Cahiers de l’ILSL, N°14, 2003, pp. 339-353 Mikhaïl Bakhtine et le Formalisme ru

Cahiers de l’ILSL, N°14, 2003, pp. 339-353 Mikhaïl Bakhtine et le Formalisme russe : une reconsidération de la théorie du discours romanesque Karine ZBINDEN Université de Sheffield INTRODUCTION Si Bakhtine n’a guère de mots tendres à égard du courant littéraire en opposition duquel il formule sa propre conception de la littérature et du roman dans les années 20 et 30, il est légitime de remettre en question l’imperméabilité de sa propre pensée à toute influence formaliste. En fait, le formalisme russe, plus utile en tant que «bon ennemi» qu’en tant que «mauvais allié» selon le jugement de Pavel Medvedev, entretient une relation autrement plus complexe qu’il n’est coutumier de l’admettre dans les études bakhtiniennes avec la notion de «discours romanesque» que Bakhtine développera dans ses essais sur le roman. Le présent article propose d’explorer cette connexion à l’aide (principalement) de deux textes de Bakhtine : «Le Problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre littéraire» écrit en 1924 et «Du discours romanesque» écrit au dé- but de la décennie suivante.1 Cette approche permettra de confronter cer- taines des critiques que Bakhtine formule à l’égard du formalisme dans les années 20 à ses propres réflexions sur le roman dans les années 30. Il ne s’agira pas de comparer la conception que Bakhtine a du formalisme russe (qui ne rend guère justice à la diversité et à l’évolution du mouvement) aux textes formalistes eux-mêmes mais au contraire de clarifier sa relation avec le formalisme à l’intérieur même de sa pensée.2 Toutefois, la conception du 1 Bakhtine, 1978a (orig. : 1975a) et 1978b (orig. : 1975b). 2 En ceci, mon approche se distingue de celles d’Igor’ Shaitanov et de Galin Tihanov qui ont tous deux exploré la relation de Bakhtine avec le formalisme russe dans leurs articles respectifs : Shaitanov, 1997 (original : Šajtanov, 1996) et 340 Cahiers de l’ILSL, N°14, 2003 roman de Bakhtine repose sur sa définition du discours et il est donc indispensable de faire brièvement référence à certains travaux récents traitant de la question, afin de pouvoir saisir la conception du discours romanesque dans toute sa complexité. 1. CONTEXTUALISATION DE LA THÉORIE DU LANGAGE DE BAKHTINE 1. 1. L’INCONSISTANCE DE LA SOCIALITÉ Bien que les bakhtinistes occidentaux ne s’en soient longtemps pas rendu compte, en partie à cause de la métamorphose du dialogisme en intertextualité inaugurée par Julia Kristeva, la pensée de Bakhtine s’articule autour de la notion de socialité : en d’autres termes, Bakhtine conçoit le langage, le discours, la pensée et la conscience de soi comme étant essen- tiellement sociaux — une socialité qui est à la base du dialogisme, que ce soit aussi bien la nécessité de l’autre dans la formation de l’identité que la relation de l’individu à la société ou de la pensée individuelle à l’idéologie. En soi, ce n’est bien sûr pas une idée très originale, étant donné qu’elle remonte à la conception rousseauiste de l’homme comme essentiellement sociable. Mais le trait distinctif de la notion bakhtinienne de socialité est pour le moins inhabituel : le changement radical et (paradoxalement) subreptice de sa conception de la socialité. En effet, malgré la transformation fondamentale que cette notion subit au début des années 30, Bakhtine semble n’y prêter aucune attention : nulle part, il ne glose le changement de définition. Il passe d’une explication de la socialité omni-présente et toujours déjà-là à l’idée que la socialité consiste en la conjonction des facteurs nécessaires à la naissance du roman. Ce glissement se produit entre une description du langage comme étant toujours déjà social et une investigation théorique des origines du roman ; il semble que la différence de catégorie entre la nature du langage en tant que tel et le genre du roman ait contribué à voiler l’incompatibilité des deux con-ceptions. Néanmoins, paraphrasant Galin Tihanov et, avant lui, Tzvetan Todorov, l’on peut se demander si la question de la naissance du roman peut même se poser, étant donné que Bakhtine soutient que les conditions nécessaires à son apparition, soit la stratification interne du langage, ont toujours été déjà là. Ceci impliquerait en effet que le roman aurait dû naître en toute logique en même temps que le langage. Cette contradiction aurait dû alerter Bakhtine Tihanov, 1998. En français, on lira l’étude de Marc Weinstein explorant les parallèles et divergences entre Jurij Tynjanov et Bakhtine (Weinstein, 1992). K. Zbinden : Bakhtine et le formalisme 341 sur le fait qu’une explication purement linguistique1 de l’émergence du roman était visiblement compromise d’emblée. En bref, dans les essais sur le roman, et en particulier dans «Du discours romanesque», deux modèles incompatibles de la socialité coexistent : le premier modèle considère la socialité synchroniquement, comme un trait constitutif atemporel du langage (soit «toujours déjà-là»), alors que le second modèle présente la socialité du langage diachroniquement, comme le résultat d’un processus historique de différentiation entre langage, pensée et conscience. 1. 2. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES DE BAKHTINE La tendance actuelle de recherche investigant les différentes influences philosophiques de Bakhtine a mis en lumière une explication possible à ce glissement épistémologique : Bakhtine s’est éloigné de la conception du monde phénoménologique caractéristique du livre sur Dostoïevskii dans sa version de 1929 et s’est rapproché du cadre de pensée néo-hégélien qui cul- minera dans l’histoire culturelle du Rabelais.2 Bien qu’aucun document à ce jour ne témoigne du moment exact de son changement d’approche, la transition est bien visible dans «Du discours romanesque», en particulier dans le glissement de la notion de socialité qui en atteste de manière symp- tomatique. Si le présent article n’investigue pas en détail cette conversion philosophique, c’est qu’elle fait l’objet de nombreux travaux. Néanmoins, l’on peut affirmer sans craindre de controverse que l’ouvrage d’Ernst Cassirer sur les formes symboliques a joué un rôle d’importance dans le changement d’approche de Bakhtine.3 1 J’emploie ici «linguistique» dans un sens large du terme, étant donné que la linguistique de Bakhtine a été plutôt impressionniste, du moins jusqu’aux années 50, ce qui n’a pas empêché ses travaux d’exercer une attirance certaine sur les linguistes. 2 Il est utile de noter que la première édition du Dostoïevski (Problemy tvorčestva Dostoevskogo (Leningrad : Priboj, 1929)) n’existe pas en traduction française. Par contre, il existe une traduction anglaise de l’article que Bakhtine a consacré à son travail de remaniement du livre pour sa seconde édition (Bakhtine, 1997; publication originale : Baxtin, 1977, republié : Baxtin, 1979a; Bakhtine, 1982, publication originale : Baxtin, 1965). 3 La transition philosophique de Bakhtine est abordée notamment par Craig Brandist dans son introduction aux travaux de Cercle Bakhtine (Brandist, 2002), voir en particulier p. 105–109. 342 Cahiers de l’ILSL, N°14, 2003 2. LE DISCOURS ROMANESQUE ET L’HÉTÉROLOGIE [RAZNOREČIE] Dans le courant des années trente, Bakhtine poursuit et développe son travail sur le genre romanesque et s’intéresse au langage dans le cadre de son investigation du genre romanesque. Ainsi, dans ses essais sur le ro- man, Bakhtin expose sa vision du langage, en particulier les concepts de raznojazyčie et raznorečie. Raznojazyčie désigne l’hétérogénéité des langues naturelles, tandis que raznorečie désigne la stratification interne d’un langage donné.1 Bakhtine ne s’embarrasse pas d’exemples concrets pour démontrer cette stratification interne qu’il appelle raznorečie, et poursuit son essai en affirmant que l’interaction dialogique du discours est le signe distinctif du roman en tant que genre. Il est vrai qu’il utilise cette affirmation dans le but de poser une fois pour toutes la supériorité de la prose par rapport à la poésie : Mais, répétons-le, pour la plupart des genres poétiques l’unité du système du langage, l’unité (et l’unicité) de l’individualité linguistique et verbale du poète, sont le postulat indispensable du style poétique. Le roman, au contraire, non seulement n’exige pas ces conditions, mais le postulat de la véritable prose ro- manesque, c’est la stratification interne du langage, la diversité des langages sociaux [raznorečivost’] et la divergence des voix individuelles qui y résonnent. (Du discours romanesque, p. 90, Slovo v romane, p. 78) Même si Bakhtine prend grand soin de ne pas associer des langages différents pour la poésie et le roman (contrairement aux Formalistes qui opposent un langage de tous les jours dédié à la communication à un langage autotélique, ayant pour seul but d’être artistique), il n’en demeure pas moins une question délicate : si l’on considère que le langage est stratifié intérieurement par essence et interanimé dialogiquement, comment la poésie peut-elle être débarrassée de toute trace de dialogisme ? Bakhtine ne discute cette question nulle part et semble même oublieux de la contradiction à la base de sa définition de la poésie. Cet argument paraît motivé essentiellement par la polémique qu’il engage au début des années 20 contre le Formalisme russe avec «Le Problème du contenu, du matériau et de la forme…». Mais avant de considérer plus en détail ses arguments contre le Formalisme russe tels qu’il les expose dans cet article et la manière dont il a ou n’a pas surmonté les défauts du Formalisme qu’il 1 La traduction de ces termes est un sujet des plus épineux : la terminologie française uploads/Litterature/ bahtin-et-le-formalisme-russe-pdf 1 .pdf

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