1 Entretien avec JEAN DELISLE1 La recherche en traductologie au Canada : état d

1 Entretien avec JEAN DELISLE1 La recherche en traductologie au Canada : état des lieux Propos recueillis par Nelly Eiben N. E. – Je vous remercie, monsieur le professeur, d’avoir accepté de répondre à quelques questions sur vous et sur l’état actuel de la recherche en traductologie au Canada pour les lecteurs de Translationes. Ma première question, d’ordre général, concerne la formation. Comment, selon vous, devrait-on former des traductologues et des traducteurs à l’heure actuelle? J. D. – Que je sache, il n’y a pas de centres de formation de traductologues ni au Canada ni ailleurs dans le monde. En revanche, au sein des grandes écoles de formation de traducteurs et d’interprètes, les programmes d’études supérieures orientent, comme il se doit, la réflexion sur les théories, la didactique et l’histoire de la traduction. Dans mon vocabulaire personnel, un traductologue est une personne qui, par opposition à un traducteur professionnel, théorise de façon explicite sur la traduction, ce qui ne veut pas dire qu’un traducteur n’applique pas plus ou moins consciemment des principes ou des règles de traduction. Je conçois mal un tra- ducteur littéraire, par exemple, qui n’a pas sa propre conception de la traduction pour le gui- der dans l’élaboration de son projet de traduction. Sera-t-il cibliste ou sourcier? Jusqu’où son éditeur est-il prêt à le suivre? Un bon traducteur peut se doubler d’un traductologue. Certains prétendent même que cela est indispensable. Théoriser, entendu au sens large, c’est observer, c’est chercher à comprendre un phénomène complexe. Ce n’est pas simplifier, car simplifier c’est réduire. Théoriser c’est au contraire complexifier, nuancer. La règle à suivre, me semble-t-il, est de partir des textes et y revenir. Et j’ajoute : tout en visant à la plus grande clarté possible. C’est un exercice difficile. Personnellement, je suis allergique aux jargons, quels qu’ils soient, surtout dans les disci- plines où la langue est objet d’étude, comme c’est le cas de la traduction. J’ai toujours pensé aussi, et je ne suis pas le seul, que celui ou celle qui étudie le phénomène de la traduction doit éviter de se complaire dans les abstractions ou une langue abusivement métaphorique. Com- paraison n’est pas raison, dit-on; de même, métaphore n’est pas explication. Cela vaut tout autant pour l’enseignement pratique de la traduction que pour la réflexion théorique sur la traduction. Depuis, disons, une quarantaine d’années, les études traductologiques ont produit plusieurs explications théoriques du phénomène de la traduction qui est beaucoup plus qu’une activité linguistique. Former des traductologues consiste certainement à faire connaître aux 1 Membre de la Société royale du Canada et professeur émérite de l’Université d’Ottawa. 2 étudiants et futurs professeurs ces théories qui se juxtaposent les unes aux autres; elles ne forment pas un tout intégré. On s’est demandé, par ailleurs, si la théorie peut être utile au traducteur et de quelle manière. Les avis sur ce dernier point sont fort partagés. Je dirais pour ma part que tout dépend de la théorie, du projet du théoricien et de la définition que l’on donne au mot « utilité ». On peut très bien concevoir une théorie qui n’a pas forcément d’applications pratiques, mais qui jette néanmoins un éclairage nouveau et utile sur la com- préhension du phénomène. Chose certaine, il est bon, bien que difficile, de brosser un pano- rama des théories existantes. Je vous dis cela, toutefois, sans jamais avoir donné le séminaire de théorie de la traduction. N. E. – Vous considérez-vous davantage comme un théoricien ou comme un pédagogue? J. D. – La pédagogie m’a toujours intéressé plus que la théorie. En tant que formateur de futurs traducteurs professionnels, j’ai donné la préférence aux constructions théoriques pouvant trouver une application pratique. En fait, je ne me suis jamais considéré comme un théoricien de la traduction au sens restreint du terme : je n’ai jamais tenté de proposer une nouvelle approche théorique de l’art de traduire. J’en serais incapable de toute façon. Je me suis plutôt intéressé aux aspects méthodologiques de la traduction en tant que pratique, sans doute parce que j’ai voulu concevoir une méthode originale d’initiation à la traduction géné- rale. Je pensais, comme Nietzche, que les vérités résident dans les méthodes. J’emploie le passé, car tout cela est derrière moi. J’ai dit ce que j’avais à dire sur le sujet. Mon chant du cygne en pédagogie de la traduction a été la publication en décembre dernier de la 3e éd. de La traduction raisonnée (PUO, 2013). Je suis passé à autre chose. C’est désormais l’histoire de la traduction