GOURMANDISE, HISTOIRE D'UN PÉCHÉ MIGNON La gourmandise est-elle réellement un p

GOURMANDISE, HISTOIRE D'UN PÉCHÉ MIGNON La gourmandise est-elle réellement un péché ? Il apparaît bien qu’hier comme aujourd’hui, c’est plutôt la figure du glouton qui est stigmatisée… « J’ai parcouru les dictionnaires au mot “Gourmandise”, et je n’ai point été satisfait de ce que j’y ai trouvé. Ce n’est qu’une confusion perpétuelle de la gourmandise proprement dite avec la gloutonnerie et la voracité », écrit Anthelme Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût (1825). Plus d’un siècle et demi plus tard, le Vatican reçoit de France une Supplique au pape pour enlever la gourmandise de la liste des péchés capitaux à l’initiative du boulanger parisien Lionel Poilâne (2004). L’argument principal est le même : condamner la gourmandise, soutiennent les pétitionnaires, ne peut procéder que d’un malentendu, d’une erreur de traduction. Ce qui est en cause, ce ne peut être que la gloutonnerie, la goinfrerie, la voracité et non, pour citer à nouveau Brillat-Savarin, le délicat exercice de « la gourmandise sociale, qui réunit l’élégance athénienne, le luxe romain et la délicatesse française, qui dispose avec sagacité, fait exécuter savamment, savoure avec énergie et juge avec profondeur : qualité précieuse, qui pourrait bien être une vertu ». Étrange péché que cette gourmandise. Bien qu’elle figure en bonne place sur la liste des péchés capitaux, l’Église catholique, de l’avis général, semble de longue date l’avoir considérée comme une transgression relativement bénigne. Jean-Louis Flandrin avait commencé à en faire l’histoire (1982). Vivre pour manger ou manger pour vivre Examinant les textes et les dictionnaires à travers le temps, il avait découvert que, jusqu’au xviie siècle, le mot employé pour désigner ce que, ensuite, on nomma gourmandise était friandise. Employé dans le sens de l’époque, le mot avait une connotation négative : était friand qui manifestait un appétit très marqué (et pour tout dire excessif) pour certains aliments de prédilection. La friandise était donc à la fois une marque de faiblesse et pour ainsi dire de dépendance. Elle ne se fondait pas nécessairement sur une notion de quantité : le friand manifestait en somme une sélectivité particulière, une faiblesse capricieuse pour les sources de plaisir oral et digestif. Ainsi le gourmand encourt deux reproches selon les auteurs, selon les périodes – ou simultanément. Le premier, c’est de se laisser aller trop aisément au plaisir (le fameux « vivre pour manger » plutôt que tout bonnement « manger pour vivre »). Le second, simplement, de trop manger… Le premier reproche – aller au-delà du nécessaire pour satisfaire les sens et non seulement les besoins du corps – traverse les siècles et les débats des théologiens. Ainsi, dans la question des aliments de carême, apparaît fréquemment le problème de ce que nous appellerions aujourd’hui les friandises. Au xiiie siècle, le sucre est encore épice et médecine, vendu par les apothicaires, de sorte que Thomas d’Aquin peut trancher en faveur de ceux qui consomment des sucreries pendant le carême : ils le font non pour se nourrir mais pour « aider à leur digestion ». Ce que trois siècles plus tard, le sucre étant devenu beaucoup plus commun, certains auteurs commencent à contester sérieusement : c’est maintenant par gloutonnerie, accuse-t-on, qu’on le dévore. Le débat culmine au xviiie siècle, entre Philippe Hecquet, médecin janséniste, et Nicolas Andry, docteur régent de la faculté de médecine de Paris. Le premier a publié un rigoureux Traité des dispenses du carême (1709) dans lequel on découvre la fausseté des prétextes que l’on apporte pour les obtenir, tandis que le second, plus indulgent pour les sucreries, regrette néanmoins dans son Traité des aliments de caresme (1713) que « de la manière qu’on l’emploie aujourd’hui, il semble qu’on le regarde comme une