Lucien GOLDMANN Regard critique sur une œuvre et sa postérité Le destin de Luci

Lucien GOLDMANN Regard critique sur une œuvre et sa postérité Le destin de Lucien Goldmann et de son œuvre est singulier : voilà un homme qui revient en France après la guerre avec pour tout bagage une thèse en allemand sur Kant. Il parvient en quelques années à diriger un séminaire sur la sociologie de la littérature en France puis à Bruxelles, s’entoure d’une équipe qui le considère avec respect, constitue le centre de colloques, inspire des travaux parfois originaux, parfois dévots, et qui semble malgré tout tombé aujourd’hui dans l’oubli. Si l’on date le début de sa renommée de la publication de son premier livre connu, « Sciences humaines et philosophie » paru en 1951, elle n’a duré que moins de vingt ans de son vivant, pour s’éteindre peu à peu après 1977. L’apport de Lucien Goldmann à la sociologie. Lucien Goldmann cherche à construire une sociologie de la littérature qui évite deux écueils. Celui, positiviste, de la relation entre la position sociale de l’auteur et le contenu de l’œuvre ; celui, marxiste orthodoxe, de l’identité de la formation sociale et le contenu de l’œuvre. Les concepts qu’il utilise sont : vision du monde, totalité, cohérence, maximum de conscience possible, homologie structurale. Selon lui, la « grande œuvre » est celle qui exprime avec le plus de cohérence le maximum de conscience possible d’un groupe social. Entre l’œuvre et le groupe, il existe une relation non pas de contenu mais d’homologie structurale, une « vision du monde », 1 un ensemble de façon de penser, de percevoir, de réagir, commune à la classe mais qu’exprime le mieux (ou avec le plus de cohérence) le « bon » auteur. La conscience sociale qui s’y exprime n’est jamais vraiment celle du groupe social tout entier : c’est par l’auteur que celui-ci accède à son maximum de conscience possible. A l’inverse, les œuvres mineures peuvent faire l’objet d’ une analyse des contenus telle que la tente le marxisme traditionnel. Cette distinction entre les œuvres est critiquable. Elle concède trop facilement une reconnaissance sociologique aux instances de consécration, en faisant l’impasse sur les procédures institutionnelles voire les connivences. En retirant du champ de la sociologie les œuvres considérées comme mineures, en les consacrant comme indignes ne participait-il pas lui-même d’une théorie des œuvres dont la délimitation lui échappait ? Le statut de l’auteur est ambigu : si c’est par lui que l’œuvre aboutit, en dernière instance, l’auteur véritable, c’est le groupe social. L’auteur est à la fois le traducteur des aspirations sociales d’un groupe dans la mesure où il exprime à la fois ce qu’il est et ce qu’il souhaiterait être, et à l’origine de cette prise de conscience. Dans cette mesure, l’œuvre littéraire n’est pas qu’un « reflet » : elle contribue à construire le groupe social en lui faisant prendre conscience de lui-même. Lucien Goldmann a-t-il pour autant échappé à la théorie du reflet ? François Chatelet a écrit qu’ « exprimer », sous la plume de Lucien Goldmann, pouvait être pris comme synonyme de « refléter »1. Mais peut-être faudrait-il distinguer plusieurs époques chez Lucien Goldmann. Dans ses travaux sur Racine, Pascal et le Jansénisme, il s’appuie effectivement sur des groupes sociaux existant, une philosophie, une représentation théâtrale métaphorique des rapports sociaux de l’époque. Par la suite, il tentera une correspondance entre les formes du capitalisme et les genres littéraires, que l’on peut juger aujourd’hui très mécaniste. C’est ainsi qu’il définit trois formes du capitalisme, auxquelles correspondent trois sortes de philosophies et trois genres littéraires. Citons des extraits de ce passage assez long : « …pendant la période du capitalisme libéral du 19ème siècle, le développement de la production pour le marché avait éliminé, à l’intérieur du secteur économique, dans la conscience des individus, les valeurs supra-individuelles [qu’il avait remplacé] par la 1 François Chatelet, « peut­il y avoir une sociologie du roman ? » Annales, 3, 20ème année, mai­juin 1965, page 502. 2 valeur universelle de l’individu à partir de laquelle a pu se développer la grande philosophie classique dans ses deux courants principaux : le rationalisme et l’empirisme [mais] la création littéraire a continué l’ancienne tradition culturelle qui cherchait le fondement ultime de la personne dans le supra-individuel. […] Le passage de l’économie libérale à l’économie des trusts et des monopoles avec la suppression des fondements de l’individualisme qu’il entraînait, créait une situation où aussi bien la philosophie que la littérature ne pouvaient plus être fondées ni sur les valeurs trans-individuelles […] ni sur l’autonomie et le développement de l’individu. […] aux romans de Kafka, Sartre, Camus, correspond un important courant