Nivet ont fait paraître en 1989. Avec la fierté irréfléchie de la jeunesse, j’ai accepté. Si j’avais su à quel point je n’étais pas prête à entreprendre ce travail, j’aurais eu trop honte. Car, outre mes connaissances fort incomplètes de la langue de Mirbeau, je ne savais pas combien j’étais encore inexpérimentée dans la mienne en tant qu’écrivain. Certes, j’avais l’ambition de devenir un jour un écrivain anglophone, mais jusque-là je méritais bien de n’avoir pas encore rencontré de succès ; et je n’avais pas encore bien compris que traduire un texte littéraire est en soi un véritable acte d'écriture. Il ne faut pas seulement rendre le sens du texte, mais aussi son raffinement et son originalité. Si d’innombrables lecteurs ont injustement reçu une mauvaise impression d’un auteur étranger, c’est souvent parce que le traducteur était un écrivain maladroit. Du moins ai-je fait mon possible. Si la jeunesse est présomptueuse, elle n’est pas économe de ses efforts, et je me suis mise au boulot avec appétit. À l’époque je ne possédais pas d’ordinateur. Je tapais mes contes en anglais sur une vieille Underwood, petite luddite que j’étais, au grand déplaisir de mes voisins qui voulaient dormir ; quant à Dans le ciel, j’en ai gribouillé la traduction sur une série de cahiers d’écolier, que j’envoyais à Bob Helms, à Philadelphie. Enfin, après un nombre infini d’heures passées à besogner de la sorte, j’ai expédié à Bob quelques dizaines de feuilles, dont j'étais toute fière, mais qui étaient farcies de fautes de style en anglais, d’erreurs de compréhension du texte français et de phrases maladroites, sans parler des taches de café. Il n’en demeure pas moins vrai que ce travail, si imparfait qu’il fût, me faisait faire, sans que je le sache, les premiers pas vers l'acquisition de cette technique même dont la manque m'empêchait de bien achever mon travail : quinze ans plus tard, il m'est en effet loisible de constater que les dernières phrases de cette tentative ne sont pas aussi maladroites que les premières… C’est un cliché de dire que le meilleur apprentissage, pour un écrivain, est la lecture des grands auteurs. C'est une idée qui n’est certes pas fausse. Mais elle risque d’induire en erreur, dans la mesure où elle cache une partie de la vérité – une part de vérité importante, que je n’avais jamais lue ni entendue, et que je n’aurais peut-être jamais découverte si je n’avais pas eu la chance de rencontrer Helms et son projet mirbellien. Ici il n’est peut-être pas inutile d’établir un parallèle avec l’éducation d’un jeune peintre, tel que Lucien de Dans le ciel. Lire les œuvres des grands est essentiel. Mais un apprenti écrivain qui les lit passivement, puis essaie d’écrire son propre récit, sans étape intermédiaire, est comme un jeune peintre qui étudierait un portrait du Titien pendant une heure avant d'aller peindre son propre chef-d'œuvre. Il a bien reçu, en contemplant le Titien, une idée générale des techniques mises en œuvre, mais il n’a pas été obligé de faire attention à chaque coup de pinceau ; ni ses muscles, ni son cerveau n’ont subi les travaux pratiques qui donneraient du naturel à ses propres traits. Il n’a fait qu’admirer. C’est pourquoi les jeunes peintres sont priés par leurs maîtres de ne pas simplement regarder les toiles classiques, mais d’en faire des copies à la main. Travail inutile, apparemment, on gronde peut-être sur le coup. Mais si les jeunes avaient une vraie et profonde compréhension de la somme de “travail inutile” qui leur est nécessaire avant d’avoir l’ombre d’une chance de réussite artistique (sans même parler de réussite commerciale !), il n’y aurait pas un seul véritable écrivain, musicien, ou peintre dans le monde… Cependant, pour un jeune écrivain, il serait inutile de dactylographier le livre d'un maître, aussi grand qu'il soit. Le coup de pinceau de l’écrivain, ce n’est pas la frappe sur le clavier : c'est le choix précis des mots. Pour apprendre ce métier, il faut alors traduire. Recréer