Texto ! juillet 2008, vol. XVIII, n° 3 1 SÉMANTIQUE, RHÉTORIQUE ET COMPLEXITÉ A
Texto ! juillet 2008, vol. XVIII, n° 3 1 SÉMANTIQUE, RHÉTORIQUE ET COMPLEXITÉ Attelage (zeugme), hypallages sémique et lexicale, chiasmes Michel BALLABRIGA CPST (LARA) / Université de Toulouse Le Mirail “Dès que l'image cesse de conduire vers l'absence de ce qu'elle circonscrit, elle devient une idole” François Vaucluse, L'amitié des peintres SOMMAIRE 1. Attelage (zeugme) 2. Double hypallage sémique? 3. Hypallages lexicales 4. Hypallage et chiasme 5. Hypallage et métonymie 6. Réflexions d'allure épistémologique Cette contribution, ainsi que d'autres travaux antérieurs, a comme champ d'exploration (objet) la reconsidération, du point de vue de la sémantique textuelle interprétative, de certaines figures de rhétorique (attelage, hypallage, chiasme principalement) qui n'ont peut-être pas bénéficié de la même attention qui a été réservée à d'autres figures plus privilégiées (métaphore, métonymie notamment) et d'en proposer une description unifiée appuyée sur une méthodologie qui suscite des prolongements épistémologiques. Un objectif encore lointain serait d'œuvrer à une rhétorique comparée, laquelle appartient à la sémantique générale. C'est dire aussi le sérieux que l'on accorde à cet art vénérable - la rhétorique - dont le rôle, dans la perspective d'une problématique rhétorique-herméneutique, ne saurait être cantonné à une ornementation d'un sens déjà là. Des hypothèses qui appartiennent au niveau épistémologique, et qu'il faut expliciter et détailler, président à mes développements descriptifs et aux quelques propositions théoriques et méthodologiques. Ces questions encore fort programmatiques seront présentées dans le dernier point de cet article. N.B. Les exemples convoqués ne sont pas originaux mais la visée essentielle de cet article est de proposer une réflexion, de type épistémologique, qui espère renouveler la perception et le statut de certaines figures de rhétorique dans un cadre problématique plus large – celui de la complexité et de la tension – que je tenterai d'expliciter à la fin de ce travail. Texto ! juillet 2008, vol. XVIII, n° 3 2 1. Attelage (zeugme) Concernant les figures enregistrées sous les dénominations de zeugme (TLFI : 1380 zeume chez Roques et 1754 zeugma dans l'Encyclopédie) ou attelage (TLFI : datation non clairement discernable, mais on peut probalement la faire remonter au 18ème siècle), la rapide recension que j'ai effectuée (cf. bibliographie) - et je ne tiens pas compte ici, même si c'est intéressant, des définitions proprement syntaxiques de ces figures – fait apparaître deux sous-ensembles d'exemples que j'illustrerai par les exemples suivants repris des ouvrages consultés : a) “des cadeaux qui meublent une chambre et la conversation” (Proust) b) “ On croirait voir deux femelles grises, habillées de loques et de découragement” (exemple de zeugme donné p. 355 du Dictionnaire Encyclopédique des sciences du langage d'O. Ducrot et T. Todorov – cet exemple n'est pas référencé et mes recherches d'attribution n'ont pas abouti à ce jour) c) “Vêtu de probité candide et de lin blanc” (Hugo, 1859, Légende des Siècles) Je ne cherche pas, pour le moment, à discuter si on affaire à des zeugmes ou à des attelages - et d'ailleurs les dénominations, sur les exemples, ne font pas l'unanimité - ni à distinguer ces deux figures dont les définitions sont bien vagues: il s'agit ici de décrire certains phénomènes en rapport avec ce qui a été dit sur la syllepse et l'antanaclase (cf. bibliographie). On s'en tiendra pour l'instant à la clarté et à la clairvoyance de Morier pour qui le zeugme est “une figure de grammaire dans laquelle le mot sous-entendu n'est pas conforme au terme exprimé. Ainsi défini, le zeugme peut affecter le genre, le nombre, la syntaxe des compléments ou des propositions” (p. 1249, op. cit. in bibliographie : “La foudre est mon canon, les Destins mes soldats”, Corneille, L'Illusion comique, II, 2, cité comme exemple de zeugme de nombre par Morier ). Je ne m'occupe pas de cette figure de grammaire. Ce qui me retient est le trope que l'auteur nomme attelage et définit (p. 126-127, ibid.) : “figure de rhétorique, également nommée, mais par abus, zeugma; elle consiste : 1) à compléter l'un des termes d'une locution par un second terme qui en rompt le caractère stéréotypé et renouvelle l'expression” - l'auteur donne l'exemple “Tambour et gifles battantes” 2) à coordonner deux termes dont l'un est abstrait et l'autre concret” L'auteur cite l'exemple de Hugo donné plus haut (ainsi que, toujours de Hugo, “Parlent encore de vous en remuant la cendre/De leur foyer et de leur coeur”), un exemple de Michelet (“Les Bénédictins avaient défriché la terre et l'esprit des Barbares”) mais aussi, notamment, un exemple de Lamartine présentant les monuments de la foi (“Ces larges murs pétris de siècles et de foi ”), et de Valéry (“Je n'attendais pas moins de mes