LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE DE BENOÎT JACQUOT De la condition domestique

LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE DE BENOÎT JACQUOT De la condition domestique à la dérive criminelle De toutes les œuvres d’Octave Mirbeau, Le Journal d'une femme de chambre1 – dont Fasquelle a assuré la publication en juillet 1900, après une première version en feuilleton dans L’Écho de Paris, du 20 octobre 1891 au 26 avril 1892, et une seconde fortement remaniée dans la Revue Blanche, du 15 janvier au 15 juin 1900 – est celle qui a été le plus souvent adaptée au cinéma. Avant que Benoît Jacquot n’en propose sa propre lecture, il existait déjà trois versions : celle aujourd’hui disparue de Martov2, réalisée en 1916 sous le titre Dnevnik gornitchnoi (Дневник горничной), celle de Renoir (The Diary of the chambermaid), tournée en 1946 durant la période américaine du cinéaste, avec Paulette Goddard et Burgess Meredith dans les rôles principaux3, et, enfin, celle de Buñuel, la plus célèbre sans doute, faite en 1964, pour laquelle Jeanne Moreau enfilait le costume de la bonne Célestine4. Amoureux du 7e art dès son plus jeune âge grâce à une mère qui lui racontait, à son retour de cinéma, les films qu’elle venait de voir, puis à la découverte, à 12 ans, des Contrebandiers de Moonfleet (Monfleet, 1955), de Fritz Lang, Benoît Jacquot a d’abord commencé sa carrière comme assistant-réalisateur de cinéastes aussi différents que Roger Vadim, Marcel Carné et surtout Marguerite Duras, avec laquelle il travailla sur Nathalie Granger (1972) et India Song (1975). Faut-il voir là la preuve de ses goûts éclectiques, d’un attrait pour les aventures singulières ? Au-delà de remarques circonstancielles, retenons, pour ce qui concerne cet article, que l’homme, parfois qualifié de cérébral par une partie de la critique, n’a jamais renié la littérature. Au contraire, il n’a cessé de proposer des adaptations pour le grand ou le petit écran, par exemple, Adolphe (2002, d’après Benjamin Constant), Villa Amalia (2009, d’après Pascal Quignard), Les Faux-monnayeurs (2010, d’après André Gide), Les Adieux à la reine (2012, d’après Chantal Thomas). Le Journal d’une femme de chambre ne fait donc que compléter une liste déjà longue. Comme souvent avec Jacquot, le projet a été initié par une femme : Hèlène Zimmer. Alors qu’il la rencontrait pour lui faire jouer un rôle dans un film de commande, abandonné par la suite, il apprit qu’elle avait écrit un scénario, inspiré de l’un de ses livres de chevet, Le Journal d’une femme de chambre5 : « Elle ne voulait pas que je le lise, continue Jacquot, mais j’ai trouvé cela très bien. Je l’ai donné à ma productrice Kristina Larsen, celle des Adieux à la Reine, qui l’a tout de suite mis en production ». Quelques modifications furent apportées. De fait, la première version était un « véritable foutoir », « un peu absurde » et surtout difficile à porter pour l’actrice envisagée, Léa Seydoux. « Du coup, on a repris le texte sur la base d’un scénario au présent, autour du séjour de Célestine chez les Lanlaire, entrecoupé par des réminiscences plus ou moins longues, qui viennent faire écho ». À la différence d’un Renoir, qui avait chamboulé l’histoire au point de la rendre à peine reconnaissable pour les admirateurs du romancier, Jacquot a respecté les grandes lignes du schéma narratif et a conservé la plupart des personnages importants. Pour un M. Rabour disparu, il reste en effet, Mme Paulhat-Durand la 1 Nous laisserons les références du roman à l’intérieur de notre texte. L’édition choisie est celle de référence, établie, présentée et annotée par Pierre Michel : Le Journal d’une femme de chambre, Œuvre romanesque, vol. 2, Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau, Paris, 2001. 2 Voir infra l’article d’André Peyronie. 3 Lemarié, Yannick, « Mirbeau et le cinéma, Le Journal d’une femme de chambre de Jean Renoir », in Cahiers Octave Mirbeau n° 8, 2001, Société Octave Mirbeau, Angers, pp. 373-385. 4 Pour cette version et la précédente, je renvoie, à nouveau, à l’étude de Charles Tesson, « Jean Renoir et Luis Buñuel autour du Journal d’une femme de chambre », in Nouvelles approches de l’œuvre de Jean Renoir, Actes du colloque international de Montpellier, 1995. 5 Ajoutons que Hélène Zimmer préparait, dans le cadre d’un master, un mémoire sur la domesticité au XIX e siècle. placeuse, le couple Lanlaire, Joseph, Marianne la cuisinière, le Capitaine Mauger, Rose et Georges, le jeune malade. Sorti en 2015, le film a été accueilli favorablement par la critique6 et a été sélectionné pour la Berlinade, où il était en compétition, entre autres, pour l’Ours d’or et l’Ours d’argent du meilleur acteur. Il a, par ailleurs, été vu en France par 333 118 spectateurs, preuve à la fois de la qualité de l’entreprise et de l’intérêt que le roman continue à susciter. 