1 Les mathématiques dans le Timée de Platon : le point de vue d'un historien de

1 Les mathématiques dans le Timée de Platon : le point de vue d'un historien des sciences1 « Peut-être mon lecteur manquera-t-il d'arguments contre la doctrine de Platon : je peux lui en fournir bon nombre … Construits à l'image des êtres réels, ils [les paradigmes] répètent les mêmes anomalies qu'ils étaient destinés à résorber. Prenons la Léonité; comment se passerait-elle de la Superbe, de la Rousseur, de la Crinièrité et de la Pattité griffue ? »2 Introduction Qu'il le veuille ou non, l'historien des mathématiques grecques anciennes doit se confronter aux écrits de Platon et d'Aristote. La raison en est simple : il n'existe pas de traités mathématiques conservés dont la rédaction remonte au-delà des débuts de l'époque hellénistique. Les plus anciens qui nous soient parvenus sont ceux de l'"encyclopédie" mathématique d'Euclide3 et certains des traités ultérieurement regroupés dans le corpus intitulé "Petite astronomie"4 (ceux d'Autolycos de Pitane, d'Aristarque de Samos et … d'Euclide). Il est pourtant indubitable que des activités et des recherches mathématiques originales ont été entreprises au cours de l'époque classique et peut-être même avant. Bien entendu, les théories et résultats consignés dans les premiers ouvrages hellénistiques conservés se rattachent à ces recherches antérieures mais leur modalité de présentation axiomatique — un ensemble de définitions et/ou de principes suivi d'une série de propositions organisée de manière déductive, dépourvue de toute considération métadiscursive — ne permet guère de déterminer précisément cette relation de dépendance. Quoi qu'il en soit, cet état des sources ainsi que le vif intérêt que Platon et Aristote ont porté aux sciences mathématiques rendent très précieux les témoignages qu'ils livrent en ces domaines. Dans cette perspective, le Timée est l'un des dialogues les plus importants. Son rôle dans l'histoire des mathématiques n'est d'ailleurs pas nouveau, car la place qu'il occupait dans l'exégèse des médio-, puis des néo-platoniciens, a maintenu un intérêt, certes limité mais réel, pour les sciences du quadrivium durant toute l'Antiquité et au-delà. L'exposé cosmologique de Platon fait en effet jouer un rôle important aux sciences mathématiques, tout particulièrement 1 Une première version de ce texte a été présentée au cours de la réunion de la Société d'Études Platoniciennes organisée à Nanterre le 10 Mai 2002 par Luc Brisson et Jean-François Pradeau. Je les remercie pour leur invitation ainsi que pour la stimulante discussion qui s'ensuivit. C'est un honneur et un plaisir de m'associer à l'hommage rendu à Luc Brisson par la composition de ce recueil d'études. Dans ses multiples travaux, il a souligné avec force la place considérable que les mathématiques tenaient dans la cosmologie platonicienne. Ceci l'a conduit à dialoguer avec les historiens des mathématiques grecques anciennes. C'est ce dialogue que j'aimerais poursuivre ici. 2 J. L. Borgès, Histoire de l'éternité, trad. R. Caillois et L. Guille, revue par J.-P. Bernès, dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, vol. I, pp. 372-373. 3 Éléments (géométrie, arithmétique); Data, Division des figures (géométrie); Phénomènes (astronomie); Optiques ; Division du canon (harmonique). 4 La sphère en mouvement et les levers et les couchers héliaques d'Autolycos, La grandeur et les distances du soleil et de la lune d'Aristarque, les Phénomènes d'Euclide; l'Anaphoricos d'Hypsiclès; les Sphériques, Les lieux géographiques, les Jours et des nuits de Théodose de Bithynie. hal-00175170, version 1 - 2 Feb 2010 Manuscrit auteur, publié dans "Etudes platoniciennes 2 (2006) 11-78" 2 à la géométrie et à l'astronomie. Nous lui devons de précieuses informations concernant l'étude du Ciel et le plus ancien témoignage conservé sur la théorie géométrique des polyèdres réguliers. Les questions concernant leur évaluation n'ont pas manqué dans les commentaires "modernes", y compris à un niveau philosophique ou historique plus général : quel rôle précisément Platon fait-il jouer aux mathématiques dans sa cosmologie ? Comment les articule-t-il avec ses considérations téléologiques5 ? Quel est exactement son degré d'adhésion à l'égard d'un exposé présenté comme un « eijko;" lovgo" » (discours vraisemblable) confié à un savant de Grande-Grèce, Timée de Locres, souvent qualifié, par la suite, de "pythagoricien"6 ? Comme le dit Luc Brisson7 la question des sources mathématiques du Timée est certainement insoluble, mais il semble qu'elle ait surtout donné lieu à deux attitudes extrêmes. Ainsi J. Kepler, à la suite de certains textes de l'Antiquité tardive, croit que Platon, dans ce dialogue, s'était fait le porte-parole de Pythagore8. Sans aller jusque-là, A. E. Taylor9 considère encore que la plupart des connaissances mathématiques mises en œuvre par Platon, son astronomie notamment, remontaient aux Pythagoriciens de la seconde moitié du Ve siècle. Les