riches déserts/Qu'un tel enfantement de fureur et de tresse”). On remarquera que les exemples cités s'ils présentent bien toujours deux termes coordonnés et dépendant d'un régissant en amont ne sont pas constitués sémantiquement de la même manière : les exemples de Hugo et de Michelet présentent deux termes coordonnés, l'un abstrait et l'autre concret, mais dont l'un (le concret en l'occurrence) est compatible sémantiquement avec le régissant, mais pas l'autre ; dans l'exemple de Valéry, on peut voir l'abstrait dans “fureur” et le concret dans “tresse”, mais la compatibilité de l'un ou l'autre complément avec le régissant “enfantement” n'est pas évidente, même si la compatibilité de “fureur” semble plus plausible que celle de “tresse” (en voyant bien que “enfantement” prend alors une valeur tropologique...) ; avec l'exemple de Lamartine, il est difficile de démêler concret et abstrait dans “siècles” et “foi”, sauf à indexer, ce qui est tout à fait probable, “siècles” sur le /temporel/ vs /spirituel/ de “foi”; mais surtout aucun de ces compléments ne s'accorde avec le régissant “pétris” auquel ne s'accorde pas non plus le déterminé “ces larges murs”; nul doute, toutefois, que l'association produit son effet, que les termes s'opposent dans un énoncé où les afférences sont complexes. Avec la finesse qui le caractérise souvent, Morier dit “considérer l'attelage comme une résolution de l'antithèse ontologique (...). La figure qui correspond à cette double tendance à l'abstrait et au concret, la figure qui rétablit l'équilibre, c'est l'attelage” (ibid. je souligne). Mais Morier note également que “le sublime et le grotesque sont aussi les bornes d'une antithèse ontologique (...). Le burlesque a besoin de l'attelage” et il fournit notamment les exemples tirés de Diderot (“[le neveu de Rameau] est doué (...) d'une chaleur d'imagination Texto ! juillet 2008, vol. XVIII, n° 3 3 singulière et d'une vigueur de poumons peu commune”) et de Proust (... “de ces cadeaux qui meublent une chambre et la conversation” ce dernier exemple se rapprochant, cf. plus bas, de “tambour et gifles battantes”). Dans ces deux exemples, réputés ressortir au burlesque, les compléments relèvent de l'abstrait et du concret, mais aucun n'est incompatible avec le régissant; l'effet est imputable à l'association mais avec des perceptions différentes, puisque “doué” va conserver massivement son sens avec chacun des compléments ce qui n'est pas le cas de “meubler”. J'en conclurai provisoirement qu'une typologie précise, sur des bases contextuelles syntaxiques et sémantiques rigoureuses, est nécessaire. Chez les auteurs des ouvrages consultés (cf. bibliographie), l'attention se focalise sur la valeur des termes coordonnés (réunion ou coordination de l'abstrait et du concret) et la figure serait dans cette coordination bizarre. Mais ces termes coordonnés sont en position de compléments et dépendent d'un régissant : ceci me paraît définitoire de la figure en plus de la coordination ; l'attention se déplace donc sur le terme régissant et commun. De fait, la figure serait dans l'ensemble régissant et régis (soit la structure générale : régissant + régi 1 et régi 2)[1]. Pour les types b) et c)[2] il n'y a qu'un des régis qui s'accorde sémantiquement avec le régissant et c'est le cas de la grande majorité des exemples procurés (réunion de la condition d'accueil et du problème interprétatif : mise sur le même plan syntaxique et discohésion sémantique)[3] Donc l'incongruité principale demeure si l'on supprime le complément compatible (“habillées de découragement” et “Vêtu de probité candide”) ; au contraire de ce qui se passe pour l'exemple a) comme on le verra, le problème premier n'est pas vraiment dans l'association des compléments, mais cette association fait sens aussi. On a donc un cas particulier (remarquable) d'impertinence (allotopie) : si on supprime le complément compatible, la tradition parlera de sens figuré sur “habillées” et vêtu”, si on le garde elle parlera de cumul de sens propre et figuré sur les régissants (cf. syllepse). On peut contester l'idée qu'il y ait un double sens sur le régissant et produire un traitement analogue à celui mis en oeuvre, par l'afférence contextuelle (sur condition d'accueil), sur “ensevelir” et “sucer” dans Phèdre [4]. Il n'y a certes pas de structure comparative ou coordinative dans ces exemples, mais nous avons à chaque fois la structure “avec x” qui contient un complément compatible avec le verbe : ce n'est pas sans rappeler les figures dont on s'occupe. Dans ces deux exemples de Phèdre, nous avons une afférence unilatérale : la structure V + ACC est probablement très contraignante pour cette orientation unique dans ce sens. [1] uploads/Litterature/ ballabriga-semantique-hypallages 1 .pdf
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- Publié le Sep 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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