M. Christophe BOURGEOIS Le Cantique de l'amour - n°279 Janvier - Février 2022 -

M. Christophe BOURGEOIS Le Cantique de l'amour - n°279 Janvier - Février 2022 - Page n° 8 https://communio.fr/numero/resume/3053/editorial-l-un-et-l-autre-amour L'un et l'autre amour Christophe Bourgeois Peut-on entendre, à travers les versets du Cantique des Cantiques, le désir amoureux le plus brûlant ? C’est déjà la question que se pose Claudel en décembre 1943, au moment où, en pleine rédaction du texte qu’il consacre au cantique biblique, la représentation à Paris de sa pièce Le Soulier de Satin le replonge dans le drame de ses « années méridiennes », lorsqu’il vécut une passion adultère pour Rosalie Vetch, dont sa pièce Partage de Midi se fait une première fois l’écho, avant d’être transposée et sublimée dans l’histoire de Rodrigue et Prouhèze qui éprouvent la violence de l’éros tout en repoussant la tentation de l’adultère au nom de l’ordre sacramentel. Le feu brûlant de la passion charnelle peut-il réellement apparaître comme une figure de l’amour divin ? Ce mystère de l’amour, à un certain degré de violence, entre l’homme et la femme, est-il hors de propos d’y attarder ma contemplation, alors que l’Amour divin qui fait le thème du Cantique étudié par nous lui emprunte son climat et son langage ? Il répond que cette violence de « l’Amour humain » est bien l’image, certes « dégradée » mais réelle, de la puissance de l’amour divin et que la passion amoureuse, « aliment de toute notre littérature occidentale », prend sens dans la « Passion » comme perfection de « l’amour fort comme la mort » (Cantique 8, 6)1. Les mots de l’amour le plus charnel ont d’ailleurs bien souvent une résonance religieuse : la femme aimée est une déesse que l’on adore, sa beauté nous ravit et nous conduit au paradis et l’amour qu’on lui jure est éternel. Si une telle ambiguïté peut conduire à l’idolâtrie et à la perversion, comme le rappelle tragiquement l’histoire de certains abuseurs qui ont trop rapidement confondu érotique et mystique, il est inutile d’opposer, comme s’il s’agissait de deux réalités parfaitement extrinsèques et qui n’entretiendraient aucune correspondance,éroset agapè. Si les poètes de l’amour-passion sont, comme le dit Claudel, des « inspirés », c’est qu’ils pressentent que cette soif inextinguible d’infini et d’éternité a une signification spirituelle. On comprend en retour que le poème biblique puisse utiliser le lyrisme amoureux à des fins théologiques : Dieu, en effet, y « parle aux hommes le langage de l’amour », pour reprendre la formule de Raymond-Jacques Tournay2. C’est ici, pourtant, que l’ambiguïté du langage amoureux est comme redoublée par le conflit des interprétations. Pendant des siècles, la lecture dite allégorique du Cantique des Cantiques − qu’on interprète les relations du Bien-Aimé et de la Bien-Aimée comme une figure de l’alliance entre Dieu et son peuple, de l’amour du Christ pour son Église ou de l’union mystique entre l’âme et Dieu− n’a pas fait difficulté. Dès la fin du XVIIe siècle, pourtant, un homme comme Jean Le Clerc peut écrire que ces « allégories » ne sont que « des visions de Rabbins, qui n’ont aucun fondement » et qu’à en juger « par le livre même », ce n’est qu’un poème pastoral comme on en trouve chez les Grecs et les Latins3. L’exégèse scientifique va alors majoritairement contester la lecture allégorique du texte, jugée arbitraire, en établissant qu’au sens littéral le texte ne peut être qu’une collection de chants érotiques profanes : ce conflit entre lecture allégorique et lecture littéraliste, « naturaliste » selon le mot de certains exégètes, a dominé le travail sur l’épithalame biblique à l’époque moderne, comme le rappelle Florent Urfels dans ce numéro4. Le conflit pourrait sembler insoluble. Lorsqu’un Grégoire de Nysse, héritier d’une tradition origénienne qui influença toute la mystique chrétienne, affirme dans ses homélies qu’il faut dépasser « la signification immédiate de la lettre », découvrir « l’impassibilité » derrière « les paroles qu’on pense être celles de la passion » et pour cela ne pas s’arrêter aux réalités concrètes et charnelles qu’évoquent la bouche, le baiser, le parfum ou la couche5, il semble fonder le sens théologique sur le mépris d’un langage tout à la fois poétique et charnel, auquel il semble substituer les spéculations d’une mystique abstraite : le sens spirituel risque d’apparaître comme un détournement du sens originel, surtout si l’on considère que le nom de Dieu est absent du texte, sauf peut-être sous une forme abrégée dans le mot composé shalhèbèt-yah (Cantique 8, 6) dont l’interprétation reste discutée. Inversement, pour les tenants d’une lecture « naturaliste », le respect du texte présuppose l’absence de toute intention théologique, de sorte que l’insertion du