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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1973 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 23 oct. 2021 14:29 Études françaises La « sagesse » de Montaigne : une poétique Jeanne Demers Volume 9, numéro 4, novembre 1973 URI : https://id.erudit.org/iderudit/036556ar DOI : https://doi.org/10.7202/036556ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Demers, J. (1973). La « sagesse » de Montaigne : une poétique. Études françaises, 9(4), 303–321. https://doi.org/10.7202/036556ar La «sagesse» de Montaigne: une poétique Dans son beau livre intitulé l'Être et la connaissance selon Montaigne, Michaël Baraz écrit : « ... ce qui, après la lecture des Essais, persiste dans l'âme bien plus inten- sément que les opinions et les images dont on a été frappé, c'est une musique intérieure extraordinairement sereine x ». On n'a, me semble-t-il, jamais si bien parlé des Essais. Et il suffit d'en relire presque au hasard certains passa- ges pour se convaincre de la justesse du commentaire. Choisissons toutefois et voyons à titre d'exemple ces quel- ques lignes qui se trouvent au chapitre « De l'inconstance de nos actions » : Nostre façon ordinaire, c'est d'aller après les inclinations de nostre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'à l'instant que nous le voulons, et changeons, comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas; ce n'est que branle et inconstance [...]. Nous n'allons pas, on nous emporte, comme les choses qui flot- tent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l'eau est ireuse ou bonasse [...]. 1. Paris, José Corti, 1968, p. 19. 304 Études françaises IX, 4 Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs aveeques les mouvements du temps [...]. Nous flottons entre-divers advis ; nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment 2. Ces quelques autres encore, au chapitre « Du repentir » : Le monde n'est qu'une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyra- mides d'iEgypte, et du branle public et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object. Il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce point, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage : non un passage d'aage en autre, ou, comme diet le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accomoder mon histoire à l'heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention 3. « ... ce qui [...] persiste dans l'âme [...] c'est une mu- sique intérieure extraordinairement sereine ». Comment mieux dire? Comment mieux décrire l'expérience de celui qui « pratique » vraiment les Essais? Mais à quoi tient cette « musique [...] extraordinairement sereine » qui sur- passe « opinions » et « images » ? Est-il possible de la cer- ner? Peut-on espérer la définir? Suffit-il pour l'expliquer de la rattacher — le mot « sereine » ne nous y invite-t-il pas? — à ce qu'il est coutumier de nommer, de façon un peu simpliste d'ailleurs, la « sagesse » de Montaigne? Et de quelle sorte de « sagesse » s'agirait-il ? Œuvre ouverte avant la lettre et par excellence, les Essais ont en effet donné lieu à bien des interprétations. Ainsi, s'agirait-il de cette sagesse exemplaire que privilégient, le plus sou- vent aux dépens du texte, la plupart des lectures éthiques ? Sagesse normative à la conquête de laquelle le lecteur doit tendre, par delà l'œuvre qui n'en est que le reflet souriant, pour apprendre à vivre sa propre vie. Quoiqu'elle reçoive de Montaigne lui-même ses lettres de créance — rappelons seu- 2. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, liv. II, chap, il, p. 316-317. Toutes les références aux Essais proviendront de cette édition établie par Albert Thibaudet et Maurice Eat. 3. Liv. Ill, chap, n, p. 782. La « sagesse » de Montaigne : une poétique 305 lement le « Voicy mes leçons. Celuy-là y a mieux proffité, qui les fait, que qui les scait4 ». — cette sagesse, restric- tive, me paraît se situer trop en dehors des Essais pour être impliquée ici. Elle en constitue à la rigueur les « opi- nions », non la « musique ». S'agirait-il alors de la « sagesse-harmonie avec la na- ture » que proposent, avec l'avantage indiscutable de tenir compte du tissu textuel, certaines lectures littéraires ou esthétiques des Essais? Ceux-ci reproduiraient le monde par un mimétisme heureux et pour le profit de leur lecteur qui, s'y reconnaissant, y adhérerait dans une sorte d'en- gagement poétique. Mais ne voilà-t-il pas, pour solliciter légèrement le mot de Michael Baraz — comment faire autrement puisqu'il donne volontiers lui-même dans ce dernier type de lecture 6 — les « images » des Essais? Et si l'on pouvait démontrer que la « sagesse » de Montaigne, dépassant cette simple adhésion à la nature, est une véri- table poétique dans tous les sens du terme ? N 'aurions-nous pas là l'explication — tout au moins un début d'explication — de cette « musique intérieure extraordinairement se- reine » qui persiste si intensément dans l'âme, après la lecture des Essais? « VIVEE À PROPOS » Aux toutes dernières pages des Essais, soit au chapi- tre xm du livre III, chapitre intitulé « De l'expérience », on peut lire ceci : Nous sommes de grands fols : « II a passé sa vie en oisiveté, disons-nous; je n'ay rien faiet d'aujourd'huy. — Quoy, avez vous pas vescu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. — Si on m'eust mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je sçavois faire. — Avez vous sceu méditer et manier vostre vie ? vous avez f aict la plus grande besoigne de toutes. » Pour se montrer et exploicter, nature n'a que faire de fortune, elle se montre 4. Liv. I, chap xxvi, p. 167. 5. Cf. l'ouvrage cité. Egalement « Le sentiment de l'unité cos- mique chez Montaigne », article paru dans les Cahiers de VAssociation internationale des études françaises, n © 14,1962, p. 211-224. 306 Études françaises IX, 4 egallement en tous estages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos meurs est nostre office, non pas composer des livres, et gaigner, non pas des batailles et provinces, mais Vordre et tranquillité à nostre conduite. Nostre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos6. Ne dirait-on pas une palinodie ? « Composer nos meurs est nostre office, non pas composer des livres » ! Et « Nostre grand et glorieux chef-d'oeuvre, c 'est vivre à propos » ! Est-ce bien l'auteur des Essais qui s'exprime ainsi, lui qui en est déjà à son troisième livre et à la cinquième édition de l'ensemble? Lui qui, au moment même où il écrit ces lignes, se prépare à retoucher le tout en vue d'une sixième édition? Mais ne sautons pas trop vite aux conclusions... Voyons plutôt un autre passage significatif, de la première époque celui-là, puisqu'il est tiré du livre I, et de la mouture initiale encore : C'est assez vescu pour autruy, vivons pour nous au moins ce bout de vie. Eamenons à nous et à nostre aise nos pensées et nos intentions. Ce n'est pas une legiere partie que de faire seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler d'autres entreprises. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, préparons nous y; plions bagage; pre- nons de bonne heure congé de la compaignie; despetrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloignent de nous. Il faut desnoùer ces obligations si fortes, et meshuy aymer ce-cy et cela, mais n'espouser rien que soy. C'est à dire : le reste soit à nous, mais non pas joint et colé en façon qu'on ne puisse desprendre sans nous escorcher et arracher ensemble quelque pièce du nostre. La plus grande chose du monde, c'est de sçavoir estre à soy ?. Aucune contradiction entre ces deux passages, pourtant si éloignés l'un de l'autre, dans le temps et dans l'oeuvre, aucune contradiction si ce n 'est l'existence même des Essais. Quelle place en effet leur est réservée dans cette retraite uploads/Litterature/ sagesse-montaigne-lu.pdf
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- Publié le Dec 06, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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