Littérature et identité postcoloniales kanak : lire, écrire et agir avec Fanon

Littérature et identité postcoloniales kanak : lire, écrire et agir avec Fanon (1969-1973). Eddy Banaré Je remercie Jean-Paul Caillard pour m’avoir donné accès à ses archives personnelles et Nidoish Naisseline pour les précisions apportées. Photo 1 : La dernière couverture de Réveil Kanak en 1973. Depuis, l’orthographe a changé. Il est sous-titré par une maxime fanonienne : « Le colonialisme s’est imposé par la violence militaire et ne peut être abattu que par une violence plus grande » (Fanon 2001, p. 61) ; « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence » (ibid.), Archives du Centre culturel Jean-Marie Tjibaou. On peut affirmer, avec Achille Mbembe, que « l’Europe ne constitue plus le centre de gravité du monde » (Mbembe 2013, p. 9). Sur le strict plan de la pensée et des idées, on sait également que ce basculement ou pire, cet effondrement, s’est opéré avec la publication et la diffusion, dans les années 1950-60, de textes issus de l’espace afro-antillais francophone qui ont parfois accompagné les décolonisations du continent africain. On peut citer le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (2000) et surtout Peau noire, masques blancs (1952) et Les damnés de la terre (1961) de Frantz Fanon. Dans son premier livre, Fanon présente, d’un point de vue quasi clinique, les effets du racisme et de l’aliénation sur les Antillais. Dernier texte publié par Fanon en 1961, Les damnés de la terre , est nourri de l’expérience algérienne de Fanon, qui analyse les effets psychologiques de la répression policière et de l’organisation de l’espace en contexte colonial. Interdit à sa sortie pour « atteinte à la sûreté de l’État » (Mbembe 2012), il circule de manière clandestine. Lorsque l’on rappelle l’influence mondiale de la pensée de l’Antillais Frantz Fanon sur les mouvements de décolonisation, on n’inclut, le plus souvent, que les Amériques et l’Afrique francophone ; il faudrait réexaminer la réception de la pensée de Fanon en analysant les textes (discours, essais politiques et œuvres littéraires) issus de différents espaces : lorsque l’on parle de décolonisation, l’histoire politique récente de la Nouvelle-Calédonie suggère en effet qu’il faut y interroger la circulation des idées anticoloniales, les intertextualités et la création des espaces littéraires (voir Mokaddem 2007). La Nouvelle-Calédonie est devenue une donnée complexe de l’espace politique français à partir des années 1980, période dite des Événements, où le monde découvrait que les Kanak1 réclamaient l’égalité et reprochaient à la France de maintenir ses pratiques coloniales ; Marie Salaün observe que « l’histoire coloniale n’est pas une histoire linéaire qui s’arrête avec l’accession d’un territoire à l’indépendance ou l’accession d’individus anciennement sujets au statut de citoyens égaux en droits avec les autres nationaux » (Salaün 2013, p. 9). Ainsi, la colonisation gagne plus à être saisie en termes d’assignations identitaires, de perpétuations de pratiques et de discours. De 1984 à 1988, l’archipel devait connaître une véritable atmosphère de guerre civile où la violence des rivalités héritées de la colonisation semblait atteindre son paroxysme. La période devait s’achever par un double épilogue tragique : l’assaut de la grotte d’Ouvéa en 1988 et l’assassinat du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou2 en 1989. Mais la signature des Accords de Matignon en 1988 et celle de l’Accord de Nouméa en 1998 engagent la Nouvelle-Calédonie à relever un immense défi de paix et de vivre-ensemble. L’apparente soudaineté des « Événements » a eu tendance à occulter les fondements du discours politique kanak. Nous nous concentrerons ici sur la portée d’une séquence politique de la Nouvelle-Calédonie3 : celle du retour au pays de la première génération d’étudiants kanak à la fin des années 1960 (Chappell 2003). Nous nous intéresserons particulièrement aux articles que Nidoish Naisseline4 publie en France dans les revues étudiantes. Naisseline compte en effet parmi les premiers Kanak formés dans les universités françaises : scolarisé en France à partir de 1962, il entame une formation en droit avant d’obtenir une maîtrise de sociologie en 1972. Mais il faut d’abord expliquer un des mythes fondateurs à l’origine de l’expression littéraire et politique néo-calédonienne apparue dans la seconde moitié du 19 e siècle et qui dominait alors : celui du pionnier, véritable agent civilisateur, exemplaire par sa bravoure. La colonisation avait été le prétexte d’une littérature de conquête où les fonctionnaires coloniaux pouvaient exprimer leur patriotisme et la fierté de participer à la construction de l’Empire. Il est d’ailleurs encore pertinent de distinguer une littérature kanak d’une littérature calédonienne : la littérature kanak trouve, sur fond