Revue des Études Augustiniennes, 45 (1999), 3-20 Minucius Felix et ses « source

Revue des Études Augustiniennes, 45 (1999), 3-20 Minucius Felix et ses « sources » : le travail de l'écrivain1 Sur le vaste sujet des sources de Minucius Felix, la bibliographie est con- sidérable2, surtout si l'on y inclut toutes les recherches concernant la relation chronologique entre notre auteur, Tertullien et Cyprien. Il semble même que cette Quellenforschung soit presque tombée dans l'excès, car, à chaque nouvelle lecture, on peut percevoir de nouvelles ressemblances, au risque de superposer ses propres souvenirs à ceux de l'auteur. Il faut donc s'imposer quelques critères de choix : chercher une source à une idée banale, exprimée en des termes courants3, est sans nul doute excessif ; voir, pour une même phrase4, trois "sources" différentes pour chacune de ses trois parties est une entreprise périlleuse. Pour qu'on puisse employer le terme, il faut au moins, ce me semble, que les contextes ne soient pas sans rapport ; mais ce qui est surtout déterminant, c'est la manière dont l'écrivain traite sa source. Telle est l'analyse queje m'efforcerai de faire, pour trois des sources de YOcta- vius : Cicerón, Sénèque et Virgile. 1. Le présent article a fait l'objet d'une communication à la "Journée d'Agrégation : Minu- cius Felix", organisée conjointement à Lyon, le 29 novembre 1997, par l'U.P.R.E.S.A. 5035, l'Institut des Sources Chrétiennes et les Départements des Lettres des Universités Lyon 2 et Lyon 3. 2. Il suffit, pour s'en rendre compte, de parcourir les notes de l'introduction de Jean Beaujeu à son édition de YOctavius {CUF 1964 ; 19742), pp. XXXI à LXXIV. Voir en outre la mise à jour bibliographique tout récemment présentée par F. Chapot à la "Journée Minu- cius Felix" (Lyon, 29 novembre 1997), parue dans Vita Latina, t. 150, 1998, p. 18-28. 3. Exemple en Oct. 18, 3 : Eloquar quemadmodum sentio n'est peut-être pas emprunté à Cic. inu. 1, 6. 4. Exemple en Oct. 3, 3 : quod uicissim nunc adpulsum nostris pedibus adluderet fluctus, nunc relabens ac uestigia retrahens, in sese resorbe ret. Le commentaire de J. Beaujeu, p. 73, nous renvoie à la fois à CAT. poème 64, v. 67, à VERG. /En. 10, v. 307 (contexte déjà bien différent) et à PLIN. ep. VI, 20, 9 (où il s'agit des phénomènes extraordinaires accompagnant l'éruption du Vésuve). 4 CHRISTIANE INGREMEA U Α. - CICERÓN Pour analyser la manière dont notre auteur se sert de l'œuvre de Cicerón, le premier texte que nous étudierons est l'exposé de Cécilius contre l'idée d'un Dieu créateur et d'une providence : ch. 5, § 7 à 13. Cécilius commence par un constat : la cosmogonie stoïcienne ne permet, pas plus que l'atomisme d'Epicure, de conclure à l'existence d'une providence créa- trice5 ; d'où les trois questions qui ponctuent le § 7 : quis hic auctor est ? quis deus machinator ? unde hœc religio, unde formido, quœ superstitio est ? Puis il poursuit son argumentation : tout être vivant est un agrégat d'éléments appelés à se dissoudre (§ 8), le soleil et les phénomènes atmosphériques connaissent ce même mouvement cyclique : le retour des éléments à leur état originel (§ 9). Cette loi de la nature n'implique donc "ni artisan, ni juge, ni créateur" : nullo artifice nec iudice nec auctor e (§ 8). C'est la reprise des trois questions du § 7, mais dans un ordre différent. À la fin du § 9 est introduit un thème nouveau : les catastrophes et les fléaux qui frappent indistinctement bons et méchants, l'injustice et le mal qui souvent triomphent, contredisent l'hypothèse d'une providence divine. Une longue interrogation en cinq temps pour le premier volet (§ 10) ; puis une affirmative moins oratoire pour le second volet (§ 11), car l'idée va être développée par les exempla qui suivent (§ 12). Le passage est ponctué par sine dilectu au tout- début, sine discrimine au § 10, plus - pour le second volet - meliores potius succumbere (§ 10). Le § 13, enfin, revient sur les fléaux naturels. Mais, alors qu'au § 10 l'accent était mis sur la confusion, l'absence de discrimination6, ici est mis en lumière le scandale qu'ils représentent pour l'homme : au début de la phrase (ecce [...] ecce iam [...] iam), qui - littéralement - nous fait voir des récoltes promet- teuses, s'oppose la fin brutale : corrumpitur, cœditur. Et Cécilius enchaîne aussitôt (Adeo...) sur ce qu'il estime avoir suffisamment démontré : ou bien nous n'avons aucune certitude d'une vérité qui pour nous reste cachée (incerta nobis ueritas occultatur et premitur), ou bien c'est la fortune qui régit le monde, affranchie de toute loi (soluta legibus). Telle est la première lecture que l'on peut faire de ce passage. Si l'on regarde d'un peu plus près les sources possibles de Minucius Felix, que trouve-t-on ? Celles, bien entendu, qu'implique le sujet traité. 