13/05/2022 18:08 Événement de lecture et reconfiguration des œuvres (Les colloq

13/05/2022 18:08 Événement de lecture et reconfiguration des œuvres (Les colloques / Fabula) https://www.fabula.org/colloques/document1922.php# 1/10 [À] la fin de mon séjour [à Paris], en me dirigeant vers la Gare de Lyon pour retourner en Italie, j’ai acheté chez un bouquiniste une plaquette d’un auteur qui m’était totalement inconnu : Fernando Pessoa. Cette plaquette était la traduction française de Tabacaria (Bureau de tabac), que Pessoa avait signé sous le nom d’un de ses hétéronymes, Alvaro de Campos. […] J’ai lu ce poème pendant le voyage de retour en Italie, et ce fut une découverte d’une telle force que je décidai aussitôt d’apprendre le portugais. Antonio Tabucchi, La Confédération d’âmes : entretien avec Tiziana Colusso [1994], Paris, La République des Lettres, 2012, n. p. 1La notion d’événement est fréquemment employée par les historiens de la littérature et par les critiques littéraires [1]. Elle sert aussi bien à désigner des faits marquants qui jalonnent l’histoire littéraire – de la publication d’une œuvre qui fait date à la première représentation tumultueuse d’une pièce de théâtre, en passant par l’irruption dans le champ littéraire d’une écriture novatrice – qu’à mettre en valeur des circonstances pourtant moins exceptionnelles de la vie littéraire : la presse parle communément de « livre événement » pour évoquer un best- seller ou, chaque mois de septembre, des « événements littéraires de la rentrée ». À côté de son emploi historique, stylistique et journalistique, je propose d’utiliser cette notion, sous le vocable d’événement de lecture, pour définir ce qui arrive, ce qui survient – au sens étymologique du verbe latin impersonnel evenit – au cours d’une lecture et, au-delà, ce qui fait événement dans la vie d’un lecteur. Certes, la frontière entre événement littéraire, événement d’écriture et événement de lecture est loin d’être étanche : le retentissement subjectif d’une lecture peut être dû à l’effet d’une subversion stylistique qui, au bout du compte, fait date dans l’histoire de la littérature. La publication du Accueil> Colloques> Auteurs, œuvres, périodes > L’héritage littéraire de Paul Ricœur | L’héritage littéraire de Paul Ricœur | 2013 Gérard Langlade (Université Toulouse 2 - Le Mirail) Événement de lecture et reconfiguration des œuvres 13/05/2022 18:08 Événement de lecture et reconfiguration des œuvres (Les colloques / Fabula) https://www.fabula.org/colloques/document1922.php# 2/10 Voyage au bout de la nuit constitue par exemple un événement qui renvoie bien évidemment à la triple acception du terme, puisqu’il témoigne à la fois du bouleversement partagé de lecteurs et d’une rupture poétique qui sert de repère historique dans les histoires littéraires. Il n’en reste pas moins que la notion d’événement de lecture me paraît utile pour analyser spécifiquement l’expérience subjective de la littérature, c’est-à-dire, tout particulièrement, les retentissements personnels, souvent intimes, de la rencontre d’un lecteur avec une œuvre ou avec un élément, parfois infime, d’une œuvre. L’événement de lecture dessine alors, pour reprendre les termes de Jean Bellemin-Noël, « une version de l’œuvre à mon usage, avec les creux de ce qui ne me parle guère et les bosses de ce qui me fait rêver longuement, parfois selon un ordre qui n’a que peu à voir avec la suite de l’intrigue explicite. Une version où quelques détails (prétendus détails) comptent plus que les grands axes et que les gros traits [2]. »Lorsque dansChez Borges [3], véritable biographie d’un lecteur, Alberto Manguel évoque le quotidien des lectures qu’il faisait, adolescent, à l’écrivain aveugle, il s’intéresse avant tout, plus qu’aux grandes conceptions littéraires du maître, aux émotions simples, aux réactions spontanées et aux touchantes manies de lecteur de ce dernier. Ainsi note-t-il par exemple : « C’était un lecteur qui se fiait à la chance et trouvait son bonheur, en certaines occasions, dans des résumés de scénarios et des articles d’encyclopédies […]. Sa bibliothèque (qui comme celle de tout lecteur était aussi son autobiographie) reflétait sa confiance dans le hasard et dans les lois de l’anarchie [4]. » Il existe bien entendu des événements de lecture qui concernent l’ensemble d’une communauté de lecteurs, comme lorsque toute une génération reconnaît sa sensibilité ou sa vision du monde dans une œuvre. Citons par exemple l’événement de lecture produit par l’engouement collectif pour des œuvres comme La Nouvelle Héloïse ou Les Souffrances du jeune Werther. Mais ils me paraissent en fait relever davantage de l’événement historique, dans la mesure où ils méritent d’être appréhendés à travers l’histoire des idées, de la sensibilité ou de l’idéologie qui caractérisent la réception littéraire propre à une époque. L’événement de lecture tel que je l’entends renvoie plutôt, de façon délibérément restrictive, à l’histoire personnelle du sujet-lecteur, même si, bien entendu, cette histoire singulière est pour