Numéro 37(2) Été/Summer 2011 Jouer pour apprendre : est-­‐ce bien sérieux ? Réf

Numéro 37(2) Été/Summer 2011 Jouer pour apprendre : est-­‐ce bien sérieux ? Réflexions théoriques sur les relations entre jeu (vidéo) et apprentissage Playing to Learn: Are you Serious? A Theoretical Discussion of the Relationship Between (Video) Games and Learning Vincent Berry, Université Paris 13 Résumé Cet article propose une réflexion théorique sur les relations entre jeu (vidéo) et éducation. A partir d’une revue de la littérature et sur la base d’une recherche consacrée à l’étude des joueurs de « jeux de rôles en ligne massivement multijoueurs », ce texte met en avant la complexité dans les sciences de l’éducation à penser le jeu comme espace d’apprentissage et propose quelques éléments théoriques pour aborder cette problématique. Abstract This article offers a theoretical discussion of the relationship between video games and education. Based on both a literature review of this field and a study of players of Massively Multiplayer Online Role-Playing Games, this article presents the difficulties in the field of education of thinking of games as a space of learning and proposes various theoretical elements to address this issue. CJLT/RCAT No. 37(2) Jouer pour apprendre : est-­‐ce bien sérieux ? 2 Introduction L’idée qu’il existe une relation entre jeu et apprentissage, entre « jouer » et « apprendre », n’est pas nouvelle. En effet, si le terme de « jeu sérieux » (serious game) tend aujourd’hui à s’imposer dans la littérature pour désigner un ensemble extrêmement hétérogène de produits vidéoludiques à visée éducative (dans un sens très large), la question du jeu comme outil, support ou activité d’apprentissage plonge ses racines conceptuelles et théoriques chez les pédagogues et plus spécifiquement dans la pensée romantique du 19ème siècle (Brougère, 1985). En Europe, la pédagogie froebélienne puis, par la suite, des psychologies du développement – d’inspiration piagétienne ou vygostkienne – se sont emparés de cette question au point de naturaliser la relation entre jeu et éducation et de penser le jeu comme un vecteur naturel d’apprentissage pour l’enfant. A partir de la fin des années 1980, l’arrivée du jeu vidéo dans les foyers et les écoles a renouvelé cette problématique en proposant un nouveau « support » d’apprentissage (on peut penser, en France, au développement des jeux ludo-éducatifs). Toute une littérature s’est peu à peu développée sur ces questions et connaît par ailleurs aujourd’hui un succès redoublé avec l’émergence sur le marché des serious games, qui, pour des raisons complexes tenant à la fois à des logiques marketing, académiques, économiques (mais aussi de game-design), ont détrôné peu à peu en France la notion de ludo-éducatif pour concerner, contrairement à son prédécesseur, aussi bien le public des adultes que celui des enfants. Cependant, si certains observateurs, tels que Prensky (2005) ou Gee (2003), démontrent, sans réserve parfois, des liens très nets entre jeux vidéo et apprentissage, un certain nombre d’interrogations, de doutes et de réserves scientifiques demeurent. L’idée que le jeu est support d’apprentissage « n’est pas le fruit d’une évidence, mais un discours absent de preuve » (Brougère, 2005, p. 2). En effet, il est souvent difficile d'établir scientifiquement des relations de causalité entre l'acquisition de compétences dans une pratique vidéoludique et sa transférabilité dans d'autres domaines. On peut en outre se demander si, comme dans le cas des serious games, la transformation d'un jeu vidéo, dont le but est le divertissement, en un dispositif pédagogique ou didactique, dont le but devient l'apprentissage, ne modifie pas profondément la nature du jeu alors produit. Sommes-nous toujours dans du jeu ? L’analyse des relations entre jeu vidéo et apprentissage se révèle ainsi complexe. Nous proposons néanmoins d’explorer cette périlleuse problématique. Est-ce que les joueurs apprennent à travers leurs pratiques ludiques ? Est-ce que des savoirs se construisent ou se transmettent ? De quelles natures sont-ils? Concernent-ils exclusivement le jeu ou le domaine des TIC ? Quelles formes prennent ces apprentissages ? Pour mener à bien ces réflexions, nous nous proposerons quelques éléments théoriques pour penser la question du jeu et de l’éducation en nous appuyant sur une revue de la littérature consacrée à l’analyse des relations entre jeu vidéo et éducation et sur une étude que nous avons menée sur les MMORPG1 : World of Warcraft et Dark Age of Camelot (Berry, 2009). 1 Massively Multiplayer Online Role-Playing Games. Littéralement, jeux de rôles en ligne massivement multijoueurs. CJLT/RCAT No. 37(2) Jouer pour apprendre : est-­‐ce bien sérieux ? 