BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE DE LA FORME ARCHITECTONIQUE AUX FORMES COMPOSI
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE DE LA FORME ARCHITECTONIQUE AUX FORMES COMPOSITIONNELLES Bénédicte VAUTHIER « L’histoire littéraire et esthétique ont cou- tume de partir des manifestations rétrécies et appauvries du rire dans la littérature des trois derniers siècles.» Mikhaïl Bakhtine 1 D ’AUCUNS n’auront sûrement pas manqué d’être étonnés par le titre retenu pour cet article. Un bref coup d’œil sur la très abondante bibliographie citée par les spécialistes de l’ironie – et de la parodie – pour- rait même, semble-t-il, démentir la pertinence du propos… À moins, bien sûr, que le lecteur n’ait à l’esprit les travaux de Linda Hutcheon sur la parodie – et l’ironie. Non par esprit de chapelle linguistique, mais pour des raisons liées aux très grands écarts qui existent entre les différentes récep- tions nationales de l’œuvre de Bakhtine, c’est de manière délibérée que nous ne reviendrons pas sur ces travaux, pas plus que sur ceux de D. C. Muecke, W. C. Booth, etc. De manière générale, nous nous en tien- drons à un corpus européen, avant tout de langue française et espagnole, et à des auteurs (O. Ducrot, D. Sangsue) qui se sont explicitement revendi- qués de Bakhtine. Pour de simples commodités d’expression, et sans qu’il faille donc préjuger du sens que nous donnerons par la suite à l’ironie et à la parodie,nous commencerons par emboîter le pas des spécialistes pour par- ler tour à tour de… ces « tropes », de ces « figures de pensée », de ces « gen- res » ? Étant donné que notre réflexion résulte d’une tentative « infructueuse » d’appliquer à l’analyse d’un roman espagnol2 des analyses de l’ironie de caractère littéraire ou linguistique, nous repartirons de 1 M.BAKHTINE,L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. A. Robel (Paris, Gallimard, coll « Tel », 1998), p. 470. 2 B. VAUTHIER, Arte de escribir e ironía en la obra narrativa de Miguel de Unamuno (Salamanca, Universidad de Salamanca, 2004). celles-ci, pour en pointer les limites, d’une part ; pour montrer en quoi elles sont difficilement compatibles avec le projet de « stylistique de la création verbale »3 de Bakhtine,d’autre part.Ce sont les premières investi- gations de Pierre Schoentjes4 pour le domaine francophone et plus encore de Pere Ballart5 pour le domaine hispanique qui vont nous servir de guide dans l’examen de cette problématique. Par-delà la diversité d’ensemble et de détail de leurs travaux, Schoen- tjes et Ballart ont offert des analyses concrètes d’œuvres littéraires qu’ils jugeaient ironiques, en les faisant précéder d’une réflexion théorique sur le sujet. Si c’est la Recherche de Proust qui a constitué le fil directeur du pre- mier travail de Schoentjes, ce sont trois « genres » littéraires (nouvelle, théâtre, poésie) de trois célèbres écrivains espagnols (Cervantès, Valle- Inclán, Gil de Biedma) qui devaient permettre à Ballart de mettre à l’é- preuve son « minimum ironique ». Outre le fait que ces analyses sont aussi toutes deux fruit d’une thèse de doctorat, Schoentjes et Ballart s’accordent à faire de la conception romantique de l’ironie le fleuron d’une histoire commencée avec Socrate et poursuivie par les rhéteurs romains. Les cho- ses ne surprendront guère les littéraires. Et pourtant, le paradoxe est de taille, car la préséance accordée aux romantiques se fait en passant outre à la dimension philosophique que l’ironie avait chez eux. De plus, cet engouement semble avoir fait fi des révisions du romantisme que l’on doit à Lacoue-Labarthe et Nancy, Todorov, Schaeffer, etc. Mais ne brûlons pas les étapes et avant d’en venir là, examinons les motifs qui auraient pu pousser nos deux critiques à sous-estimer la dimension philosophique de leur sujet d’étude6. 138 TEXTE 3 Nous désignons par là l’ensemble du projet littéraire et métalinguistique de Bakhtine et de son Cercle. L’idée de « stylistique » permet tout à la fois d’éviter la confusion avec le titre du second recueil de fragments de Bakhtine (Esthétique de la création ver- bale [Paris,Gallimard,1984]) et de rapprocher sa démarche de celle de Léo Spitzer. 4 Fin 2001, Pierre Schoentjes a publié une Poétique de l’ironie (Paris, Seuil, coll. « Points »,2001) annoncée depuis longtemps dans ses travaux antérieurs.Celle-ci est très certainement venue combler une lacune dans la critique de langue française. Dans le cadre de notre thèse,nous avions néanmoins privilégié le premier ouvrage de l’auteur, Recherche de l’ironie et ironie de la Recherche (Gent, Rijksuniversiteit Gent, 1993) dont les enseignements étaient bien plus susceptibles d’apporter un jour nou- veau à la compréhension d’un auteur qui ne jouissait pas plus que Proust de la réputa- tion d’être ironique. 5 P. BALLART, Eironea. La figuración irónica en el discurso literario moderno (Barcelona, Quaderns Crema, 1994). 