philosophique, le courant existentialiste […]. La fin de la guerre de 1939-1945 marque un nouveau tournant dans l’histoire du capitalisme[…] la philosophie dominante de l’époque contemporaine semble se rattacher à un rationalisme[…]. Le succès de la linguistique structurale est hautement symptomatique […]. De même sur le plan littéraire, le Nouveau Roman. »2 Trois stades du capitalisme, trois étapes philosophiques, trois genres littéraires. Chaque nouveau développement du mode de production s’accompagne d’une représentation philosophique ou littéraire qui lui est liée, en relation de dépendance, concordante avec une pensée requise par l’économie. Comment ne pas y reconnaître le retour de la théorie du reflet ? Ceci signifie-t-il que l’auteur, par un tour de passe-passe rhétorique, fait tout en disant qu’il ne fait pas ? Sans doute. Mais ceci n’aurait pu arriver s’il n’y avait un public prêt à l’entendre, un public qui demandait ce discours. Et sans doute la force de l’œuvre de Goldmann réside-t-elle, in fine, dans ce qu’elle autorise, voire suscite, de réflexivité. Si ses hypothèses sont susceptibles de se vérifier pour tout genre littéraire, alors elles peuvent s’appliquer à elles-mêmes. Cette œuvre est bien le produit d’un auteur représentatif d’un groupe social. Quel est ce groupe, comment le caractériser, quelle est sa place dans l’évolution historique, voilà les questions auxquelles il revient au sociologue de répondre. Comment ne pas voir dans cette recherche d’un marxisme non stalinien, non sectaire, non fossilisé, le témoignage d’une époque dominée par la guerre froide et l’hégémonie politique et culturelle du Parti communiste ? 2 Lucien Goldmann La création culturelle dans la société moderne,éd. Denoël/Gonthier, 1971, pages 107 à 111. 3 Quel parcours en moins de dix ans, depuis Le Dieu caché ! Aux recherches de l’historien des faits sociaux et littéraires, du philosophe, du dialecticien, succède le structuraliste de « l’homologie structurale ». Continuité ou rupture ? La créativité a laissé la place à la répétitivité, l’innovation à la routine, la dialectique au mécanicisme. Lucien Goldmann sociologue ? La formation philosophique de Lucien Goldmann, son style abstrait, son approche des problèmes, l’influence qu’a exercé sur lui Georg Lukacs, le rangent aujourd’hui à part dans l’univers des sociologues. Mais de quelle sorte de sociologie s’agissait-il? Lucien Goldmann affirmait partir du concept « marxiste » selon lui, de totalité. Cette posture qui affirme que les parties ne peuvent se comprendre sans leur rapport avec le tout le rapproche de Durkheim dont il refusait le positivisme. Cette proximité avec Durkheim est soulignée d’autre part par le recours à la notion de conscience collective3 qu’il qualifie quant à lui de « transindividuelle ». D’autres ont vu en lui un sociologue « actionnaliste» d’inspiration weberienne, dans la mesure où « il considérait les faits sociaux comme des actions orientées vers des fins »4. A posteriori, la méthode utilisée par Lucien Goldmann nous interroge : peut-on confondre allègrement la dialectique marxiste avec le structuralisme génétique tel que l’a mis en œuvre Jean Piaget?5 Qu’en est-il de la prétention à la science, au-delà d’une confrontation entre les enjeux sociaux d’une époque et sa production philosophique et littéraire ? Certes, Lucien Goldmann a dégagé des pistes passionnantes et renouvelé certaines interrogations. La manière dont il traite de l’alternative explication/compréhension devrait fasciner tous les étudiants qui ont planché sur ce sujet : distinguant deux niveaux, celui de la compréhension (immanente) qui se situe à un seul niveau d’analyse, et celui de l’explication (transcendante), qui s’exerce 3 Gérard Fabre, Pour une sociologie du procès littéraire de Goldmann à Barthes en passant par Bakhtine. L’Harmattan coll. Logiques sociales 2001, page 26 4 cf. article « Goldmann » Dictionnaire de sciences humaines, Nathan 1990. 5 Lucien Goldmann écrit dans sa postface à la théorie du roman », page 156 : « Le matérialisme dialectique […] est un structuralisme génétique généralisé … » Voir aussi la stupéfaction ressentie par Jean Piaget telle qu’il la relate dans le recueil de témoignages qui lui a été consacré dans Lucien Goldmann et la sociologie de la littérature, Hommage à Lucien Goldmann, 1975, page 54. 4 entre deux niveaux différents, le niveau supérieur expliquant le niveau inférieur (Voir schéma infra). La totalité devient alors le niveau de l’explication, la partie celui de la compréhension. Mais parties et tout sont des notions relatives, elles ne servent qu’à distinguer des niveaux d’analyse. Un héritage sans héritier ? Quelle postérité aujourd’hui pour cet auteur ? Celle-ci est loin d’atteindre le niveau que l’on aurait pu présumer il y a 30 uploads/Litterature/ article-goldmann.pdf

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