qui entretient la flamme de ma curiosité intellectuelle et meuble les jours pai- sibles de ma retraite studieuse... N. E. – Si vous deviez caractériser la réflexion sur la traduction au Canada, comment la décririez-vous? J. D. – C’est une vaste question, car les axes de recherche en traduction au Canada sont nom- breux et de plus en plus diversifiés. Les études sur la traduction féministe n’ont plus la cote, comme c’était le cas dans les années 1980 et 1990, période au cours de laquelle se sont illus- trées les Nicole Brossard, Luise von Flotow (Translation and Gender: Translating in the "Era of Feminism", UOP, 1997), Barbara Godard, Susanne de Lotbinière-Harwood (Re-Belle et Infidèle. La traduction comme pratique de réécriture au féminin, 1991), Gail Scott et Sherry Simon (Gender in Translation, 1996), pour ne citer que ces quelques noms. En revanche, je crois pouvoir dire que la traduction littéraire suscite de plus en plus d’intérêt, par rapport à la situation d’il y a à peine une vingtaine d’années. Si la traduction littéraire était plus ou moins une « quantité négligeable » au pays jusqu’à la fin des années 1970, ce n’est plus le cas; elle joue un rôle de plus en plus déterminant dans la défini- tion de l’identité nationale. Comme l’ont bien vu les organisatrices2 du XXVIIIe Congrès de 2 Madeleine Stratford, Danièle Marcoux et Nicole Côté. 3 l’Association canadienne de traductologie prévu pour juin 2015, la « fonction [de la traduc- tion comme] agent de rapprochement entre les ″deux solitudes″ renvoie à la préhistoire [des études sur la traduction] au Canada. Bien qu’elle ait été nécessaire, il s’agit aujourd’hui d’une conception qui semble périmée, dès que l’on se situe dans une perspective continentale, voire mondiale3 ». Les trois organisatrices ont observé que « la scène littéraire s’est enrichie grâce à une meilleure inclusion des littératures émergentes, minoritaires, migrantes, régionales, autoch- tones ou autres, mais aussi grâce à un foisonnement de genres littéraires […] : on traduit de plus en plus les littératures orales (slam, conte, chanson, etc.) et les littératures jeunesse, ainsi que des genres hybrides comme le livre d’art. En outre, on traduit et on publie au Canada un nombre accru d’auteurs venus d’ailleurs, et les auteurs canadiens sont eux aussi plus traduits et exportés que jamais. Les études en traductologie fournissent à présent un cadre de référence et d’analyse propice à la reconnaissance du rôle de la traduction littéraire dans l’éclosion, le maintien et la redéfinition de l’identité canadienne. » Je pense, notamment, a l’ouvrage récent codirigé par Kathy Mezie, Sherry Simon et Luise von Flotow, Translation Effects. The Shaping of Modern Canadian Culture (MQUP, 2014), ouvrage qui quitte les sentiers battus de la traduction officielle pour explorer de mul- tiples lieux de croisement de la culture et de la traduction, où interviennent plusieurs langues et qui embrasse, sur plusieurs décennies, un large éventail de situations, de l’interprétation médicale au doublage cinématographique, en passant par la scène, la littérature et la politique. La réflexion récente sur la traduction au Canada sait aussi se faire critique des théories. Je pense en particulier à l’essai de Charles Le Blanc, Le complexe d’Hermès. Regards philo- sophiques sur la traduction (PUO, 2009). L’auteur place en exergue de son livre une citation ironique de Lichtenberg : « L’âne me semble un cheval traduit en hollandais. » On pourrait dire, en caricaturant, qu’aux yeux de Charles Le Blanc, la théorie de la traduction, telle que la présente certains théoriciens, semble un cheval traduit en volapük. J’ai fait paraître un compte rendu de ce livre dans Atelier de traduction (no 14, 2010) dans lequel je disais que « ce n’est pas tous les jours que l’on publie un traité sur la traduction. Cette défense et illustration de la manière de tenir un discours sur la traduction, d’une cohérence exemplaire, va, de surcroît, à contre-courant de bon nombre d’idées reçues qui circulent en traductologie. Il aura fallu une certaine dose de courage à l’auteur pour oser afficher ses convictions. » Je concluais ma recension de cet ouvrage qui m’apparaissait comme une contribution majeure aux études sur la traduction en souhaitant qu’elle soit diffusée dans d’autres langues, ne serait-ce que pour les traits incisifs de son analyse. Il faut croire que je n’ai pas été le seul à voir les qualités de ce livre, car il est déjà traduit en anglais, en arabe et en italien en plus d’avoir été finaliste au prestigieux Prix du Gouverneur général du Canada en 2009 et d’avoir obtenu en 2010 uploads/Litterature/ entretien-avec-jean-delisle-la-recherch.pdf

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