1. Une question de corps Depuis de nombreuses années, les études mirbelliennes ont insisté sur la place des corps dans l’œuvre de Mirbeau. Célestine elle-même remarque combien sa vie se mesure au nombre de pas qu’elle fait dans une journée : « Aussitôt arrivée, encore étourdie par quatre heures de chemin de fer en troisième classe, et sans qu’on ait, à la cuisine, seulement songé à m’offrir une tartine de pain, Madame m’a promené, dans toute la maison, de la cave au grenier, pour me mettre immédiatement “au courant de la besogne”. Oh ! elle ne perd pas son temps ni le mien… Ce que c’est grand, cette maison ! Ce qu’il y en a là-dedans des affaires et des recoins ! » (pp. 389-390). Plus loin, elle évoque les escaliers qui l’obligent à se déplacer d’un étage à l’autre, jusqu’à lui rompre les reins : « Depuis une semaine, je ne puis plus écrire une seule ligne de mon journal… Quand vient le soir, je suis éreintée, fourbue, à cran… Je ne pense plus qu’à me coucher et dormir… Dormir !… Si je pouvais toujours dormir !... […] Pour un oui, pour un non, Madame vous fait monter et descendre les deux maudits étages…. On n’a même pas le temps de s’asseoir dans la lingerie, et de souffler un peu que… drinn !... drinn !... il faut se lever et repartir… » (p. 428). La fatigue du corps est d’autant plus sensible dans le texte que le narrateur multiplie les points de suspension comme autant de signes d’essoufflement. Il ne cherche pas seulement à suivre le quotidien de Célestine ; il veut représenter sa souffrance, sa douleur, son épuisement physique, afin de faire de sa créature de papier un être de chair et de sang, dont la respiration traverse les phrases. Jacquot a fort bien compris l’enjeu, puisqu’il n’hésite pas, par exemple, à reprendre tel quel l’épisode au cours duquel la servante s’acharne à grimper les marches pour aller chercher une « aiguille », puis « du fil », puis « des ciseaux », afin de satisfaire les ordres de sa maîtresse. Pour mieux rendre compte de l’extrême pénibilité de la tâche, le cinéaste demande alors à son actrice de claquer des talons et de forcer le pas. Il privilégie, en outre, de violentes plongées et contre-plongées et va jusqu’à choisir une courte focale afin d’accentuer la longueur des escaliers. Mieux, il recourt à un montage dynamique pour accompagner la course folle de la servante qui, courbée par des douleurs gastriques, en vient à s’accrocher à la rampe. Au cinéma, toutefois la question des corps prend une autre dimension et a partie liée avec le jeu. Si la décision de retenir tel ou tel acteur est souvent conditionnée à des questions matérielles, notamment des problèmes de compatibilité d’emplois du temps, il reste que les choix ne relèvent pas du hasard. Dans le cas présent, Jacquot s’est inspiré, pour son casting, de la situation sociale de ses personnages. Le Journal d’une femme de chambre oppose en effet deux mondes qui se côtoient par la force des choses : celui des domestiques et celui des maîtres. Certes, Madame Lanlaire « n’est pas habillée comme à Paris [et] ignore les grandes couturières » (p. 391), mais elle reste, malgré tout, celle qui commande à ses gens. Comment traduire une telle différence ? La solution apportée par le cinéaste ne manque pas d’ingéniosité : il a décidé d’attribuer les rôles de Monsieur et Madame Lanlaire à des comédiens connus surtout au théâtre. En effet, en dépit de quelques apparitions chez Audiard, Amalric ou Nacache/Toléado, Clotilde Monnet est d’abord reconnue pour ses prestations sur les planches ; quant à Hervé Pierre, il a beau avoir multiplié les petits rôles devant la caméra, il est, avant tout, pensionnaire 6 Deux articles ont été moins élogieux, celui de Vincent Ostria, dans L’Humanité, ou celui de Joachim Lepastier dans Les Cahiers du cinéma. Le premier regrette « un manque de parti pris fort », tandis que le second a l’impression de « de voir le dessin d’une mosaïque qui se révèle, au bout du compte, bien monolithique ». de la Comédie-Française. Sans doute tous deux sont-ils habitués à la caméra, mais ils restent marqués par leurs années passées sur scène. Il suffit d’observer uploads/Litterature/ yannick-lemarie-le-quot-journal-d-x27-une-femme-de-chambre-quot-de-benoit-jacquot-de-la-condition-domestique-a-la-derive-criminelle.pdf

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