de revendication identitaire, ses sources d’inspiration dans le patrimoine oral kanak (chants, contes, proverbes, etc.) et un vécu de la vie en tribu, du clan, ou de la coutume ; la littérature calédonienne, quant à elle, les trouve dans une réflexion souvent portée sur l’altérité et les pesanteurs coloniales. Cependant, récemment, différentes pratiques d’écritures (Gorodé et Kurtovitch 1999) et politiques éditoriales locales 5 semblent témoigner de la création d’un nouvel espace scripturaire à travers l’appropriation de thèmes communs (Gope et Kurtovitch 2003) comme la vie urbaine de Nouméa : une volonté de constituer une littérature identifiable se manifeste, par exemple, à travers la création de l’Association des écrivains de la Nouvelle-Calédonie ( AENC ) en 1996, soit deux ans avant la signature de l’Accord de Nouméa. L’enjeu est de créer un lieu d’échange entre les auteurs, de mettre en lumière l’unité-diversité des champs littéraires de l’archipel et de rompre ainsi avec l’image donnée pendant les Événements. Récits de voyage ou chroniques coloniales, la littérature néo-calédonienne est née, du moins dans sa composante européenne, de ce qu’Édouard Glissant décrit comme : Un lancinant besoin de s’affirmer “civilisé”, c’est-à-dire ancien, patent, stable, et le souci de légitimer non seulement un droit à sa terre (un réenracinement) mais aussi un privilège de mener le monde, privilège réservé aux aventureux qui ont réussi et qui par conséquent détiennent vertu et recette. (Glissant 1969, p. 174) L’apparition de la littérature kanak, à partir des années 1980, sera le signe d’une véritable métamorphose. Ses auteurs (dont les noms demeuraient généralement anonymes) venaient alors contredire ce que Laurent Dubreuil nomme la « phrase de possession » par la reformulation de l’identité kanak, dans la mesure où celle-ci a dû d’abord être créée avec/contre la présence coloniale. Cette « phrase de possession » est, en effet, « le constructible agglomérat langagier qui enserre et exprime l’aventure coloniale » (Dubreuil 2008, p. 185), c’est-à-dire qu’elle a imposé un grand récit avec des rôles et des assignations identitaires qui ont présidé à la construction d’une société profondément inégalitaire. D’ailleurs, à la question « peut-on parler d’un peuple kanak ? », Jean-Marie Tjibaou apportait, en 1981, une réponse qui suggère la nature et l’urgence des quêtes identitaires : le « peuple kanak » est, disait-il, « une notion née de la lutte de la colonisation, de l’adversité. C’est une réaction collective, une réalité qui s’organise » (Tjibaou 1996, p. 97). Cependant, c’est d’abord par l’action politique que s’est constitué le champ littéraire kanak, en particulier avec la prise de parole de personnalités comme Nidoish Naisseline. Cette première prise de parole a pour origine une lecture singulière de Fanon à partir de la seconde moitié des années 1960. Les trois articles que Naisseline rédige de 1966 à 1970, permettent, à travers la forme des références, de suivre l’évolution d’une lecture de Fanon. Surtout, ces articles participent activement au processus de redéfinition identitaire mentionné plus haut et permettent de voir comment cette lecture a pu contribuer à la fois à l’affirmation politique des Kanak et à leur appropriation de l’expression littéraire. La notion « d’horizon d’attente social » définie par Jauss comme « la disposition d’esprit ou le code esthétique des lecteurs qui conditionne la réception » (Jauss 1990, p. 290) nous permet de formuler des interrogations structurantes : comment lit-on en situation coloniale ? Quels rapports établit-on avec les idées qui y circulent ? On peut dire que Naisseline a rapidement fait sienne la volonté de Fanon de décoder et défaire les modes de domination. Nous interrogerons ici l’appropriation des idées de Fanon dans le milieu étudiant français des années 1969-1970 en nous posant la question : que signifie parler de colonisation plus d’une décennie après les débuts des décolonisations africaines et du point de vue kanak ? Il s’agira ainsi de reconstituer le paysage intellectuel dans lequel les thèses de Fanon ont été reçues. La deuxième partie de cet article reviendra sur le contexte du retour de Nidoish Naisseline et de sa contribution à la fondation du militantisme politique kanak par une confrontation des idées de Fanon au réel néo-calédonien. Enfin, il s’agira d’interpréter la place de Fanon dans une maturation et une mise en pratique de l’action politique menée par Naisseline et les Foulards Rouges. Si, comme Marielle Macé, on considère que « […] les livres offrent à notre perception, à notre attention et à nos capacités d’action des configurations singulières qui sont autant de “pistes” à uploads/Litterature/ litterature-et-identite-postcoloniales-kanak-lire-ecrire-et-agir-avec-fanon-1969-1973.pdf

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