Apprendre l’art du dialogue sacré La conversation de Thomas Merton avec le boud

Apprendre l’art du dialogue sacré La conversation de Thomas Merton avec le bouddhisme Thomas Merton est l’un des maîtres spirituels les plus importants de l’âge postmoderne : qualifié de « Père de l’Église » contemporain, il a enseigné les trésors de sagesse de la foi chrétienne. On a dit que la théologie du vingt-et-unième siècle aurait pour tâche de rattraper Merton, qui a vu venir tous les virages pris par la communauté catholique au cours du dernier siècle : vers la personne et le mystère de l’intériorité et de la subjectivité, vers le monde et le défi de la solidarité globale, vers la nature et le mystère de l’incarnation profonde, vers « l’Autre » et le mystère omniprésent du pluralisme et de la diversité. Moine et poète, critique de la culture et de la politique, réformateur et visionnaire social, prophète de la non-violence, Merton connaît le terrain religieux de notre planète : ardent explorateur, il est en mesure de nous guider à l’intérieur de ces univers sacrés qu’il a visités sur le plan intellectuel, au niveau interpersonnel et dans la réalité. Parmi les nombreux défis qu’il eut à relever, ressort l’appel à un dialogue interreligieux profond et soutenu « entre des personnes qui, appartenant à différentes religions, cherchent à pénétrer le sens ultime de leurs croyances grâce à une transformation de leur conscience religieusei ». Même si l’appétit religieux de Thomas Merton était aussi vaste que varié, il fut surtout fasciné par les spiritualités orientales – le bouddhisme en particulier : recherche, conversation, expérimentation, visitation, intégration devaient entraîner chez lui une transformation destinée à élargir les horizons de l’expérience de la vie dans l’Esprit. Autant d’étapes qui nous serviront ici à éclairer la maîtrise chez Thomas Merton de cet art qu’est le dialogue sacré. Fascination La fascination de Merton pour les spiritualités orientales naît à l’adolescence: à l’école d’Oakham, en Angleterre, il doit préparer un débat sur le Mahatma Gandhi. En mûrissant, ce premier intérêt suscitera un profond engagement pour la non-violence et inspirera la publication de Gandhi on Non- Violence en 1965. Plus tard, à l’université Columbia, son attirance pour la « mystique orientale » est plutôt d’ordre intellectuel jusqu’à ce qu’il rencontre un moine hindou, Bramachari; curieusement, celui- ci va pousser Merton à étudier la tradition mystique chrétienne, lui donnant ainsi accès aux classiques de l’Occident comme de l’Orient. La découverte de la spiritualité catholique déclenche sa conversion au Christ, le conduit à l’Église et le fait entrer finalement à l’abbaye trappiste de Gethsemani, où il embrasse la vie monastique, le 10 décembre 1941. Recherche La fascination de Merton pour la vie dans l’Esprit va bientôt l’amener à explorer les diverses formes de sagesse religieuse, et en particulier le bouddhisme. Au début des années cinquante, Merton reçoit les conseils de tout un groupe de savants asiatiques; D.T. Suzuki, notamment, éveille chez lui un intérêt profond et durable pour le bouddhisme zen. Le père Dumoulin, S.J., le docteur John Wu, le professeur Massao Abe, Marco Pallis et d’autres guident les études poussées qu’il entreprend; celles- ci sont à l’origine de ses propres textes sur le bouddhisme : « L’expérience intérieure » (commencé fin des années cinquante), Réflexions d’un spectateur coupable (1966), Mystique et Zen (1967), Zen, Tao et Nirvanâ (1968), et son Journal d’Asie posthume (1973), entre autresii. Conversation Merton est un homme de dialogue, toujours en conversation avec lui-même, avec ses amis, avec le monde, avec les étrangers fascinants provenant d’autres mondes et surtout avec Dieu, même si ces différents dialogues se poursuivent dans le silence. En fait, la vie trappiste devient pour Merton une façon de vivre son « vœu de conversation » avec d’innombrables groupes de chercheurs et de maîtres spirituels qui accompagneront sa quête de sagesse expérientielle. Son journal personnel et les volumes de sa correspondance attestent le nombre stupéfiant d’interlocuteurs avec lesquels il a dialogué pendant les vingt-six années qu’il vécut à Gethsemani ainsi que le sérieux et l’ampleur de ces échanges. Merton est convaincu que la communication en profondeur, par-delà les frontières qui ont marqué l’histoire des traditions religieuses, n’est pas seulement possible et souhaitable mais qu’elle revêt une importance vitale pour la destinée future de l’humanité du vingtième et maintenant du vingt-et-unième siècleiii. Prudent, consciencieux, au fil de longues années de conversation bouddhiste-chrétienne, Merton en vient à formuler cinq principes qui lui paraissent s’appliquer à toute forme de dialogue interreligieux. En premier lieu, il parle de dialogue contemplatif, pour indiquer que ce type d’engagement doit être réservé aux personnes qui pratiquent sérieusement leur tradition spirituelle, qui se sont disciplinées par une longue habitude de la méditation et