les pensées et les images du maître dans un autre idiome; faire le travail technique nécessaire pour perfectionner le dialogue, l’assonance, et le rythme ; c'est là que l'écrivain trouve son véritable travail pratique dans la technique, sans devoir se soucier encore de bâtir la structure du texte. (Mais en traçant, phrase par phrase, les éléments de cette structure, l'écrivain se familiarise, au fur et à mesure, avec les techniques d'organisation.) Si je réussis enfin à faire du bien à l’ombre de Mirbeau en faisant paraître Dans le ciel dans ma langue maternelle, force m’est de reconnaître qu’il m’aura fait mille fois plus de bien en m’apprenant à écrire. Mais, heureusement pour ma réputation, cette version d’apprentie de In the Sky n’a jamais vu le jour. Quinze ans se sont écoulés. Pendant ce temps j’ai appris le métier de journaliste et la rédaction, avant de voir Internet les détruire ; j’ai approfondi, d’une manière plus sérieuse qu’avant, mes études et de la langue française, et de l'anglais ; et enfin j’ai écrit trois romans. En somme, j’ai poursuivi mon chemin sur la route interminable de l’apprentissage à laquelle Mirbeau m’avait introduite. À la fin de 2013, j'ai reçu un courriel de Pierre Michel et de Claire Nettleton1. Ils voulaient reprendre en main l'édition anglaise de Dans le ciel, et ils m'ont offert l'opportunité de corriger une transcription de la traduction que j'avais jadis envoyée, chapitre par chapitre, à Bob Helms et qui avait été “miraculeusement” récupérée, en passant par la Nouvelle-Zélande... En redécouvrant mon ancien travail, je me suis vite rendu compte qu’il me restait pas mal de travail à faire ! Car il n'était pas question de me contenter de corriger : il fallait carrément réécrire toute la traduction. Mais cette fois, à défaut d’être tout à fait prête – les techniques des métiers ne se perfectionnent jamais, surtout pas à la veille de la quarantaine –, j'étais du moins beaucoup mieux armée. 1 Claire Nettleton a eu le grand mérite de dactylographier les feuillets manuscrits, pas toujours faciles à déchiffrer, qui avaient pu être récupérés. Robert Ziegler, pour sa part, a accepté de traduire les quelques parties manquantes. C’est Ann Sterzinger qui a relu et corrigé le tout et mis au point la version définitive (N.D.L.R.). Les leçons techniques que j'ai apprises la première fois que je j'ai traduit Dans le ciel sont difficiles à préciser ; mais ce n'est pas tout à fait une coïncidence si, peu après cette tentative, j'ai trouvé un premier poste dans un journal professionnel (jusque-là, ma seule expérience journalistique se limitait à des journaux étudiants). En relisant le texte français de Dans le ciel, j’ai été étonnée par la profondeur de l’effet que ce roman avait eu dans mon inconscient. Le danger de l'art, et surtout du “surenthousiasme”, était devenu un des thèmes de mes propres romans, et aussi de ma vie. Mais l'œuvre mirbellienne qui a le plus affecté mon écriture au cours des années est, sans doute, Le Journal d'une femme de chambre, livre qui ne traite pas de la vie des artistes, mais des servantes et des bourgeois. Je l'ai lu afin de me préparer pour la première tentative de traduction de Dans le ciel, et je viens de le relire. À cette époque-là, je travaillais moi-même comme servante. J'ai grandi dans un tout petit village de l'Amérique profonde, au nord, très près du Canada ; il n'y avait qu'un seul professeur d'anglais, partagé entre tous les élèves de mon lycée. C'était un homme intelligent, mais il n'a pu enseigner que la composition la plus rudimentaire. À l'université dans laquelle je me suis ensuite fait accepter, les cours d'écriture étaient infectés par une certaine idéologie d'écriture, qui empêchait l'apprentissage du style au profit d'une corruptrice et fausse gentillesse petite- uploads/Litterature/ ann-sterzinger-de-l-x27-apprentissage-de-la-traduction-a-propos-d-x27-quot-in-the-sky-quot.pdf

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