une bonne part solidaire d’une histoire collective. Ainsi, dans la trilogie narrative qui constitue son autobiographie de lecteur [5], Michel Tremblay s’attache-t-il davantage à mettre en scène les circonstances et la portée personnelles des événements de lecture qui ont marqué son enfance et son adolescence – de la conscience de son homosexualité à l’émergence de sa vocation d’écrivain en passant par sa fascination pour le théâtre – qu’à dresser un tableau fidèle de la réception littéraire au Québec dans les années cinquante ou qu’à analyser objectivement la valeur des œuvres lues. Il note, par exemple, après avoir terminé la lecture d’Agamemnon : « [J]’eus l’impression d’être devenu quelqu’un d’autre, d’avoir grandi, évolué en quelques heures, d’avoir entrevu des possibilités qui me concernaient personnellement et qui transformaient ma vie d’une façon définitive [6]. » 2Dans la profusion éditoriale actuelle des journaux, mémoires et autres autobiographies de lecteurs [7], qui fournit de nombreux exemples d’événements de lecture où ces derniers constituent le cœur même de ce type d’ouvrages, j’ai choisi de privilégier le corpus constitué par les œuvres autobiographiques de Georges-Arthur Goldschmidt (bien connu notamment pour ses traductions de Kafka et de Peter Handke), La Traversée des fleuves : autobiographie [8], Le Poing dans la bouche : un parcours [9] et Le Recours : récit [10]. Outre qu’elles me paraissent particulièrement significatives de la nature et du statut de l’événement de lecture, ces œuvres offrent l’intérêt de raconter plusieurs fois et de façons parfois sensiblement différentes les mêmes événements de lecture. J’ai bien conscience, cependant, que la nature même de ce corpus conduit à un rétrécissement du champ de l’analyse. Il sera donc question ici d’appréhender les caractéristiques de l’événement de lecture telles que les récits autobiographiques de Georges-Arthur Goldschmidt les mettent en scène, sans prétendre à une généralisation du concept et encore moins à une exhaustivité dans son étude. 3Précisons qu’en parlant d’événement de lecture, j’ai parfaitement conscience d’utiliser le concept d’événement sinon totalement à contre- emploi, du moins en décalage par rapport à celui d’événement historique tel qu’il apparaît dans l’œuvre de Ricœur, en particulier dans Temps 13/05/2022 18:08 Événement de lecture et reconfiguration des œuvres (Les colloques / Fabula) https://www.fabula.org/colloques/document1922.php# 3/10 et récit. Passer de l’événement historique à l’événement de lecture conduit à un triple déplacement. Tout d’abord, l’événement concerné n’est pas exactement de même nature : alors que Ricœur parle d’événements se rapportant à des faits historiques, dont il s’attache certes à mettre en doute la réalité objective, mais qui se laissent cependant appréhender à travers des traces effectives, il sera question ici d’événements suscités par la lecture d’œuvres littéraires qui ne subsistent dans la mémoire du lecteur que de manière plus ou moins fugace et évanescente. Par ailleurs, avec l’événement de lecture, on passe du champ de la philosophie de l’histoire à celui de la réception des œuvres littéraires, déplacement qui peut apparaître d’autant plus incongru que, lorsque Ricœur s’intéresse à la phénoménologie de la lecture dans la section « Poétique du récit » de Temps et récit, il n’emploie précisément pas ce concept d’événement. Enfin, dans l’approche restreinte qui est la mienne, l’événement de lecture n’a pas nécessairement, comme l’événement historique, de portée collective : il se cantonne souvent à l’expérience individuelle et à l’histoire personnelle de lecteurs singuliers. Ce braconnage conceptuel se justifie malgré tout parce qu’à mes yeux le concept d’événement, dans son acception ricœurienne, aide à problématiser les rapports entre une œuvre littéraire et un sujet-lecteur tels qu’ils se manifestent à travers l’expérience de lecture littéraire. D’une part, il pose la question de la relation entre les origines subjectives souvent lointaines et obscures de l’événement – même si l’analyse rétrospective permet souvent de clarifier ces origines – et le moment de son irruption en tant que tel dans l’activité lectorale : l’événement – qu’il soit historique ou de lecture – existe-t-il en dehors de la sollicitation d’un présent qui, de fait, le construit ? D’autre part, ce concept interroge la nature même de ce qui fait événement : l’événement de lecture n’est-il pas entièrement compris dans sa narration, dans sa mise en récit ? En ce sens, l’événement de lecture ne participe-t-il pas de l’identité narrative du lecteur ? 4Ma référence à Ricœur ne sera donc pas une exégèse du concept d’événement ni une application pure et simple de ce dernier aux études littéraires, mais un adossement théorique, à la manière du travail effectué par Micheline Cambron sur les récits de Michel uploads/Litterature/ artigo-langlade-evenement-de-lecture-et-reconfiguration-des-oeuvres-les-colloques-fabula.pdf

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