qui ont assumé les techniques transformatrices de leur tradition. Deuxièmement, le dialogue doit être clair et authentique, dépasser le syncrétisme facile, le verbiage flou et la piété superficielle. Troisièmement, le dialogue exige le respect scrupuleux des grandes divergences, sans débat inutile, car la compréhension grandit à mesure que s’approfondit la capacité d’écoute patiente et vraie. Quatrièmement, l’attention doit se porter sur ce qui est réellement essentiel dans la quête sacrée : auto-transcendance véritable, transformation de la conscience et illumination. Cinquièmement, les questions de structure institutionnelle et autres éléments de forme doivent être tenus pour secondaires et ne pas devenir le point central d’attentioniv. Expérimentation L’engagement de Merton à l’égard du bouddhisme dépasse la conversation. Il estime en effet que nous sommes maintenant parvenus « à un degré de maturité religieuse suffisant (qui s’est fait attendre bien longtemps) pour qu’il soit désormais possible de demeurer parfaitement fidèle à un engagement chrétien et de profiter pleinement des leçons d’une discipline et d’une expérience bouddhistev ». Puisque « Dieu n’est ni affirmé ni nié par le bouddhisme », il entreprend une expérience personnelle du Zen, pratique transformatrice, transculturelle et transconfessionnelle dont le principal objectif est l’éveil ontologique au fondement ultime de l’êtrevi. Il y découvre des techniques pour affronter directement la crise qui lui paraît si évidente : la perte d’âme occasionnée par la technologisation et la réification de la personne moderne, et la nécessité qui en découle pour nous de recouvrer notre intériorité, notre spontanéité et notre profondeur au sein d’un monde qui nous a rendus rigides, artificiels et spirituellement videsvii. Merton tient l’infusion du Zen dans la vie chrétienne pour une manière habile de garder vivante l’expérience contemplative en amenant le méditant à coller à l’expérience directe du réelviii, à l’encontre de la fuite habituelle en christianisme vers les préconceptions et les préoccupations verbales. Bien conscient des défis que pose l’évolution spirituelle de notre monde, Merton voit dans le Zen un remède universellement accessible, capable de guérir notre conscience dualiste, fracturée « alors que nous progressons vers la pleine maturité de l’homme universel (sic) … qui importe à toutes les religionsix». Visitation La vie trappiste limite le temps que Merton peut consacrer au nombre croissant de ses correspondants bouddhistes mais, au début de 1968, un jeune moine vietnamien, Thich Nhat Hanh, lui rend visite dans son ermitage à Gethsemani. La rencontre transforme les deux interlocuteurs et renforce encore chez Merton la conviction d’une résonance profonde avec le bouddhisme zen. Même s’il a toujours su que le vrai périple de notre vie est intérieur, il souhaite vivre une immersion dans l’ethos, dans les cultures qui ont suscité une intériorité que les chrétiens lui semblent avoir perdue. Plus tard cette année-là, Merton est autorisé à faire un pèlerinage en Asie, pour « boire à d’anciennes sources de sagesse et d’expérience monastique… et devenir moi-même un meilleur moine, un moine plus illuminéx ». Pendant les mois de sa visitation interconfessionnelle en Asie, Merton a des contacts intenses avec la tradition Theravada, mais il est particulièrement fasciné par les écoles Vajrayana et Dzogchen du bouddhisme tibétain : il éprouve avec leurs lamas et leurs rinpochés le sentiment d’une grande proximité, « comme lorsque le cœur parle au cœur ». C’est particulièrement le cas avec Sa Sainteté le Dalaï-lama, qui voit en Merton le sens véritable du mot « chrétien ». Le Journal d’Asie est plein de rapports et de songeries en écho aux innombrables intuitions et révélations qu’offrent ses nombreux hôtes à leur avide étudiant. En décembre 1968, il nage dans la grâce du bouddhisme, discernant et distillant la sagesse particulière que celui-ci peut lui offrir, à l’écoute de ce que sera le prochain appel. Intégration Malheureusement, on ne saura jamais comment Merton aurait intégré l’expérience extraordinaire de ses visitations bouddhistes car, le 10 décembre 1968, il meurt à Bangkok, en Thaïlande, alors qu’il participe à l’un des premiers dialogues entre moines bouddhistes, chrétiens et hindous, organisés par le Forum catholique pour le dialogue interreligieux monastique. Nous savons qu’il comptait approfondir le Dzogchen, et peut-être étudier avec les rinpochés qu’il avait visités pour ensuite, éventuellement, fonder un centre de spiritualité dans le Nouveau-Mexique au service du dialogue entre le bouddhisme tibétain et le catholicisme. Son imagination lui faisait entrevoir toutes sortes de possibilités, toujours dans l’espoir de creuser davantage l’expérience spirituelle, comme chrétien, de faire progresser sa propre évolution spirituelle et celle de sa tradition religieuse. Dans un rêve qu’il uploads/Litterature/ apprendre-lart-du-dialogue-sacre.pdf

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