1. Des réminiscences de la littérature cosmologique : Lucrèce, mais aussi Ovide et Virgile7 ; 2. des simili- tudes avec les ouvrages traitant de la providence : au livre 1 du De prouidentia de Philon d'Alexandrie (§ 37 s. et 59) est aussi mentionné le problème du mal, avec un semblable catalogue de catastrophes naturelles8 ; dans celui de Sénèque 5. Voir J. DANIÉLOU, Les origines du christianisme latin, Paris, 1978, p. 168. 6. Outre le leit-motiv sine dilectu, sine discrimine, on remarque : nullo ordine uel examine ; mixta ; confusa ; omnes. 7. Pour les trois poètes, voir les références données dans les notes de l'édition de M. PELLEGRINO, Turin, 1947, p. 73-76, et dans le commentaire de l'édition J. BEAUJEU, p. 78-80. 8. plus long chez Philon d'Alexandrie et dans un ordre différent. Voir l'éd. M. HADAS- MINUCIUS FELIX ET SES "SOURCES" 5 (ch. 3, §4) apparaissent également les exempta9 qui semblent contredire l'existence d'une providence. En outre, un fragment d'Épicure (frg. 370, pp. 248-250 Usener) que nous connaissons par Lactance (inst. 3, 17, 8), comporte quelques formules très proches de notre texte : Videbat [Epicurus] sine dilectu morum, sine ordine ac discrimine annorum sœuire mortem (...) ; in bellis meliores potius et uinci et perire. Peut-être avons-nous ici l'origine des trois formules qui - nous l'avons vu - ponctuent la démonstration de Cécilius aux § 9 et 10. Mais c'est surtout au livre 3 du De natura deorum de Cicerón que nous sommes renvoyés. 1. Cécilius exprime d'emblée l'idée que développait Cotta en nat. d. 3, 30 à 34. Il n'est donc pas étonnant qu'il recoure à quelques expressions voisines10, mais sans plus. 2. Lorsqu'il évoque les phénomènes atmosphériques, Cécilius juxtapose pluies et vents, provoquant l'indignation de J. Beaujeu (comm., p. 79) qui y voit une absurdité. Or il me semble qu'on peut comprendre cette juxtaposition en se référant à une démonstration, présente elle aussi dans le De natura deorum, mais en 2, 101 : Β albus y distingue l'air diffus et raréfié (fusus et extenuatus), l'air condensé (concretus) et l'air se répandant (effluens) : les vents. Ici, dans le mouvement cyclique général qu'il entend décrire, Cécilius montre à son tour le parcours des vapeurs qui s'élèvent de la terre : brouillards (nebulas), nuages (nubes), pluies (pluuias) et vents (uentos). Mais nous ne supposerons pour autant qu'il ait copié ce passage de Cicerón ! 3. Quant aux exempla qui semblent contredire l'existence d'une providence (§ 12), ils se trouvent déjà dans la démonstration de Cotta en nat. d. 3, 80 à 82, sauf celui de Camille. Mais la liste de Cotta est beaucoup plus longue et sa présentation plus dramatique. D'autre part, Phalaris n'y est cité que comme l'exemple du tyran puni, tandis qu'un long développement est consacré (comme chez Philon d'Alexandrie11) aux sacrilèges et aux provocations de Denys, restés impunis jusqu'à sa mort (3, 83-84). 4. Enfin, en ce qui concerne le § 13, J. Beaujeu suggère dans son com- mentaire (p. 81) l'utilisation par Minucius d'un autre passage encore du De natura deorum, ceci afin d'expliquer ce qu'il considère comme un défaut dans la démonstration de Cécilius ("une déviation", écrit-il). En nat. d. 3, 86, Cotta, après avoir présenté les exempla déjà mentionnés, répond à l'argument de Bal- bus : magna di curant, parua neglegunt (2, 167). Il rétorque en effet : At enim minora di neglegunt, et prend pour exemples la nielle et la grêle qui gâtent les champs et les vignes. Pour J. Beaujeu, les fléaux naturels mentionnés au § 13 de notre chapitre ne seraient donc que minora, dans la mesure où ils ne concernent que les externœ commoditates dont parle Cotta. Et la place étrange de ce dernier LEBEL, Paris, 1973 (Philon, t. 35, p. 158 et 176). 9. Rutilius et Socrate, seuls, sont communs à Sénèque et à Minucius Felix. 10. Concretum chez Cicerón, concretio chez Minucius ; diuiditur chez l'un et l'autre ; dissipatur chez Minucius, dissupabilis chez Cicerón. 11. Voir prou. 2, § 6 entier (éd. M. HADAS-LEBEL, p. 218-220). 6 CHRISTIANE INGREMEAU argument s'expliquerait par la maladresse du compilateur, qui aurait oublié une pièce du puzzle (la mention des minora) pour réunir les deux passages qu'il copie. Mais uploads/Litterature/ ingremeau-christiane-minucius-felix-et-ses-sources-le-travail-de-l-x27-ecrivain 1 .pdf

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