3 Jouer / apprendre : une vieille histoire pédagogique Penser le jeu comme support d’apprentissage est une vielle histoire de la philosophie et de l’éducation. Dès l’antiquité, on trouve des traces de cette pensée notamment chez Platon lorsqu’il nous parle du jeu de la Polis (« la cité ») en analogie avec la cité politique. L’activité ludique, quand il ne s’agit pas seulement d’une métaphore pour parler du monde social ou d’une condamnation du divertissement, apparait comme une activité porteuse d’apprentissage et de savoirs. Ainsi, si le terme de serious game connait aujourd’hui un certain succès médiatique, politique (avec le financement public en France de jeux sérieux) et scientifique, la pensée du jeu comme espace d’apprentissage traverse l’histoire des sociétés occidentales, avec cependant une importance en Europe, au 18ème siècle, chez les pédagogues et les philosophes de l’éducation, à ceci près qu’elle concerne essentiellement le domaine de l’enfance (Brougère, 1985). On peut penser bien sûr à Jean-Jacques Rousseau qui non seulement propose une nouvelle conception de l’enfance mais accorde également une importance au jeu dans l’éducation. Il faut aussi rappeler l’importance des écrits de l’Allemand Friedrich Fröbel etle développement, à partir des réflexions de ce penseur, d’une pédagogie centrée sur le jeu . Dans la pratique froebélienne, le jeu est central et renvoie à la métaphore du jardin et du naturalisme. « La jardinière doit aider (comme tout jardinier) au développement naturel de l’enfant » (Brougère, 2005, p. 67). Comme cela fut pensé par les premières théories du jeu développées à propos du jeu des animaux (Groos, 1902), l’activité ludique humaine apparait bien souvent dans la littérature comme un support évident d’apprentissage et de développement, et qui s’inscrit dans le domaine de la naturalité : le « bébé humain » apprend et se développe par le jeu (Brougère, 1985). Si les travaux de Bruner ont par la suite mis à mal la naturalité du jeu humain au profit d’une analyse culturelle - en démontrant que le jeu, loin d’être inné, est le fruit d’un apprentissage (Bruner, 1983) -, l’histoire de l’éducation (tant scolaire que préscolaire) et de la pédagogie nous rappelle les nombreuses tentatives de lier ou d’introduire le jeu dans l’apprentissage, sous des formes diverses et complexes : jouets, matériel pédagogique ludique, manuels scolaires, jeux mathématiques, jeux ludo-éducatifs etc. Dans le même temps, les industries du jeu et du jouet ont rapidement saisi l’intérêt de proposer des jeux ou des jouets pour apprendre ; certaines marques d’ailleurs se sont ainsi spécialisées dans ce domaine : jeux pour apprendre la chimie, jouets « premiers âges » pour apprendre les sons, livres dont vous êtes le héros pour apprendre le français, … on trouve dans l’histoire des industries du jeu et du jouet tout un ensemble de produits et de pratiques à vocation éducative, développant un discours centré sur le développement d’apprentissages et de compétences transférables. Si cette pensée du jeu comme support d’apprentissage a marqué l’histoire pédagogique du 20ème siècle, elle s’est peu à peu élargie à d’autres domaines . En effet, dans le champ de la formation des adultes ou encore dans le monde de la formation professionnelle, les années 80 voient le développement de dispositifs de formation mêlant jeux et éducation : jeux de rôles en formation des adultes, jeux de société, jeux informatiques, jeux de cartes, jeux de simulation … Il existe ainsi une longue histoire des produits ludiques à visée éducative dont le serious gaming ne serait qu’un nouvel avatar. CJLT/RCAT No. 37(2) Jouer pour apprendre : est-­‐ce bien sérieux ? 4 Jeux éducatifs, jeux pour apprendre, jeux ludo-­‐éducatifs, jeux sérieux … des oxymorons conceptuels ? Qu’il s’agisse de jeux développés par les industries, de jeux conçus par le monde des éducateurs, ou de jeux de formation pour les adultes, les produits ludiques à visée éducative soulèvent depuis toujours un ensemble de paradoxes et de problèmes scientifiques de deux ordres. Le premier concerne la nature ludique du jeu proposé. En effet, utiliser un jeu dans une perspective d’apprentissage, et non pas de divertissement, consiste bien souvent à transformer la nature de l’activité ludique produite. Comme les théoriciens du jeu l’ont maintes fois souligné, ce qui caractérise le jeu c’est sa dimension « improductive » (Caillois, 1958), « frivole » (Brougère, 2005), « dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité » (Huizinga, 1951, p. 35), etc. Le jeu s’oppose, à des degrés divers selon les auteurs, au labeur, au travail, au sérieux, à l’éducation … Ainsi, attribuer une visée éducative au jeu n’est pas sans faire courir le risque de le transformer profondément puisque celui-ci ne vise que sa propre finalité et une certaine gratuité. On voit bien d’ailleurs comment, en introduisant uploads/Litterature/ article-178042-pdf.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager