Gesnerus 69 (2012) 207 Gesnerus 69/2 (2012) 207–246 Les propriétés des remèdes
Gesnerus 69 (2012) 207 Gesnerus 69/2 (2012) 207–246 Les propriétés des remèdes simples selon Avicenne (980–1037): analyse de quelques passages du Canon* Sylvie Ayari-Lassueur Summary Avicenna spoke on pharmacology in several works, and this article con siders his discussions in the Canon, a vast synthesis of the greco-arabian medicine of his time. More precisely, it focuses on book II, which treats simple medi- cines. This text makes evident that the Persian physician’s central preoccu- pation was the efficacy of the treatment, since it concentrates on the pro p- erties of medicines. In this context, the article examines their different classifications and related topics, such as the notion of temperament, central to Avicenna’s thought, and the concrete effects medicines have on the body. Yet, these theoretical notions only have sense in practical application. For Avicenna, medicine is both a theoretical and a practical science. For this reason, the second book of the Canon ends with an imposing pharmacopoeia, where the properties described theoretically at the beginning of the book appear in the list of simple medicines, so that the physician can select them according to the intended treatment’s goals. The article analyzes a plant from this pharmacopoeia as an example of this practical application, making evident the logic Avicenna uses in detailing the different properties of each simple medicine. Keywords: Avicenna, Greco-arabian medicine, Canon, pharmacology, simple medicines, temperament * Cet article reprend certains éléments de mon mémoire de Licence sur la pharmacologie dans le Canon d’Avicenne, soutenu à la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg (CH) sous la direction du Professeur Hans-Joachim Schmidt en 2010. Je remercie également William Duba, du département de philosophie médiévale de l’Université de Fribourg, pour avoir révisé le résumé en anglais. – Les personnes souhaitant les citations en langue arabe peuvent les demander directement à l’auteur par mail à l’adresse: avicenna-ali@hotmail.com. Sylvie Ayari-Lassueur, Marsens (CH), avicenna-ali@hotmail.com 208 Gesnerus 69 (2012) Résumé Avicenne a parlé de pharmacologie dans plusieurs de ses ouvrages. Dans cet article, il est question du Canon, vaste synthèse de la médecine gréco-arabe de son époque. Plus précisément, nous tentons une approche du second livre du Canon qui parle des médicaments simples. En étudiant ce texte, il appa- raît clairement que l’efficacité du traitement se trouve au centre des pré- occupations du médecin persan, puisque son contenu est axé autour des propriétés des remèdes. Nous analysons ici leurs diverses catégories, en abor- dant quelques thèmes liés à ce domaine, comme la notion de tempérament, capitale pour Avicenne, ou comme le processus permettant d’expliquer l’effet concret des remèdes sur le corps. Cependant, tous ces concepts théo- riques ne trouvent de sens que s’ils débouchent sur une application concrète. Pour Avicenne, la médecine est une science théorique et pratique. Pour cette raison, le second livre du Canon se termine sur une imposante pharmacopée, où les propriétés décrites de manière théorique au début de celui-ci se retrouvent exposées dans la liste des simples, afin que le médecin puisse les sélectionner en fonction du but du traitement qu’il doit instaurer. Nous donnons donc un exemple de cette application pratique en analysant une plante tirée de cette pharmacopée, où nous mettrons en évidence avec quelle logique Avicenne a exposé les diverses propriétés pour chaque simple. Introduction Le personnage d’Avicenne (980–1037) a marqué l’histoire de la médecine et de la philosophie. Il a laissé une œuvre immense à la postérité, dont seule une partie est actuellement étudiée. En effet, le Traité de la guérison (Kitâb ash-Shifâ’)1 a souvent été analysé, bien que partiellement édité, tandis que le Canon de médecine (al-Qânûn fî at .-t .ibbi) attend toujours de patients chercheurs intéressés à décrypter son contenu, alors qu’il a été intégralement imprimé depuis la Renaissance.2 Pourquoi le Canon de médecine a-t-il été ainsi laissé de côté? La raison la plus évidente provient de la difficulté de compréhension de son contenu: «Nous ferons une (…) remarque à propos de l’écriture du Qânûn fî at .-t .ibbi (…). Une lecture profonde de ce texte 1 Nous remercions Anke von Kuegelgen, directrice de l’Institut d’Islamologie à Berne, et Michèle Steiner de l’Institut d’histoire médiévale à l’Université de Fribourg, pour leurs conseils sur la transcription de l’arabe. 