6 C’est peut-être Philippe Hamon qui a le plus ouvertement manifesté ses réserves à l’égard du traitement philosophique de l ’ironie. Réserves qui se transforment même en suspicion et s’étendent à d’autres disciplines (psychanalyse, linguistique, socio- L’adhésion sans réserves à la conception romantique de l’ironie, doublée de la mise entre parenthèse de la dimension philosophique du mouvement, a beaucoup moins pour surprendre chez Schoentjes que chez Ballart. En effet, alors que le dernier a très systématiquement passé en revue les approches philosophiques de l’ironie (Schopenhauer, Kierke- gaard, Bergson, Lukács, De Man, etc.), le premier a fait montre d’un cer- tain scepticisme à leur encontre. Cette attitude trouve tout d’abord à s’illustrer dans le discrédit qui est jeté sur L’Ironie de Jankélévitch, ouvrage « capital pour la compréhension de l’ironie », nous dit Schoentjes, avant d’ajouter que « l’ironie est pour l’auteur un concept abstrait qu’il remplit bril- lamment, mais pour ainsi dire À SA GUISE »7. Sa méfiance à l’égard de l’ap- port des philosophes trouve aussi à se refléter dans le peu de cas qui est fait de l’acception socratique du mot « ironie », ravalée à sa dimension étymo- logique et abandonnée au profit des deux autres sens du terme (figure de style et ironie du sort) qui correspondent aux acceptions contemporaines du mot8. Finalement, et pour en revenir aux romantiques allemands, cette attitude se manifeste dans le peu d’attention que Schoentjes reconnaît avoir accordé aux études des « savants allemand qui, en raison de leur point d’approche spécifique, philosophique ou littéraire, étaient souvent en désaccord sur la portée précise de la notion »9. Raison suffisante pour que l’auteur se détourne de ces interprétations, puisque, somme toute, c’étaient les « considérations esthétiques et littéraires essentiellement théoriques »10 qui découlent de l’ironie qui étaient au centre de ses préoccupations. Le privilège accordé par Ballart à la seule dimension esthétique de l’ironie romantique est non moins radical que celui de Schoentjes, mais beaucoup plus inattendu chez celui qui a très clairement dégagé la dimen- sion philosophique – ontologique – du romantisme allemand. Selon le cri- tique catalan, la MAGNITUD DEL PROYECTO ROMÁNTICO de importes estéticos tan altos que aún hoy siguen vigentes de manera implícita en el fondo de muchos de nuestros criterios en materia artística SÓLO PUEDE ENTENDERSE POR REFERENCIA A LA BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 139 logie, etc.) dans L’Ironie littéraire: essai sur les formes de l’écriture oblique (Paris, Hachette, 1996). Un essai dont la lecture dément difficilement que le propos de Hamon n’ait pas été celui, nié, « d’une volonté quelque peu corporativiste de “récupérer” pour les littéraires, un objet d’étude qui leur paraît parfois avoir été confisqué par d’autres disciplines » (p. 5). 7 P. SCHOENTJES, op. cit., p. 19. 8 Ibid., pp. 20 et svtes. 9 Ibid., p. 87. 10 Ibid., p. 89. SACUDIDA FILOSÓFICA QUE CONMUEVE LA ESCENA OCCIDENTAL COIN- CIDIENDO CON EL FINAL DEL SIGLO ILUSTRADO.11 Préférant centrer ses analyses sur l’héritage esthétique des romanti- ques, Ballart n’a pas creusé le sens de cette secousse philosophique, qui aurait dû le mettre sur la voie du sujet idéaliste issu du renversement radi- cal du criticisme kantien opéré au sein de l’idéalisme allemand12. Rien d’étonnant, dès lors, qu’il justifie son intérêt pour l’esthétique dans des ter- mes fort similaires à ceux de Schoentjes : « Menciono con esencial insistencia el componente estético de la cuestión porque es en el dominio de la obra artística dondeelnuevo concepto deironíahabíadealcanzarsu máspleno sentido » 13. En son temps déjà, Bakhtine dénonça cette prétention à vouloir « édi- fier un système de jugements scientifiques sur tel art donné, dans le cas présent sur l’art littéraire, indépendamment des problèmes de l’essence de l’art en général »14. Par ces mots, il s’en prenait aux formalistes russes auxquels il reprochait de faire l’économie des relations que l’esthétique entretient avec la philosophie, d’une part ; avec les autres champs de la connaissance et du savoir, d’autre part. La similarité des points de départ entre les critiques permet aisément de comprendre que les conclusions que tire Ballart après Schoentjes se dis- tinguent à peine de celles tirées par leurs ancêtres formalistes et structura- listes, héritiers, eux aussi, des romantiques allemands. Et Schoentjes et Ballart ont donc bien raison de faire valoir leurs droits de succession sur la définition de l’ironie romantique. Mais à les lire, tout laisse penser, qu’ils ont uploads/Litterature/ bakhtine-theoricien-de-l-ironie-de-la-f.pdf
Documents similaires










-
51
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 01, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3139MB