nourriture et que les choses où on le mêle ne servent plus qu’à l’assaisonnement ». Les débats et discours sur le sucre sont un bon révélateur des enjeux moraux sous-jacents : s’il est médecine, il exonère du péché de gourmandise ; s’il cesse de l’être, il en devient le témoin et l’enjeu. Égoïstes gloutons ! Le plaisir est au cœur de la question de la gourmandise (comme en matière de sexualité). Et l’on note que la recherche excessive de plaisir est souvent décrite comme « vice » puis de plus en plus comme pathologie, pour culminer avec le modèle de l’addiction, dont l’étymologie révèle néanmoins la prégnance morale : l’addictio est une institution juridique romaine par laquelle un débiteur insolvable est donné en esclavage à son créancier… L’addict est en somme une figure de gourmand esclave de son appétit de plaisir. Si le rapport au plaisir est essentiel dans la condamnation morale de la gourmandise (au sens ancien de « friandise »), ce qui fonde la réprobation de la gloutonnerie est d’une autre nature. À l’extrême, la gloutonnerie est une menace. Le glouton suprême est dévorateur : il mange beaucoup, trop, il mange tant qu’il pourrait nous dévorer tous. Au mieux, il est accapareur : il garde pour lui, accumule, stocke… Mais à partir de combien peut-on dire qu’un individu mange trop ? On voit évidemment que la réponse passe par une comparaison avec ce que les autres mangent. On est dans une logique de jeu à somme nulle : ce que mange l’un échappe nécessairement à autrui. Ainsi, le glouton est celui qui mange plus que sa part, qui enfreint les règles du partage. À la vérité, l’autre modèle, celui de l’addiction, contient un implicite voisin : en s’adonnant exclusivement à la satisfaction de son propre plaisir, le dépendant échappe à la socialité, s’exclut de la collectivité et du partage et transgresse donc les règles non écrites de la commensalité. Le roi Arthur et ses chevaliers ont en somme choisi la table ronde pour manifester et maintenir leur fraternelle égalité : avec la table ronde, il n’y a pas a priori de manifestation spatiale de hiérarchie, comme avec la table longue. Mais qu’il s’agisse d’une table ronde ou rectangulaire, l’inconvenance de manger plus que sa part, égalitaire ou hiérarchisée, apparaît. On voit donc que, au cœur de la question de la gourmandise – gloutonne ou « friande » – , il y a celle du partage, question évidemment fondamentale, primordiale sans doute, dans l’organisation sociale. Dans les sociétés paléolithiques, chez « man the hunter », ce sont des règles élaborées qui conduisent à la diffusion-redistribution des protéines animales entre les membres du groupe – sans quoi seul le bon chasseur aurait accès à la viande. Dans les sociétés contemporaines dites développées, l’abondance et le marché font quelque peu oublier ces impératifs essentiels ; il reste que la stigmatisation de celui qui mange plus que sa part, le glouton, le « déviant », subsiste sous une forme différente : celle du soupçon radical qui pèse sur l’obèse. Manque de volonté (addiction à ses sens) ou transgression des normes du partage : l’accusation est présente comme en filigrane. Et c’est encore la dimension sociale qui peut exonérer le gourmand : ce qu’il aime, c’est la table, le partage du plaisir et le plaisir du partage. LES QUESTIONS 1. Pourquoi Lionel Poilâne a fait appel au pape ? ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ 2. Quel est l’ancêtre du mot « gourmandise » ? Qu’est-ce qu’il signifiait ? Quelle était sa connotation ? ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ 3. Quels sont les deux reproches que les auteurs donnaient au gourmand ? ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ 4. Pourquoi les gloutons ont été perçus comme égoïstes ? ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ uploads/Litterature/ art-gourmandise-histoire-d-x27-un-peche-mignon.pdf

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