2 Afnan 1958, 201. Gesnerus 69 (2012) 209 suppose, en effet, la maîtrise d’un tel ensemble de présupposés philo - sophiques et métaphysiques, que l’écriture médicale d’Ibn Sînâ relève bien souvent d’un code à l’usage des initiés.»3 Dans ce travail, nous tentons d’aborder un sujet développé dans le Canon de médecine, celui des médi- caments simples. Avicenne a traité de ce thème dans le livre II de sa somme médicale. Aucune version en langue occidentale moderne n’existant du Canon de médecine, il a fallu commencer par traduire partiellement ce second livre.4 Rendre un tel texte en français pose de nombreux problèmes. L’une des difficultés majeures provient du changement de la conception globale de la médecine et de la pharmacologie dans les temps modernes, changement qui rend la lecture de ces anciens ouvrages bien ardue, car il faut constamment faire l’effort de se remettre dans un autre cadre conceptuel scientifique, celui de la médecine humorale héritée des Grecs. En 750, une nouvelle dynastie commença de régner sur l’empire musul- man, celle des Abbassides. Suite à la fondation de Bagdad en 762, les califes attirèrent à leur cour de nombreux savants afin d’y développer une culture arabe et musulmane. C’est dans ce contexte que démarra l’entreprise de traduction des savants grecs par le calife al-Ma’mûn (813–833).5 Les traités médicaux de Galien et la Materia medica de Dioscoride faisaient partie des ouvrages traduits en arabe à cette période.6 Ainsi, les livres de ces deux illustres savants grecs parvinrent à la connaissance des médecins musulmans, dont Avicenne, qui les mentionna souvent dans son Canon de médecine. Etant donné la grande influence qu’exerça Galien sur le médecin persan et sur sa somme médicale, nous commencerons par évoquer quelques points importants provenant de la pharmacologie grecque. Nous présenterons à la 3 Sanagustin 1994, 401. 4 Nous avons traduit les passages concernés d’arabe en français en collaboration avec Emma- nuel Nâshef, étudiant en théologie d’origine libanaise, que nous remercions pour son dévoue- ment et sa patience. Le Canon arabe utilisé pour ce travail est le suivant: Ibn Sînâ 1877, vol. 1–3. Pour comparer la version latine au texte arabe, nous avons recouru à l’édition suivante: Avicenna 1971 (reprint de 1527). Le texte latin du Canon de cette édition fut révisé par Andrea Alpago (1450–1522). Ce dernier naquit vers 1450 à Belluno dans une famille noble et étudia ensuite à l’Université de Padoue: Vercellin 1991, 33. Il résida longtemps au Moyen- Orient comme médecin attaché à la République de Venise. Il prépara une version latine amé- liorée du Canon sur la base du texte de Gérard de Crémone et l’accompagna d’un glossaire des termes arabes: Siraisi 1987, 133–134. Alpago avait en effet appris l’arabe en Orient. Nous ne savons pas grand-chose sur son séjour dans cette région: Vercellin 1991, 33 et 46. Une nouvelle publication du Canon d’Avicenne vient de paraître en 2009 chez Georg Olms Verlag à Hildesheim d’après l’édition de 1507. Nous avons préféré celle de 1971 qui reproduit celle de 1527, car cette version du Canon comprend la première édition du texte révisé par Alpago. Il faut rappeler que ce même texte révisé servit ensuite de base à quasi toutes les éditions latines postérieures de cette œuvre d’Avicenne: Siraisi 1987, 133–134. 5 Micheau 1996, 48. 6 Jacquart/Micheau 1996, 36–44. 210 Gesnerus 69 (2012) fin du premier chapitre le thème central de cet article et les questions trai- tées dans l’analyse du second livre du Canon. Problèmes posés par les théories pharmacologiques galéniques au Moyen-Age Les propriétés primaires des remèdes Le système de la pharmacologie grecque se base sur une conception de la matière héritée des philosophes présocratiques. Tout corps est constitué d’un mélange des 4 éléments (feu, air, terre, eau) en proportion déterminée, le tempérament. Dans le corps humain, les 4 éléments se retrouvent partout, notamment dans les humeurs, lesquelles jouent un rôle primordial dans le maintien de la santé, puisque leur déséquilibre cause l’apparition de troubles. En outre, les diverses maladies portent la marque des qualités élémentaires, le chaud, le froid, le sec et l’humide. Le principe de la thérapie par les contraires provenant du Corpus hippocratique implique par exemple que pour traiter une pathologie répertoriée comme froide, il faut recourir à un remède au tempérament chaud de même intensité que le mal. Galien se réfère à ces principes généraux dans sa conception de la médecine et de la pharmacologie.7 Il désigne par le terme de «propriétés primaires» les quali- tés élémentaires appliquées aux médicaments.8 Ainsi, un remède où le feu prédomine possède les qualités de cet élément. Plus précisément, les pro- priétés primaires de ce même remède reprennent la dénomination des 7 Mac Vaugh 1975, tome 2, 4–5. Concernant le principe de la thérapie par les contraires, il convient de préciser que cette théorie n’a pas toujours prédominé de manière absolue dans la médecine antique. En effet, suivant les courants uploads/Litterature/ avicenne-medecine.pdf
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- Publié le Mar 16, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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