poème dans le canon biblique devient problématique. Ce conflit des interprétations se solde par une double exclusion : l’affirmation du sens littéral se fait à l’exclusion du sens spirituel ; la lecture érotique disqualifie la lecture spirituelle ou mystique car, dira-t-on, un texte qui décrit la réalité de l’amour charnel ne saurait décrire celle de l'amour spirituel. L’amour, littéralement et dans tous les sens6 Le présent cahier de Communio se propose de renverser la perspective et d’interpréter au contraire l’épithalame biblique comme celui qui précisément nous oblige non seulement à articuler la lettre et l’esprit mais aussi à penser l’unité de l’amour. Les deux questions sont d’ailleurs déjà liées dans le prologue du Commentaire d’Origène qui mène conjointement, dans le chapitre 2, une réflexion sur la nécessité de l’interprétation spirituelle du poème et sur « la nature de l’amour7 »: c’est en effet le même mouvement d’élévation qui est en jeu. Une telle démarche est rendue possible aujourd’hui par un renversement opéré à l’intérieur de l’exégèse scientifique elle-même : pour dépasser le conflit des interprétations, Ludger Schwienhorst-Schönberger comprend ainsi l’érotique comme un langage choisi délibérément par les auteurs bibliques pour représenter le face-à-face entre Dieu et son peuple8. La contribution proposée par Nina Herreman participe de ce renouvellement de l’exégèse contemporaine qui donne à la lecture allégorique des fondements historico-critiques. En particulier, certaines des versions retrouvées à Qûmran invitent à penser que la relecture symbolique de l’histoire d’Israël intervient dès la rédaction du poème : celui-ci n’existe jamais comme un matériau brut qui serait, dans un second temps, celui de la réception, doté d’un sens théologique. À ce titre, ce cahier de Communio offre une application concrète des vues développées dans le numéro consacré en 2019 à L’Exégèse canonique: prendre en compte la manière dont le corpus biblique se construit en se réinterprétant sans cesse, c’est se donner une chance d’accéder à son « sens plénier ». Paul Ricœur proposait, comme le rappelle Florent Urfels, une autre manière de dépasser la dichotomie entre lecture théologique et lecture naturaliste : selon lui, il faut partir de la réception juive et chrétienne du texte pour comprendre comment, à travers le jeu successif des réinterprétations du texte, le motif du « nuptial » propre au Cantique s’offre moins comme un langage à interpréter que comme un langage interprétant, que l’on peut appliquer allégoriquement à une grande variété d’expériences existentielles. Pour Ricœur, les exégètes modernes qui tentent de fonder le sens allégorique dans la lettre biblique sont en fait victime de la même illusion littéraliste que les tenants du sens profane : leur concept d’intention d’auteur tend à restreindre la portée du poème. Or ce n’est peut-être là qu’une fausse symétrie : il est possible de comprendre le sens théologique du texte non pas comme ce qui exclut l’érotique au profit de la mystique mais comme ce qui exprime le dynamisme intégrateur de l’amour. Ainsi, dans L’Un et l’autre Testament, Paul Beauchamp prend en compte la manière dont le Cantique des Cantiques intègre la totalité de l’histoire d’Israël, Loi comprise, pour en dévoiler l’unité profonde. Dès lors, les paroles de la Bien-Aimée et du Bien-Aimé ne sont pas seulement une collection de figures que l’on pourrait interpréter métaphoriquement ; la question de savoir si l’auteur a consciemment visé ce sens métaphorique deviendrait alors relativement secondaire. Car l’amour n’y est pas essentiellement une figure: l’accomplissement des Écritures et la logique de l’amour y sont rigoureusement homologues. Et « l’Un » dont parle Beauchamp n’est pas seulement l’unité intellectuelle qui se dégagerait d’un système de correspondances métaphoriques : c’est le mouvement par lequel le créé s’unifie et est récapitulé dans l’amour. « L’amour est fort comme la mort » : la consommation de l’amour dans le mystère pascal est l’accomplissement des Écritures. Le rapport entre l’un et l’autre amour ne s’éclaire qu’à la lumière du rapport entre « l’un et l’autre Testament ». Par là, le texte biblique offre aussi une « philosophie » de l’amour dont Benoit Sibille montre, en comparant les Homélies sur le Cantique des Cantiques de Grégoire de Nysse et Le Banquet de Platon, la fécondité, en ce qu’elle met l’accent sur « l’antécédence mutuelle » de l’aimé et de l’amant et fait du « monde de l’amour » un « monde commun où toute chose peut rayonner ». On voit alors qu’en analysant les lectures allégoriques de la tradition mystique comme un détournement arbitraire, voire une manière de substituer uploads/Litterature/article-de-communio.pdf

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