Eve ralentit, s’immobilise, chancelle, se retient à un arbre, titube, et se lai
Eve ralentit, s’immobilise, chancelle, se retient à un arbre, titube, et se laisse tomber sur un banc de la place de la Sorbonne. Bouleversée. Incrédule. Son cœur s’accélère à moins qu’il ne recommence simplement à battre après toutes ces années d’inertie. Sa vision se brouille. Elle n’ose regarder à nouveau l’écran de son portable et le message qu’elle vient d’y lire et qui a produit cet effet. Celui d’une déflagration. Malgré le froid cinglant de ce matin d’hiver, Eve n’a pas résisté à un détour par la place de la Sorbonne comme elle en a l’habitude chaque matin en allant au travail. Une étudiante hésite à lui porter secours, se demandant si son malaise est l’effet d’une ivresse ou d’une glissade sur le sol givré et, finalement, se décide à lui demander si tout va bien. Eve aimerait répondre qu’elle vient de recevoir un coup au cœur. Ce cœur endolori par les désillusions. Comme si un défibrillateur venait d’y provoquer une décharge et le réveiller. Brusquement. Elle aimerait lui dire que l’enfance est toujours là, aux aguets, prête à vous happer, à faire valdinguer les ans et la réalité. Elle aimerait lui dire qu’elle est bel et bien ivre. Mais ivre d’espoir seulement. Elle aimerait lui dire que, hier encore, trente ans plus tôt en réalité (mais hier, c’est tout comme, non ?), elle était étudiante dans cette même université et qu’elle regrette de n’avoir pas dévoré chaque minute de ce temps des possibles. Le regard suspicieux de la jeune femme la dissuade de répondre et elle se contente d’opiner du chef. Trop chamboulée pour y porter à nouveau son regard, Eve range le portable litigieux dans sa poche. Soudain, fièrement, elle se relève et reprend son chemin sur le Boulevard Saint-Michel en direction des quais et de l’Institut de France. Fière est d’ailleurs l’adjectif par lequel ceux qui la connaissent la définiraient de concert. Même si personne ne connaît réellement Eve. Personne n’est jamais parvenu à percer sa carapace. Rien ne semble l’atteindre. Elle est pour tous une énigme. Du haut de son mètre soixante- quinze, avec ses talons hauts, ses cheveux blonds attachés en chignon comme ceux de Kim Novak dans Vertigo (chignon duquel pas une seule mèche ne dépasse), ses tailleurs gris impeccables, une altière armure semble protéger la quinquagénaire des vicissitudes du monde, du temps, de l’existence. Après vingt minutes de marche, Eve arrive enfin devant la Coupole avec l’impression d’avoir volé jusque-là malgré le sol glissant. Marc, le vigile de l’Institut, est surpris de la voir sourire. Depuis qu’il occupe ce poste, il a l’habitude que ce bloc de marbre se contente de le saluer de la tête. Ce n’est pas qu’il la trouve désagréable. Fermée, simplement. Sans doute pense-t-elle qu’ils n’appartiennent pas au même monde. D’ailleurs, sait-elle seulement qu’il existe ? Il n’est pour elle qu’une fonction, pas un être vivant doté de sensibilité. Comme chaque jour, elle commence sa journée de travail en demandant à Brigitte, la secrétaire, quels groupes viendront l’écouter ce 15 janvier. Eve n’aime pas Brigitte. Elle semble toujours la narguer avec sa jeunesse insolente. Elle l’agace à toujours lui demander si elle n’est pas fatiguée. « C’est beau cette neige, cela donne envie de retomber en enfance », a envie de lui dire Brigitte ce matin. Mais Eve est pour elle de ces êtres qui semblent n’avoir jamais embrassé l’enthousiasme et l’insouciance de l’enfance. Alors, elle