Alex Moisset – Explication de texte C’est avec bonheur que chaque soir, le narr

Alex Moisset – Explication de texte C’est avec bonheur que chaque soir, le narrateur de la Recherche se désaccorde de l’hygiène de vie qui lui a été prescrite et qui serait nécessaire à la méditation, en allant au restaurant de Rivebelle avec son ami Saint-Loup. C’est même un moment qu’il anticipe longuement (anticipation disséminée, par bribes, durant plusieurs pages précédant notre extrait), et qui convoque les thèmes caractéristiques de la création chez Proust : l’ensoleillement est exaltation, désir, pressentiment d’une révélation, lorsque le narrateur, dans sa chambre, devance la soirée à Rivebelle en la prévoyant avec euphorie : « je savais que de la chrysalide de ce crépuscule se préparait à sortir, par une radieuse métamorphose, la lumière éclatante du restaurant de Rivebelle ». Il se dit alors qu’ « il est temps », et va se préparer : la scène est prévue, annoncée avant d’avoir eu lieu. L’arrivée à Rivebelle, donnée à lire par une prolepse, est ainsi préparée, et conçue, à la manière d’un kairos. On peut donc s’attendre, avec le narrateur, à une conversion du « frivole » en littéraire, à une scène de triomphe de l’ « or » sur le « froid » et l’ « obscurité », à un moment d’extase où l’imagination lumineuse bondirait pour l’emporter sur la « réclusion dans une chambre » où la création se trouvait jusqu’alors statique et privée d’images. Énième scène de déception où le réel ne se montrera pas, in fine, à la hauteur de l’idée que le narrateur s’en était fait ? ou bien succès, lucidité de l’anticipation du Je dont l’imagination, excitée par Rivebelle, parvient à en fixer le vertige et les essences ? Parce qu’il est désamorcé d’emblée, le suspense n’est pas un enjeu. La manière, en revanche, dont le narrateur s’empare de la matière que lui fournit Rivebelle en est un. Ce dîner est peut-être, surtout, la scène d’une évolution des « projets » du narrateur qui, loin de les abandonner, en devenant écrivain à tâtons, dans la durée, s’avertit de leur changement à mesure qu’il rencontre le monde et le convertit en « analogies ». Est-ce à dire qu’un succès possible de l’imagination créatrice du narrateur témoigne nécessairement de ses retrouvailles avec le monde, retrouvailles d’un moi accompli avec un monde unifié, sous le signe de la métaphore – ou plutôt, ici, d’un « sectionnement » ambivalent ? Ce n’est pas tant la réussite du projet qui est en question, que son comment, son cheminement et les mutations qu’il imprime au narrateur, faisant de lui un « homme nouveau » qui réfléchit à son apprentissage kairos après kairos. *** « Mais ces jours-là, c’est sans tristesse que j’entendais le vent souffler, je savais qu’il ne signifiait pas l’abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais que, dans la grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au son de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient aisément de l’obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges cautères d’or, et je montais gaiement à côté de Saint-Loup dans le coupé qui nous attendait sous l’averse. » On a dit plus haut que le soleil, l’ensoleillement, appelle la création chez Proust, qu’il s’agit d’un thème-clé de la création. Et pourtant, ici, le soleil est couché, il fait nuit, il vente, et la lumière de Rivebelle est un feu d’artifice. Lumière artificielle, donc, mais lumière quand même, et qui excite un narrateur frivole, traversant, dans cette scène, un des états successifs de sa conscience. Car le monde proustien s’anime conjointement par l’anticipation de la lumière et sous l’action du vent. Le vent, venant toujours de l’ailleurs, est comme le messager d’un autre monde (en l’occurrence, celui de Rivebelle), il amène vivacité et changement. Il est en ce sens compatible avec l’euphorie du narrateur, qui ne l’accueille pas, « ces jours-là » (c’est-à-dire contrairement à d’autres) avec mécontentement : comme le signale la tournure présentative en clivage : « c’est sans tristesse que j’entendais la vent souffler », est mise en exergue l’émotion du narrateur qui est précisément « sans tristesse » – or « sans tristesse » étant, ici, périphrase négative, envers de « avec joie », Proust a jugé plus saillant d’informer le lecteur que le vent n’apporte plus, en l’occurrence, de tristesse, parce que sa perception a changé. Indication, donc, que l’état d’âme du narrateur évolue avec ces dîners. Ce trait de sens, qui interroge la signification du vent, est aussi porté par la structure de la phrase, qui reprend anaphoriquement « je savais » : mais si la première occurrence commande une subordonnée au négatif, la seconde donne lieu à une prédication positive. Le prédicat est donc réorienté, depuis le négatif (ce qui n’est pas, ou plus) vers le positif (ce qui sera, ce qu’il en est déjà). Telle est la valeur du conditionnel, qui exprime ici un futur dans le passé. On pourrait lui donner une valeur proleptique (à savoir, la supposition par un personange non omniscient de ce qui arrivera peut-être) si la Recherche ne parlait pas sans cesse, on le sait, d’une double voix : parole, à la fois, du narrateur apprenant à écrire, et parole du narrateur ayant appris, écrivant. Ce conditionnel pourrait donc être proprement parlé par le narrateur devenu écrivain, disposant d’un point de vue global, qui verrait et comprendrait l’avenir dans le passé, puisqu’il est précisément en train de réaliser le projet qui était, alors, projeté par lui-même. Le conditionnel serait en ce sens le temps qui signale l’écart entre ce qui est et ce qui pourrait être, entre ce qui était et ce qui allait être, etc. signalant le devenir-écrivain du narrateur en train de se faire. Cela dit, et c’est une hypothèse, l’ancrage référentiel par le complément essentiel de temps « ces jours-là » conduit à penser qu’il s’agit bien du narrateur en train d’apprendre qui parle – même si son ton est étonnament certain, assuré, dénué du doute créateur qui souvent le caractérise. Alors, que sait le narrateur ? Il sait deux choses : déjà, ce que signifie le vent, en tant qu’il sait ce que le vent n’est plus, et puis ce qui l’attend à Rivebelle. Le vent est ainsi une médiation synonyme de nouveauté, de ce que Jean-Pierre Richard appelle un « besoin de l’en-dehors ». Médiation qui relie le lointain au proche, le vent accompagne ainsi le narrateur à son départ pour Rivebelle parce que son flux aérien met en communication l’espace intérieur avec la vivacité de l’extérieur. Et sa perception n’est euphorique que parce que le narrateur, changeant, accepte de se laisser traverser et investir par le changement. Sachant tout cela, le narrateur part « gaiement ». Il part « gaiement » parce que sa posture savante relève d’un plaisir anticipateur topique dans la Recherche. Euphorique mais lucide, il est en attente et en attention, prêt à saisir un kairos, à saisir l’opportunité d’être saisi. Se tenir prêt à prendre en garde le réel qui se donne parfois exceptionnellement en éveillant l’imagination : voilà, en prolepse, le fonctionnement de l’évolution de l’évolution créatrice proustienne prêt à surgir. La réorientation du prédicat mentionnée plus haut prend alors deux sens liminaires : non seulement l’abandon par le narrateur d’une certaine façon de vivre reclus dans sa chambre, mais surtout la réorientation de ses projets – réorientation qui n’est pas abandon, mais reconduction selon une autre voie. Ainsi, la valeur d’écart du conditionnel global serait niée par la médiation rapprochante symbolisée par le vent, par l’arrivée à Rivebelle : le narrateur n’est pas à l’écart de « ses projets », il coincide avec eux. « Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je prétendais, j’étais fait pour goûter surtout les plaisirs de l’intelligence, m’avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard une espérance que décevait chaque jour l’ennui que j’éprouvais à me mettre devant une table, à commencer une étude critique ou un roman. » Le récit est brouillé, plongé, si ce n’est noyé dans la durée, et étiré à l’infini par l’omniprésence de l’imparfait au début du passage. Cela dit, l’interruption du récit du départ vers Rivebelle se fait sentir par l’intervention du plus que parfait, régression temporelle, digression aussi, qui distingue deux niveaux dans la narration : [1] récit du dîner à Rivebelle ; [2] digression réflexive le temps du trajet vers Rivebelle. Réflexivité, donc, parce que le narrateur en apprentissage, en train de devenir écrivain, commence à adopter un point de vue global, mais seulement sur ce qu’il a accompli jusqu’ici. C’est la valeur d’accompli du plus-que-parfait, forme composée. Mais son point de vue global demeure restreint car il finit par se noyer dans une « espérance » infiniment incertaine, avec le retour de l’imparfait sécant, « que décevait chaque jour l’ennui […] ». L’imparfait est une façon de signaler que cette espérance n’est pas maîtrisée, que la déception est pour le moment sans fin, que le narrateur au point de uploads/Litterature/ a-l-x27-ombre-des-jeunes-filles-en-fleur-extrait-1-commentaire.pdf

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