importants travaux de Eva Sachs sur la théorie des polyèdres réguliers10 le contraignirent cependant à admettre que Platon, en la matière, tenait aussi compte des résultats récemment acquis (au moment où il rédige le Timée ) par son ami Théétète11. On peut donc penser qu'il y a des distinctions à faire en ces matières. Après tout, Platon utilise également la théorie des médiétés, traditionnellement rapportée aux anciens Pythagoriciens, en particulier à Archytas de Tarente12. Toujours dans le même ordre d'idées, on peut s'interroger sur les sources de l'exposé astronomique du Timée, et là aussi il y eut et il y a encore débat. J'observe que Luc Brisson a opté pour la position contraire, qui me semble tout aussi extrême. Elle a le mérite de faire l'économie d'hypothèses historiques souvent invérifiables, mais la volonté de distinguer au maximum Platon des Pythagoriciens peut conduire à certaines interprétations peu vraisemblables. Nous en verrons un exemple, précisément, à propos de Timée 31b-c. Je n'ai pas l'intention de reprendre toutes ces questions difficiles et controversées. Pour délimiter mon propos, je commencerai par préciser que les sciences mathématiques 5 Cf. par exemple [Brisson, 2000], pp. 302-306. Pour les références complètes des ouvrages cités (ordonnés par auteur(s) et date de publication), cf. la bibliographie en fin d'article. 6 Cf. [Brisson, 2002], p. 34. Précisons cependant qu'Euclide n'attribue rien du tout aux Pythagoriciens. Ce sont les commentateurs, en particulier Proclus de Lycie, qui identifient certaines preuves ou techniques comme "pythagoriciennes" en invoquant parfois l'autorité d'Eudème de Rhodes. 7 Cf. par exemple [Platon/Brisson, 1992], p. 12 ou [Brisson, 2000], n. 1, pp. 295-296. 8 Cf. [Kepler/Segonds, 1993], Ch. II, pp. 68-69 + n. 26, pp. 235-236. 9 Cf. par exemple [Taylor, 1928], p. 11. 10 [Sachs, 1917]. 11 [Taylor, 1928], pp. 101-102. 12 On voit immédiatement l'inconvénient qu'il y a à utiliser une étiquette peu précise comme « ancien Pythagorisme » : elle peut servir à faire référence aussi bien aux très incertaines découvertes que l'on prête à Pythagore, qu'aux travaux d'Archytas, contemporain et ami de Platon. hal-00175170, version 1 - 2 Feb 2010 3 interviennent principalement dans cinq passages du dialogue dont l'extension et la thématique sont décrites dans le tableau ci-dessous avec, on s'en doute, un certain degré d'arbitraire dans le découpage. Les cinq principaux loci mathematici du Timée Extension13 Thématique Connaissances math. impliquées 1 31b5—32 c4 Argument pour établir que 4 constituants physiques simples : Feu, Air, Eau, Terre, sont nécessaires et suffisants pour construire le corps du monde Proportionnalité (ou médiété ?) géométrique; Nombres de moyens entre termes plans ou solides 2 33 b1—34 b3 Sphéricité du corps du monde Propriétés de la sphère 3 35 b4—37 a3 Structure mathématique de l'âme du monde Théorie des médiétés. Rapports numériques associés aux intervalles de la gamme diatonique 4 38 c3—39e2 + 40 a2-d5 Astronomie : astres et temps La première espèce des vivants (Dieux) Exemples de phénomènes astronomiques complexes. Évocation de maquettes célestes Distinction entre étoiles fixes et autres astres. Inclinaison de l'écliptique et composition de mouvements circulaires. Périodes et "anomalies" 5 53 c5—55c6 Les corps des 4 constituants physiques simples Les cinq polyèdres réguliers Sur quatre d'entre eux (2-5) je me contenterai de quelques remarques générales ou à caractère historiographique. Puis j'analyserai le premier locus, en essayant de préciser quel en est le référent mathématique — cela ne va pas entièrement de soi —, et en examinant s'il est ou non pertinent de chercher à le coordonner avec le lieu 5 de manière précise dans la mesure où, dans ces deux passages, Platon discute des quatre constituants physiques simples qui composent le corps du monde. Lui-même fait écho rapidement (en 56 c3-7) à ce qu'il avait dit en 31 b-c, mais Luc Brisson, à la suite de M. Caveing14, va beaucoup plus loin dans la recherche d'une connexion entre les deux passages15. Je crois que cela est vain. J'essaierai d'expliquer en détails pourquoi, dans la mesure où cette problématique permet de rappeler un certain nombre de choses sur les mathématiques grecques anciennes telles qu'elles se développaient à l'époque de Platon. I. Généralités Commençons par quelques truismes. Le Timée contient, entre autres choses, un exposé cosmologique (27d—40d, puis 47e—61c) et, comme on le voit dans le tableau, c'est là que se trouvent nos cinq lieux principaux, même si Platon introduit aussi des explications formulées 13 Qu'il y ait une part d'arbitraire dans le découpage, c'est évident en ce qui concerne les loci mathematici 4 et 5. J'aurais pu diviser le N° 4 en deux. Quant à l'extension (minimale) retenue pour le N° uploads/Litterature/ b-vitrac-les-mathematiques-dans-le-timee-de-platon-le-point-de-vue-d-x27-un-historien-des-sciences-pdf.pdf

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