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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/3 Pourquoi Diego ne meurt jamais PAR STÉPHANE ALLIÈS ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 26 NOVEMBRE 2020 Des Argentins regroupés à San Fernando, dans la province de Buenos Aires, mercedi 25 novembre 2020, peu après l'annonce du décès à l'hôpital de Diego Maradona. © Juan Mabromata / AFP À l’état civil, Diego Armando Maradona est mort ce mercredi 25 novembre. Mais face à l’histoire du football, qu’il a marqué de son génie fantasque et enfantin, il ne peut pas mourir. Maradona n’est pas mort ce triste mercredi. Vivant, il était déjà un mythe comme s'il était mort. En dehors de l’histoire officielle du football, il s’est tant consumé dans des excès souvent pathétiques que son existence n’est finalement plus l’essentiel. Que le cœur de Diego batte ou ne batte plus, ça n’a pas d’importance, car l’âme de « son football » respirera à jamais. Kantorowicz version ballon rond, en somme. « Les deux corps du D10S » : dans le corps mortel de Diego vient se loger le corps immortel du royaume de sa vision imprévisible du jeu de football, avant tout une affaire sensible, loin des statistiques et des tactiques défensives. Comme l’a écrit* l’immense écrivain Eduardo Galeano (dont Maradona a dit lors de son décès en 2015 qu’il lui avait « appris à lire le football ») : « Dans le football frigide de cette fin de siècle, qui exige qu’on gagne et interdit qu’on jouisse », un constat toujours plus valable en 2020, Maradona a démontré que « la fantaisie peut elle aussi être efficace ». Alors, tentons la fantaisie pour rendre hommage à Diego Armando Maradona. Et refusons l’annonce de sa mort, car elle ne veut rien dire à l’échelle des sentiments des « mendiants de bon football » (Galeano, toujours, comme un fil rouge). Des Argentins regroupés à San Fernando, dans la province de Buenos Aires, mercedi 25 novembre 2020, peu après l'annonce du décès à l'hôpital de Diego Maradona. © Juan Mabromata / AFP Non, Diego ne peut pas mourir, parce que le football l’a rendu immortel. Et l'a figé à jamais dans son écrin de « Pibe de oro », le gamin en or qu'il était à ses débuts dans les bidonvilles de Lanus et qu'il n'a finalement jamais cessé d'être. « Ce que Zidane fait avec un ballon, Maradona le faisait avec une orange. » Les mots de Michel Platini résument le supplément d’âme d’« el Pelusa », un autre de ses surnoms magnifiant sa chevelure indomptable. Maradona, c’est le ballon de cour de récré vu à la télé. L’insolence d’un sale mioche, David espiègle capable de dribbler tous les Goliath du foot moderne-bientôt- business. Avant tout, on retient de Diego la façon dont il a su redonner fierté aux « Bosteros » (bouseux) du Boca Junior face aux « Millonarios » du River Plate, lors du championnat argentin de 1981, où le club populaire de Buenos Aires, porté par son prodige, a détrôné son rival huppé de la cité porteña. Depuis cette époque, pourtant éphémère, Maradona a son temple à Buenos Aires. La Bombonera, le stade mythique du Boca Junior, où les apparitions de D10S disent beaucoup de la frénésie qui peut s’emparer de soi quand on a l’heur, bon et mal, d’être submergé par la folie douce du football. Maradona a joué comme on aura toujours rêvé de jouer, mais en plus il supporte comme on n’a jamais osé supporter. Diego ne peut pas mourir, parce qu’il a toujours été un survivant. Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/3 Dès ses premières années en Europe, il a survécu à l’Atletic Bilbao. Maradona joue alors au FC Barcelone et subit la violence des défenses espagnoles en général, et basque en particulier. Ciblé façon Mozart qu’on assassine, il est grièvement blessé par l’affreux Andoni Goikoetxea (voir ici), qu’il va retrouver en finale de Coupe du Roi 1984, à peine de retour de convalescence. Et il ne se défile pas quand se déclenche la bataille rangée. Quand on survit à ça, une crise cardiaque à 60 ans paraît presque ironique… Parti dans la foulée à Naples, Maradona rejoue la « revanche des bouseux » du Mezzogiorno face aux puissants clubs industrieux du nord de l’Italie. Et il survit à la cocaïne et à la mafia. Ou du moins, son football survit. Il parvient à gagner deux titres de champions et à faire son paradis de la cité du tiers- monde des années 1980. Comme le résume Eduardo Galeano, « Maradona empocha beaucoup, et paya beaucoup : il empocha avec ses jambes, paya avec son