1 Anne Larue Les chambres de l’esprit Acedia, ou l’autre mélancolie À Elsa Baum
1 Anne Larue Les chambres de l’esprit Acedia, ou l’autre mélancolie À Elsa Baumberger Je remercie pour leur aide Sylvie Ballestra-Puech, Mercedes Blanco, Yves Bonnefoy, Régine Borderie, Michèle Clément, Patrick Labarthe, Stephan Lévy-Kuenst, Stéphane Lojkine, Isabelle Mainié, Pierre Maréchaux, Christian Mouchel, Jean-Pierre Néraudau, Philippe Ortel, Jeanne Pailler et Didier Souiller. 2 Le château de l’âme Chambre secrète de son esprit. Baudelaire, “Madame Bovary” par Gustave Flaubert Chambre noire de l’imagination. Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel L’homme est un roseau pensant ; mais sur la vie intellectuelle plane une réprobation larvée. La noblesse et la dignité de l’homme – la pensée – sont théoriquement proclamées ; mais en sous- main, il n’est pas recommandé de penser par soi-même. Un certain nombre de poncifs accompagnent le discrédit de la pensée dans l’idéologie spontanée régnante. Par exemple, la raison est décrétée froide et desséchante, par opposition aux sentiments, investis arbitrairement d’une grande valeur chaleureuse ; la pensée est frappée d’inutilité non productive ; réfléchir passe pour dangereux, et peut certainement rendre fou. En bref, tout est fait pour éloigner le spectre de la vie intérieure, et plus particulièrement pour discréditer la « triste petite fleur », selon Prévert, qui pousse dans les cerveaux : la pensée. Une loi discrète mais insistante, relayée par les médias, impose que le terrain de la vie intime soit plutôt occupé à des affaires de cœur, de pouvoir ou d’argent. Le contemporain troque sa vie intellectuelle contre un habit emprunté – c’est le snobisme – ou s’occupe l’esprit à diverses banalités répétitives. Au mieux – ou est-ce au pire ? – il tente de se fabriquer un moi névrotique de substitution, en exploitant jusqu’à l’obsession les récurrences les plus marquées de ses souffrances. Mais la plupart du temps, il ne proteste même plus s’il ne pense rien qui soit signifiant pour lui-même. Cette extinction de la vie intellectuelle, en particulier, va de pair avec celle de la vie psychique en général. De l’une comme de l’autre, il est conseillé de faire l’économie. L’existence est conçue comme une errance soumise aux caprices du hasard et de la Fortune, ce qui rend vaine toute tentative d’appropriation d’un sens ; l’ancien Memento mori, qui promettait un autre monde meilleur, devient dès lors un paradoxal appel à jouir et surtout à ne pas réfléchir. « Pressés par le stress, impatients de gagner et de dépenser, de jouir et de mourir », les humains d’aujourd’hui ne représentent pas leur expérience dans leur esprit, constate par exemple Julia Kristeva dans Les Nouvelles Maladies de l’âme. L’âme est devenu un luxe indécent, égocentrique et incongru. L’homme contemporain serait-il le seul à avoir une âme en trop ? Il est vrai qu’au vingtième siècle, l’énoncé des représentations est devenu impossible, que le discours vrai est bloqué à la source. Ce complexe de Dallas, si l’on peut dire, rend désormais l’homme incapable de rien formuler vraiment avec des mots, sinon les banalités d’usage, du bavardage, un faux-plein qui sonne creux ou un dense tissu de névroses. Parfois on use du discours sur l’âme, et même avec virtuosité et maîtrise, mais c’est toujours « un discours artificiel n’ayant aucune prise sur les affects et les pulsions1 ». Le vingtième siècle se fait décidément virtuose dans le déni de la vie intérieure. Mais les siècles passés sont-ils en reste ? Comment s’opère, à d’autres époques que la nôtre, l’éviction de la vie psychique – et en particulier de la vie intellectuelle ? Quelles sont les forces qui s’opposent à elle, et comment procède-t-elle pour résister ? 1. Julia Kristeva, Les Nouvelles Maladies de l’âme, Paris, Fayard, 1993, pp. 13-18 et 23. 3 Mélancolie Selon un petit roman grec, Démocrite, l’homme qui riait des misères du monde, s’était installé en-dehors de la ville d’Abdère pour préserver sa tranquillité d’esprit. Cette retraite faisait jaser les habitants. Démocrite, ainsi retiré du monde, passait pour fou. Mais Hippocrate lui-même, le grand médecin antique, appelé par les habitants d’Abdère pour soigner le philosophe fou, retourna contre ceux-ci le diagnostic de folie. Il décréta que Démocrite était parfaitement sain et, en retour, les Abdéritains totalement fous de ne pas imiter son sage comportement : se retirer du monde pour penser par soi-même2. Quelques siècles plus tard, l’apologue a fait un émule : c’est sous le masque de Démocrite Junior qu’avance Robert Burton, auteur de la célèbre Anatomy of Melancholy3. Il a choisi ce surnom parce qu’il veut suivre l’exemple de son devancier : il s’isole comme un étudiant, comme Démocrite en son jardin, pour se livrer à la réflexion solitaire. Cet