se contente de lui demander si ce froid ne la fatigue pas trop et si elle ne redoute pas trop de tomber. Eve hausse les épaules et se dirige vers la Coupole. Sans bien savoir comment, elle parvient à mettre autant de passion que d’habitude à raconter l’histoire de l’Institut et des Académies devant le groupe du jour constitué de notaires. Assis dans les sièges des académiciens, ils l’écoutent religieusement, sans doute impressionnés par la solennité du lieu et par son érudition. Sans une seule note, pendant une heure, elle narre l’histoire de l’institution depuis sa fondation par Richelieu en 1635. Elle conduit ensuite le petit groupe vers la salle dans laquelle est élaboré le dictionnaire, lieu qui attise toujours la curiosité. Elle laisse les notaires faire le tour des pupitres sur lesquels se trouve le papier à lettres des académiciens estampillé de leurs noms et, n’y tenant plus, elle regarde à nouveau son portable. Elle est si fébrile qu’elle doit s’y reprendre à trois fois pour taper son code pour ouvrir l’écran de son téléphone. Elle ne s’était pas trompée. La photo est bien là. Celle du tableau L’homme au gant du Titien. Suivie d’une heure. Midi quinze. Est-ce que son imagination lui joue des tours ? Ou est-ce la confirmation qu’elle n’avait pas rêvé ce jour-là, quarante-trois ans plus tôt ? Pas de numéro. Impossible de répondre. « C’est absurde », se dit-elle en relevant la tête. Toujours a-t-elle le temps de réaliser qu’elle pousse un cri d’effroi. Un fringant notaire s’arrête sur sa lancée, sur le point d’ouvrir le panneau en bois accroché au mur au fond de la pièce. Eve se précipite vers lui, furieuse. — N’avez-vous pas écouté ? le sermonne-t-elle comme l’aurait fait un professeur avec un élève indiscipliné. Je vous ai pourtant expliqué avant d’entrer dans la salle que ce tableau ne peut être regardé que par un Académicien nouvellement élu. Personne d’autre. À aucun autre moment. Marc arrive en trombe, alerté par le cri d’Eve. — Que se passe-t-il ? demande-t-il depuis la salle adjacente, essoufflé. — Cet homme a voulu voir le tableau, répond sèchement Eve sans daigner adresser un regard au vigile arrivé à sa hauteur. — Et ? — Enfin, depuis que vous travaillez ici, vous ne le savez pas ? Vraiment ? — Je ne sais pas quoi ? — Bien. Ce panneau de bois dissimule un tableau qui représente le cardinal de Richelieu sur son lit de mort. Il signifie que l’immortalité conduit à la mortalité. Seul l’Académicien nouvellement élu a le droit de l’ouvrir pour se recueillir devant. C’est le protocole. Tout le monde sait ça ici. Tout le monde sauf vous apparemment. — Et vous, n’avez-vous jamais eu envie de voir ce qui se cache derrière ? — Bien sûr que non, voyons. C’est la règle. C’est ainsi. — Ah. Les règles sont faites pour être enfreintes, non ? Moi j’aime bien voir ce qu’il y a derrière. Derrière les panneaux de bois. Derrière les masques des adultes aussi. S’il reste une lueur d’enfance. Pas vous ? Eve se tourne vers lui comme si elle le découvrait pour la première fois et comme si elle était surprise de le voir doté de réflexion. Ses cheveux bruns un peu longs (qu’elle trouve négligés pour l’Institut), mais dont elle doit reconnaître qu’ils encadrent un sublime visage aux traits d’une rare finesse. Son costume informe qui laisse deviner un corps à la fois svelte et musclé. « Sans doute plus musclé que son cerveau », ne peut s’empêcher de penser Eve. « Des mains délicates qui sont plus celles d’un intellectuel que d’un vigile », s’étonne-t-elle. En guise de réponse, Eve se contente de hausser les épaules et d’annoncer la fin de la visite, omettant de remercier Marc pour son intervention. Midi moins cinq. C’est la première fois qu’elle précipite ainsi la fin d’une visite, qu’elle ne respecte pas scrupuleusement l’horaire. Mais elle n’a pas une minute à perdre. Vingt minutes, pas une de plus, pour aller au Louvre voisin. Elle n’en a que pour cinq minutes à franchir la Seine, mais elle redoute surtout que le froid ait incité les touristes plus nombreux encore à venir se réfugier dans l’ancien palais royal. En sortant de l’Institut, elle ignore le sourire narquois de Marc et se dirige d’un pas hâtif vers le Louvre. Elle a rendez-vous avec son enfance. L’enfance n’attend pas. Elle s’était pourtant promis de ne plus replonger. Elle s’est si longtemps grisée à cette illusion. Comme d’autres tombent dans l’alcool ou le jeu. Plus rien d’autre alors n’avait d’importance. Peut-être même lui a-t-elle sacrifié sa vie. Et puis un jour elle avait décidé d’abandonner. S’étant interdite de Louvre comme d’autres se font interdire de casino. Et en même temps que ses illusions, ce jour-là, elle avait perdu son sourire et sa joie de vivre. En entrant dans le Louvre pour la première fois depuis dix ans, elle sent à nouveau son cœur s’accélérer. Se pourrait-il que ce soit un hasard ? Une plaisanterie ? Ses pas la mènent machinalement jusqu’au premier étage de l’Aile Denon. Elle peine à se frayer un chemin parmi les touristes tant la foule est dense pour admirer sa célèbre voisine, La Joconde. À côté d’elle, personne ne fait attention à lui. Il est tout à elle. Là pour elle. L’homme au gant. Comme la première fois. Tout a commencé là. Tout est la faute de ce fichu tableau. Elle se sent pourtant aimantée. Comme elle l’avait été des décennies plus tôt. Ce regard puissant, rêveur, mélancolique, absent, inquiet. Ces mains et ce visage uploads/Litterature/ eve-ralentit.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/pLnDsyMLB83g8RJZ82jHj0ecSehkno7ST6ehJIcniJqF77wTljcR4VRQxGdwBa5x2sWWhfWLIccMCIGxgO8cgUPh.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/zsEE86o7fFcM6Erybv9pKA6jgetZzO9XS0U0uK2HENSAa9b1i6h4JS1R2Tp6Dif3xkydgLAaisGkSAM7BGyTlZ7W.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/6rYWL2THRxQqccWAgzsYUqWYXQPShexoKpfoJYX9HXYkowDmeF1ohfSfSO4QRWIp7tNrKp6VUD4R8pWuhWWP2f4d.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/hbpK0eZeiVNnJnGIdl7NusPqVu5mCXaScXLIQHX8RSa6VlUEfNkPrD49riVMRHZI6z5Q1trlelenqJ8x6mmavQfu.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/8jRJFQwlVGkDRoIpHTUncENFNXzXN3uUHbihVFHKPpFW4qPAzUyDRzHoCfergjc8tE99FoyxkVysFB2Nqq9pKBc7.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/TU0I33iZcTeKXfcnAqhw104CAVTyhmyMk7yQJ7kb0AkKb8ev12JwsFGs5sz75xa6GFr6MngF8q0ZMnBJJodTP1Yy.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/YgM3i0zu8rTyokbDsXTzLQDilb4hccDgnJPmgo9nh7bzz1kMVQLqBwFFEqsi7UpUF0nf8z6rVl6nwFBNLTKGzFhc.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/KQllKnA6I03Yliz5jJJkc7uPTbqkAstolpYGZISKsL0rLsPNGIAKFTW8hHUQBgnZrWZnnvTeTBRQmAMpSYN8J4RD.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/8CR7OIeaf4KHwKerjDKZXsk1wqLhaK4WP7WfXVrLsyg2zgmqCgqzK1wSTXKboyphYaogOmc3clB2K4jy3CJ9arsC.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/UANNqSI9i2FzDsb8pzYP8qaY2nw3G1dTpYBQOLCIblD3wWT5Jy7RaZC3QCPTnDJcSiJhzOfiutfMP3D0uSrDLDD8.png)
-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 08, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0754MB