âme. » Désormais, Naples s’est couverte de l’âme de Diego et repense, mélancolique, aux contrepieds immortels et coups de génie surnaturels du diablotin en maillot Buitoni… Sous le maillot argentin, même légende et même chanson de geste : le gamin génial qui lave l’affront de la guerre des Malouines en seul match de coupe du monde 1986 au Mexique. En trichant, via sa fameuse « main de Dieu », puis en humiliant l’Angleterre thatchérienne, via son non moins fameux « but du siècle ». Emblème national, voire nationaliste, Maradona domine le temps et ses effets. Même les pires addictions, drogues comme alcool, ne parviennent pas à annihiler son inspiration. Ses deux actions les plus marquantes avec la sélection albiceleste, en dehors du chef-d’œuvre de Mexico, il les a créées en étant blessé (sa passe décisive pour Claudio Caniggia, qui élimine le Brésil du Mondial italien de 1990) ou juste avant d’être exclu pour consommation de drogues dures (son but face à la Grèce lors du Mondial américain de 1994) … Eduardo Galeano, explicite bien la déchéance christique du footballeur dont le corps est surpassé par son aura. « Maradona portait un poids nommé Maradona, qui lui faisait grincer du dos. Le corps comme métaphore : il avait mal aux jambes, il ne pouvait dormir sans somnifère. Il n’avait pas mis longtemps à s’apercevoir que travailler comme Dieu dans les stades était une responsabilité insupportable, mais dès le début il avait su qu’il était impossible d’y renoncer. » Dans le panthéon du ballon rond, si Johan Cruyff est une icône libérale-libertaire, Diego Maradona est une icône populaire-populiste. Avec Diego, le foot n’est pas romantique ou intello petit-bourgeois. Le cinéaste qui s’intéresse à lui est le foutraque Emir Kusturica (auteur d’un documentaire assez pénible sur un Diego déjà au crépuscule de sa gloire). Zidane entraîne le Real Madrid et a droit à un film expérimental sur son dernier match. Maradona, lui, entraîne une équipe de seconde zone mexicaine, pour le compte de Netflix… La Mano Negra lui rend grâce, en dépit de paroles minimalistes, avec son « Santa-Maradona » qui apporte une nouvelle preuve de l’esprit bel et bien vivant de Diego. Diego ne peut pas mourir, parce qu’on connaît d’ailleurs déjà la date de sa résurrection. La Pâque maradonienne existe, elle est célébrée tous les 22 juin, en l’honneur du match face à l’Angleterre, par près de 100 000 dévots, dans plus de soixante pays, de la Iglesia Maradoniana. Après tout, selon Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/3 la formule consacrée parmi ces apôtres du « Diego Noster », les miracles de Maradona, eux, ont été homologués. Un autre signe que Maradona n’est de toute façon pas vraiment mort, car il n’était plus forcément vraiment vivant, fut sa première visite sur le seuil de l’au-delà, en 2004. Sauvé par les médecins cubains, Maradona le péroniste (il fut un soutien ardent du président corrompu Carlos Menem) se convertit à un castro- chavisme militant mi-showman, mâtiné de diatribes anti-impérialistes plus ou moins inspirées (on peut avoir un aperçu de la pensée politique du Diego d'alors vial'extraordinaire récit par Mathieu Magnaudeix de sa nuit avec Diego). Car il faut bien l’admettre à la vue de ses tatouages divers et (gué)variés, Diego ne peut pas mourir aussi parce que le ridicule ne tue pas. Et c’est aussi ce qui rend Maradona si singulier dans la légende du football. Tout ne lui réussit pas, il peut sombrer dans le pathétique. Mais à la fin, sa façon de caresser le ballon et de susciter le frisson surpasse toutes les errances. Diego ne peut pas mourir, car il est la nostalgie de l’enfance, la victoire au Mondial avec des blousons pour faire les cages, le concours de jongles avec une boulette de papier, la baston dans les arrêts de jeu de la récré, voire la sortie en boîte de nuit qui tourne mal… Eduardo Galeano, une dernière fois. « Maradona est incontrôlable quand il parle, mais bien plus encore quand il joue : personne ne peut prévoir les diableries de cet inventeur de surprises, qui ne se répète jamais et qui jouit de déconcerter les ordinateurs. » Diego ne peut pas mourir, parce qu’il ne joue pas au football, il est joué par le football. Boite noire * Tous les propos d'Eduardo Galeano sont extrait de son livre culte « Football, ombre uploads/Litterature/ article-924486.pdf
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- Publié le Nov 09, 2022
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