exemple invite à s’interroger sur la dialectique de l’utopie sociale étouffante, totalitaire, et de cette mélancolie dont Burton est le fer de lance. En effet, les appareils psychiques sont la cible première des romans et discours à volonté réformatrice décrivant une utopie sociale. Robert Burton lui-même, ce pape de la mélancolie, n’a pas manqué de consigner, comme pour se ressaisir après l’avoir trop aimée, sa propre vision utopique de la société4. Le rapport entre une société répressive et la fuite mélancolique mérite d’être examiné. Un parallèle entre les propos de Julia Kristeva dans Les Nouvelles Maladies de l’âme et, par exemple, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, roman de la vision totalitaire du monde, pourra s’avérer éclairant à cet égard. Quand elle parle de la frénésie de gagner, de dépenser et de jouir, Julia Kristeva semble pointer une machine sociale axée sur l’emballement de la production et la nécessité de consommation. Dans cet univers, la lecture, activité intellectuelle non dépensière, non productive et de surcroît pourvoyeuse d’une éventuelle liberté, est proscrite. You can’t consume much if you sit still and read books5 [I« Vous ne risquez pas de vous épuiser si vous vous tenez assis tranquille à lire des livres »], écrit Aldous Huxley. Les anxiolytiques et la télévision, identifiés par Julia Kristeva comme les signes de la nouvelle aliénation, rappellent le soma et le cinéma sentant du Meilleur des mondes. One cubic centimetre cures ten gloomy sentiments [I« Un centimètre cube suffit pour guérir dix mélancolies »] déclare l’Assistant Predestinator (lui-même prédestiné par un solide conditionnement) en prenant son soma contre les accès de mélancolie. C’est bien la mélancolie qui est l’ennemie à abattre dans la société décrite par Huxley. On lutte contre elle par tous les moyens, y compris ce cinéma sentant qui captive le corps et les sens : Vous êtes saturés d’images, elles vous portent, elles vous remplacent, vous rêvez. Ravissement de l’hallucination : plus de frontières entre le plaisir et la réalité, entre le vrai et le faux. Le spectacle est une vie de rêve, nous en voulons tous, écrit Julia Kristeva. Sentiments, sensations : le corps qui ne peut plus leur donner sens somatise, ou prend du soma. Contre cette domination du faux, contre le règne du substitut, seule la 2. Voir pseudo-Hippocrate, Sur le rire et la folie, Paris, Petite Bibliothèque Rivages, 1989. 3. Robert Burton, The Anatomy of Melancholy [1621], Oxford, Clarendon Press, 1989, vol. I, « Satyricall Preface ». 4. Voir Jean Starobinski, « Démocrite parle. L’utopie mélancolique de Robert Burton », in Le Débat, n° 29, mars 1984. 5. Aldous Huxley, Brave New World [1931], Essex, Longman, 1991, p. 41. 4 mélancolie présente un franc visage de résistance. Dans Le Meilleur des mondes, le principal défaut de Bernard Marx, aux yeux de son entourage, est d’être glum – mélancolique. He does look glum [I« Il a vraiment l’air mélancolique »] est une accusation, glum, Marx, glum une remontrance mi-amicale mi-menaçante. Entre toutes, dans l’ascenseur, Lenina reconnaît the melancholy face of Bernard Marx. You do look glum ! répète le sanguin Benito Hoover au mélancolique Marx, dans un affrontement des types de tempéraments que les Anglais aiment à pratiquer depuis des siècles : que l’on songe à celui de Jacques (le mélancolique) et d’Orlando (l’amoureux sanguin) dans Comme il vous plaira, de Shakespeare. Bernard, capable de rester gloomy tout l’après-midi malgré la présence de Lenina, présente tous les signes de la plus burtonienne mélancolie de génie : c’est un homme fort capable mais, justement, peut-être un peu trop capable. Il voudrait être davantage qu’une simple cellule dans le corps collectif. Le roman vire à l’éloge paradoxal de la mélancolie en tant que valeur de subversion sociale. We don’t encourage them to indulge in any solitary amusements [I « Nous ne les incitons pas à s’adonner aux jeux individuels »], déclare un dirigeant du collège d’Eton en parlant des élèves. Le congé hallucinatoire donné par le soma s’oppose à la concentration intellectuelle, associée négativement au mal de tête et à l’élaboration d’un discours constitué (une mythologie) : Take a holiday from reality whenever you like, and come back without so much as a headache or a mythology [I « Prenez congé de la réalité chaque fois que vous le voulez, et revenez sans rien qui ressemble à une migraine ou à une mythologie »]. En bref, il est interdit d’être seul ; être heureux est un ordre. Dans cet univers, Bernard Marx revendique seulement de uploads/Litterature/ les-chambres-de-l-x27-esprit.pdf
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- Publié le Mai 04, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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